Sadiya Gueye : «Macky Sall est sur le point de supprimer 500 000 emplois»

Présidente de l’Association des couturiers et créateurs associés du Sénégal depuis que Diouma Dieng Diakhaté lui a transmis le flambeau avant son entrée en matière politique en 2012, Sadiya Guèye prêche la cause de l’artisanat local et s’inquiète, au nom de ses pairs, de l’implantation imminente d’une fabrique textile chinoise à Diamniadio qui risque, de son point de vue, de déséquilibrer des pans entiers du tissu économique national en menaçant la survie de centaines de milliers d’emplois. Entretien.

 

L’Association des couturiers et créateurs associés du Sénégal, dont vous êtes la présidente, s’insurge contre la mise en service imminente d’une fabrique textile chinoise à Diamniadio. Quelles sont les raisons pour lesquelles vous contestez cette démarche ?

Contester… oui. On peut le dire de cette manière. Car l’implantation de cette usine au Sénégal fait peser uncertain nombre de menaces sur toute une corporation. On ne sait pas du tout quelles sont les dispositions contractuelles qui lui seront applicables, et c’est ce qui inquiète les tailleurs. Ce n’est pas uniquement du fait de l’implantation de cette usine que nous nous mobilisons, mais c’est surtout lié à un certain nombre de problèmes que nous rencontrons ici avec les Chinois. Donc les gens ont raison d’avoir peur.

À quel genre de problèmes faites-vous allusion ?

Nous n’arrêtons pas de ressasser les problèmes rencontrés. Les Chinois maintenant copient tout ce que nous faisons. Les brodeuses sont pratiquement toutes au chômage parce qu’ils ont inondé le marché de copies bas de gamme, qui sont préfabriquées, à tel point que la garniture et les ornements des vêtements ne sont plus en vraie broderie. Il est certes vrai que nous sommes dans le secteur privé, mais je pense que les États sont là pour accompagner les privés. Car c’est le rayonnement du secteur privé national qui développe un pays. Si l’Etat implante une telle usine il faudrait que les acteurs concernés puissent avoir désinformations fiables pour savoir à quoi s’en tenir. Moi-même je ne peux pas vous dire ce qu’il en est, pourtant je ne suis pas en mésentente avec le ministre de la Formation professionnelle, de l’apprentissage et de l’artisanat. On s’est parlé, mais il n’explique pas aux gens. Ils disent qu’ils ont beaucoup fait pour la formation professionnelle des artisans, mais j’ai toujours dit que ce n’est pas une formation adéquate. Car nous portons des projets similaires à ce que les Chinois comptent faire au Sénégal, mais les répondants ne suivent pas. Ils prennent trop nos projets à la légère. C’est quand même dommage, mais on aurait aimé savoir les tenants et les aboutissants. Car on nous dit que 90% de la production chinoise réalisée au Sénégal sera consacrée à l’export. Mais qu’en sera-t-il des 10% restants, qui risquent d’asphyxier notre production ?

Avez-vous repris langue avec les autorités concernées, notamment le ministre en charge de l’Artisanat, celui de la Culture ou encore la présidence de la République pour être édifiée ?

Je suis en rapport avec beaucoup de ministères. Je suis en rapport avec le ministère de la Culture, mais chaque secteur a un ministère de tutelle. Et nous, en tant que secteur artisanal, sommes directement sous tutelle du ministre de la Formation professionnelle, de l’apprentissage et de l’artisanat. Nous sommes de la Culture aussi en tant que créateurs parce qu’il  s’agit d’art visuel. On a eu à faire une grande rencontre avec plus de 3000délégués présidée par le ministre de la Formation professionnelle avec le ministre d’État Mbaye Ndiaye à qui nous avons fait part de nos préoccupations ; mais il n’y a pas de suite. Il faut savoir l’importance que nous avons dans l’économie de ce pays. A titre d’exemple, si vous passez une journée au marché Hlm vous verrez des Ghanéennes, des Nigérianes, des Maliennes acheté de grandes quantités de nos vêtements pour les revendre. Tout ce que nous gagnons reste dans ce pays. Il y a énormément de problèmes dans le secteur. Pour tisser ce pagne-là (elle désigne une de ses créations) je suis obligée d’aller au Burkina pour trouver le tissu et c’est une honte. Parfois je suis obligée d’aller à Fez alors que nous avions le meilleur coton. C’est un problème assez profond qui se répercute sur les prix, car on achète tout à l’extérieur. Même les aiguilles à main sont importées. Pourtant nos créations sont copiées dans les pays dans la sous-région. Même si les Maliens ont de beaux « thioub », si la couture est bienfaite c’est souvent parce que les Sénégalais y ont apposé leur empreinte.

N’est-ce pas aux couturiers sénégalais de s’adapter pour faire face ?

Il faut accompagner les gens, les écouter et leur parler. Si on ne contrôle pas la production de cette usine chinoise, elle va tuer les couturiers locaux. Personnellement je n’ai pas peur. Je n’ai pas le droit de parler de moi car j’ai un certain vécu dans ce secteur, mais je suis avec des jeunes qui sont très nombreux, des centaines de milliers qui risquent d’être sacrifiés. Il faut réfléchir. Quand l’État veut créer5000 emplois et en tuer 500.000 il y a un problème de taille. Donc, qu’est-ce que cela coûte d’expliquer clairement aux gens ce qu’il en est ? De conclure des accords avec eux pour protéger l’artisanat local ? Dans tous les pays qui ont émergé, dans les pays développés, des mesures sont prises pour protéger le secteur privé national. Ils ne laissent pas n’importe quoi inonder leur marché intérieur. Le ministre de la Formation professionnelle adopte un certain mutisme sur la question, mais est-il le seul concerné ? Car le secteur du Commerce entre également en jeu. Donc c’est au chef de l’État d’édifier notre lanterne puisque personne ne peut nous dire réellement ce qu’il en est. Le4 avril, les gens allaient faire des choses incroyables pour manifester leur mécontentement lors du défilé de la fête de l’Indépendance. Notre antenne à Louga a brandi des brassards rouges lors du défilé, comme peuvent en témoigner les autorités locales. Et les artisans qui ont défilé à Dakar devant le chef de l’État étaient prêts à en faire de même, mais nous avons su les dissuader in extrémis pour ne pas que les choses atteignent certaines proportions. Il faut que les gens arrêtent de manifester pour un oui pour un non, mais il arrive un moment où on peut comprendre qu’ils soient à bout, notamment lorsqu’il n’y a pas de réponse claire à leurs préoccupations. De plus l’État semble préférer s’adresser à des comités que la corporation ne reconnaît plus et qui n’ont pas le plus grand nombre derrière eux.

Que pourraient apporter des mesures protectionnistes à l’artisanat local ?

Nul ne peut vaquer à ses activités sans porter de vêtement. Donc c’est un levier qui pourrait amplement contribuer à renforcer le tissu économique national. Le président a besoin de donner du travail aux jeunes, c’est une de ses promesses fortes. Raison pour laquelle il a donné son onction à l’implantation de cette usine. Pourtant, nous avons porté des projets similaires que nous souhaitions implanter au pôle industriel de Diamniadio, mais il n’y a pas de répondant. On ne sait pas à quel saint se vouer. Nous sommes mis devant le fait accompli, et l’artisanat sénégalais subit, depuis plusieurs années, la montée en puissance des emprises chinoises ; d’où nos craintes légitimes. Nous avons toujours plaidé en faveur de l’implantation de petites unités de production textile au Sénégal, des fabriques sur toute l’étendue du territoire comme au Maroc. Ce pays a su faire émerger ses artisans en protégeant ses petites unités de production. Et il est inimaginable qu’une usine chinoise s’y installe pour y faire concurrence à l’industrie du cuir. C’est verrouillé. Il faudrait que l’on nous dise exactement ce qui lie l’État à cette usine chinoise : quel sera le sort réservé à sa production et quel pourrait être son impact sur nos couturiers et notre balance commerciale ? Les gens ont de la créativité mais il leur manque des moyens pour faire des vêtements finis. J’ai porté les plus chers vêtements de ce monde, j’ai été chez les plus grands couturiers en France, aux États-Unis, au Japon, en Allemagne au Japon… Certains vêtements sont inspirés de chez nous et j’ai entière conscience de l’impact qu’une industrie textile et de la mode forte peut avoir sur notre économie.

Vous semblez avoir épuisé un certain nombre de voies de recours. Comment entrevoyez-vous la suite ?

Ce n’est pas une question de voies de recours. Nous sommes des travailleurs, nous sommes à l’écoute. Si le président de la République est prêt à créer 3000 à5000 emplois pour en tuer 500.000 à lui de décider. Les gens vont peut-être se tourner vers l’émigration clandestine, je n’en sais rien. Tout ce monde qui s’active dans l’informel est très remonté, d’aucuns brandissent leurs cartes d’électeur…

Vous envisagez donc un vote sanction de la corporation contre Macky Sall ?

La réflexion est en cours et d’aucuns ont émis ce souhait lors de réunions antérieures. D’aucuns plaident en faveur de manifestations sur la voie publique pour faire entendre ce cri du cœur, mais moi j’ai toujours plaidé en faveur d’une solution apaisée. On ne peut pas faire de grève car nous sommes nos propres employeurs… Le gouvernement doit prendre compte de l’importance de ce secteur. Le ministre de la Formation professionnelle, de l’apprentissage et de l’artisanat sait que les couturiers et créateurs du Sénégal représentent les deux tiers du secteur artisanal ; d’où l’intérêt de prêter une oreille attentive à ce secteur. Contrairement aux enseignants, on laisse défiler les tailleurs partout au Sénégal lors du défilé du 4 avril et ils étaient prêts à taper très fort pour se faire entendre par l’État comme cela a été le cas à Louga. Les incompréhensions sont profondes…

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