L’histoire de Cheikh Ahmadou Bamba telle que relatée par les archives nationales

Né vers 1855, Cheikh Ahmadou Bamba (de son vrai nom Ahmed Ben Mohamed Ben Abib Allah mais communément appelé Khadime Rassoul), appartient à une famille religieuse dans le Baol, à M’Backé, le village fondé par son arrière-grand-père vers 1772. Cheikh Ahmadou Bamba apparaît sur la scène politico-religieuse en 1886, à un moment très particulier. À cette date, il fonde non loin de M’Backé un village : Touba, siège de son enseignement coranique confrérique. Le Mouridisme est né. Étymologiquement il vient de « Al Mouride » ou plus simplement « Mourite » qui signifie « aspirant » ou « postulant » en wolof, c’est-à-dire « disciple » dans le vocabulaire religieux (Talibé). Cheikh Ahmadou, khalife général des Mourides, est alors connu sous le titre de « Serigne Touba » – invocation qui orne aujourd’hui les taxis-brousse des sociétés de transports mourides.
En 1886, Cheikh Ahmadou Bamba est lié à des chefs traditionnels au premier rang desquels Lat Dior, le grand adversaire politique et militaire de la colonisation française depuis près d’un quart de siècle. Or, ce dernier, vaincu par les Français, décède en octobre 1886. Et plusieurs membres éminents parmi sa famille, ses dignitaires et ses partisans rallient la confrérie de Cheikh Ahmadou Bamba entre 1886 et 1895. Le trait d’union « identitaire » anticolonial d’origine est ainsi tracée – à tort ou à raison – entre Lat Dior et Cheikh Ahmadou Bamba. Il constitue l’une des sources de l’ancrage populaire et « national » mouride au Sénégal.

Dès la fin des années 1880, l’influence croissante de Cheikh Ahmadou Bamba inquiète l’administration coloniale… et attise les jalousies de certains chefs traditionnels du Baol qui craignent que leur autorité ne se trouve remise en cause. En 1888, un premier rapport est adressé par l’administrateur colonial Leclerc à la direction des Affaires politique du Sénégal sur les agissements présumés de chef mouride. La surveillance se resserre autour de lui. Après une première politique d’apaisement menée par le gouverneur Clément Thomas à la fin des années 1880, l’administration coloniale procède au début des années 1890 à une politique de neutralisation de Serigne Touba. En effet, le Baol est un sujet d’inquiétudes pour une administration coloniale qui peine à s’y imposer militairement et politiquement : à la suite d’une guerre de succession entre chefs traditionnels, le nouveau souverain Tanaroub Gogne (1890-1895) s’affiche comme un très proche de Cheikh Ahmadou Bamba. Touba ne cesse de croître et de voir affluer des Talibés. De plus, des relations se nouent entre Cheikh Ahmadou Bamba et Saer-Sati, ancien élève du père d’Ahmadou Bamba et adversaire déclaré des Français installé à Bas-Ferlo (à mi-chemin entre le fleuve Sénégal et le fleuve Gambie). L’administration coloniale redoute que le Mouridisme ne serve de trait d’union à la lutte anticoloniale et que n’en naisse une alliance politique.

À la faveur de plaintes de marabouts et chefs traditionnels jaloux du succès mouride, et prétextant des troubles à l’ordre public, l’administration coloniale ordonne la dispersion des Talibé de Touba et des cheikhs intronisés par Ahmadou Bamba. Après plusieurs mesures restrictives prises contre Cheikh Ahmadou Bamba, il est arrêté le 10 août 1895 à 14 h. Le 5 septembre suivant, il est présenté devant le Conseil privé de l’AOF, qui prononce sa déportation pour le Gabon, véritable « prison tropicale » où il reste 7 ans. La tradition mouride décline le chiffre sacré plus avant, précisant qu’il reste 7 ans, 7 mois et 7 jours. Loin de neutraliser Cheikh Ahmadou Bamba, cet exil renforce sa sainteté. La captivité gabonaise se transforme aux yeux de ses fidèles en épreuve mystique qui lui confère une aura supplémentaire. Son retour triomphal en 1902 en témoigne. Le Mouridisme, durant ces 7 années, n’a cessé de se propager à travers le Sénégal depuis le cercle de Baol (cercles de Baol, de Cayor, de Louga et du Sine-Saloum jusqu’aux frontières de celui de Thiès). Carte de la zone d’habitat et d’influence Mouride, d’après la carte établie par Oumar Ba « Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927) »

Face à cette situation, le pouvoir colonial l’exile à nouveau dès 1903, mais doit trouver un compromis moins « sévère » que le Gabon : Cheikh Ahmadou Bamba est envoyé en Mauritanie, à Guet el Ma, auprès de Cheikh Sidia – considéré comme un de ses pères spirituels. Il y reste de 1903 à 1907. À cette date, l’administration coloniale autorise son retour au Sénégal, mais pas dans son fief : il est installé à Thiéenne. Mais là encore, ses Talibés viennent jusqu’à lui. Finalement, le 13 janvier 1912, des milliers de Talibés viennent acclamer son retour à Diourbel aux cris de « Dieu est revenu », qui ont attiré de la bouche de Cheikh Ahmadou Bamba la réponse suivante devenue célèbre : « Je ne suis qu’un humble serviteur de Dieu et du Prophète et maudits soient ceux qui ne me prendront pas pour tel. »
Le pouvoir colonial, convaincu qu’il représente une potentielle menace politique dans le contexte des irrédentismes régionaux, aboutit sa politique de neutralisation qui se solde par son exil au Gabon. Oumar Ba insiste sur la non-violence du Mouridisme, malentendu fondamental sur lequel se fonde la politique coloniale en pleine phase d’installation de l’administration d’AOF (créée en 1895). Au contraire, le Mouridisme prône les valeurs de foi, travail et discipline comme voies de libération de ses Talibés.

L’administration coloniale se méprend sur Ahmadou Bamba. Et ce, tout au long de sa vie, ainsi qu’en témoigne la note du gouvernement colonial du Sénégal sur le décès de Cheikh Ahmadou Bamba, survenu le 19 juillet 1927. Pris de court par le rapatriement du corps à Touba, ainsi que l’avait demandé Cheikh Ahmadou Bamba, l’administration coloniale conclut, de manière toute aussi erronée, les effets de la mort d’Ahmadou Bamba : « Différentes mesures avaient été envisagées pour empêcher toute répercussion de la mort de ce marabout sur ses prosélytes fanatisés et régler sa succession. […] Avec [la mort d’] Amadou (sic) Bamba, vénéré comme un vrai prophète, s’atténuent très notablement les possibilités politiques de la secte mouride. » Par cette leçon de critique des sources historiques, l’administration coloniale, obnubilée par le maintien de l’Ordre colonial, n’aura pas compris le phénomène mouride pour ce qu’il est réellement.

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