PHENOMENOLOGIE DES MOUVEMENTS DE MASSE : LES EVENEMENTS DE MARS ET JUIN 2023 A LA LUMIERE D’HANNAH ARENDT REVISITEE (Par Mamadou Thiam et Amadou Thierno Diop)

Proposer Hannah Arendt⃰ à la relecture des intellectuels, universitaires et autres politiques porteurs d’opinions peut paraître anachronique, outre-méditerranée. Évoquer Arendt et « Les origines du totalitarisme » pour comprendre la série de transformations successives, appréhender les mécanismes qui ont engendré les délitements progressifs qui ont fait mars 2021 au Sénégal ; et précipité les événements à partir du 1ier juin 2023, paraît tout aussi hasardeux tant ce qui adressait la Shoah en 1951 peut sembler éloigné et déconnecté de bouleversements advenus quelque part en Afrique de l’ouest en 2023.

Sous nos tropiques, les liens de causalité ont depuis longtemps disparu sous la poussière du Fake des manipulations …

A ne plus comprendre si la décomposition du champ social et politique soit partie de Sweet Beauty, ou si le processus est plus ancien, plus pernicieux et insidieux que le carnet rose des liaisons dangereuses entre la masseuse Adji Sarr et le leader du Pastef OusmaneSonko,

Dès lors, il importe de se demander si l’éventualité du 3ème mandat serait la seule et suffisante raison de toute cette « ingénierie de la subversion » de cette entreprise de haine et de pillage. Avant de questionner la proportionnalité des moyens légaux déployés pour contrecarrer les soulèvements à travers le pays et la problématique sécuritaire en général. Pourtant, passées toute temporalité et toute linéarité, – discriminants phénoménologiques d’une approche comparative – ;passée la distinction entre régime et mouvement totalitaire – deux étapes ,deux états d’une même réalité dynamique – ; resteront, irréductibles, « l’homme de masse augmenté des RS » et le « click fédérateur » des porteurs d’un « idéal fragmenté » , foncièrement « antisystème » parce qu’isolés des partis politiques classiques, réfractaires à tout cadre structuré, à toute obédience sociale ou religieuse, à toute appartenance assumée autre qu’à ….la « Cause-Chose », ce fameux « Projet » abstrait car indéfini et que rien ne semble agréger d’autre que la détermination de raser la République au Molotov, d’instaurer le chaos et, après l’apocalypse, un « Nouvel Ordre X » indéterminé; un « New Age » sans « Aube Prochaine »… manifestement.

Appeler à une relecture d’Arendt est une invite faite aux intellectuels pour leur rappeler que leur véritable mission est moins de prendre part ou partie dans une situation conflictuelle opposant des fils et filles du Sénégal. La valeur ajoutée de leur réflexion serait plutôt à chercher dans la compréhension des causes profondes de cette déchirure – c’en est bien une -, de la société sénégalaise afin de préconiser de vraies solutions. Autrement dit, notre entendement du rôle de l’intellectuel dans une situation de crise est dans une approche non clivante,non partisane sans flagellation aucune et dont la seule finalité est de dénicher, comme Césaire  » ces cordes où accrocher le destin ».

Définitivement, Il nous appartient d’accepter ce qui arrive comme l’aboutissement de la somme de contradictions irréductibles et restées irrésolues depuis les indépendances. Nous aurions rempli notre part de responsabilité si nous réussissons, après avoir circonscrit la nature des menaces et leurs manifestations, à redéfinir le sens et les enjeux de pérennité de la République ; à retrouver « l’Essentiel sénégalais », car c’est de l’avenir de la Nation qu’il s’agit. Ce qui revint d’abord à barrer la route a ce qui ressemble fort bien à ce que Arendt décrit comme un mouvement totalitariste qui menace les fondements de notre République.

GENESE ET AFFIRMATION DES MOUVEMENTS TOTALITAIRES

« Les mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un appétit d’organisation politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun, elles n’ont pas cette logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis, limités et accessibles (…)  

Ce qui caractérisa l’essor du mouvement nazi en Allemagne et des mouvements communistes en Europe, après 1930, c’est qu’ils recrutèrent leurs adhérents dans cette masse de gens apparemment indifférents auxquels tous les autres partis avaient renoncé (…) Le résultat fut que la majorité de leurs adhérents étaient des gens qui n’avaient jamais paru sur la scène politique auparavant. Cela permit d’introduire des méthodes de propagande politique entièrement nouvelles, et aussi de rester indifférents aux arguments des opposants politiques ; ces mouvements ne se plaçaient pas seulement en dehors du système des partis dans son ensemble et contre lui, ils trouvaient une clientèle qui n’avait jamais été touchée, jamais « gâtée » par le système des partis. Par conséquent ils n’eurent pas besoin de réfuter les arguments qu’on leur opposait, et préférèrent systématiquement des méthodes qui conduisaient à la mort aux tentatives de persuasion, qui impliquaient la terreur plutôt que la conviction. Ils prétendaient que les désaccords proviennent toujours de sources profondes, naturelles, sociales ou psychologiques, qui échappent au contrôle de l’individu, donc à celui de la raison. 

IDES LEADERS CHARISMATIQUES ET DE LENDOCTRINEMENT DE MASSE

« On a souvent souligné que les mouvements totalitaires usent et abusent des libertés démocratiques pour les abolir. Il ne s’agit pas là simplement d’habileté diabolique de la part des leaders ni de stupidité puérile de la part des masses […] Les leaders totalitaires modernes ne diffèrent guère, par leur Psychologie et leur mentalité, des meneurs de foules précédents […]Pourtant, les mouvements totalitaires peuvent à juste titre prétendre qu’ils furent les premiers partis réellement antibourgeois; aucun de leurs prédécesseurs du xix° siècle (…) ne réussit jamais à embrigader leurs membres au point de leur faire perdre toute exigence et ambition individuelles, aucun d’eux n’avait jamais envisagé qu’une organisation puisse réussir à détruire l’identité individuelle de façon permanente, et pas seulement le temps de l’action collective et héroïque […]Peu importait, pour la naissance de cette terrifiante solidarité négative, sous quelle forme étaient haïs le statu quo et les puissances établies (…)

Himmler, qui connaissait si bien la mentalité de ceux qu’il organisait, (les) décrivit en disant qu’il ne s’intéressait pas aux « problèmes quotidiens » mais seulement « aux questions idéologiques qui importeront pour des décennies et des siècles si bien que l’homme […] sait qu’il travaille à une grande tâche comme il n’en apparaît que tous les deux mille ans ». Cette gigantesque massification d’individus produisit une mentalité qui, tel Cécile Rhodes quelque quarante ans auparavant, « pensait en continents et sentait en siècles ». 

DE L’HOMME DE MASSE ET DU COLLECTIF DEMAGOGUE

« Toute une littérature sur le comportement de masse et la psychologie de masse avait éclairé et popularisé l’idée, si familière aux anciens, de l’affinité entre démocratie et dictature, entre gouvernement de la populace et tyrannie. Ces auteurs avaient préparé certains intellectuels occidentaux, dont la conscience politique était développée, à l’apparition de démagogues, à la crédulité, à la superstition et à la brutalité […] Il apparut bientôt que les gens hautement cultivés étaient particulièrement attirés par les mouvements de masse, et que, en général, un individualisme extrêmement raffiné et sophistiqué n’empêchait pas, mais en fait encourageait quelquefois l’abandon de soi dans la masse auquel préparaient les mouvements de masse. Ce fait évident, en vertu duquel l’individualisation et la culture n’empêchent pas la naissance de phénomènes de masse, était si imprévu qu’on en a souvent rendu responsables le caractère morbide ou le nihilisme de l’intelligentsia moderne, une haine de soi qui serait typique des intellectuels, ou encore l’antagonisme entre l’esprit et l’élan vital, « l’hostilité de l’esprit à la vie ». 

DE L’IDEAL FRAGMENTEE A LA LOYAUTE AVEUGLE 

« La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. Ces masses provenaient de la société de classes de l’État-nation, criblée de fissures que cimentait le sentiment nationaliste : il est naturel que, dans leur désarroi initial, elles aient penché vers un nationalisme particulièrement violent, auquel les leaders des masses ont cédé contre leur propre instinct et leurs propres objectifs, pour des raisons purement démagogiques […] Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur caractéristique la plus apparente est leur exigence d’une loyauté totale, illimitée, inconditionnelle et inaltérable, de la part de l’individu qui en est membre. Cette exigence est formulée par les leaders des mouvements totalitaires avant même qu’ils ne prennent le pouvoir […] La loyauté totale n’est possible que lorsque la fidélité est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellementnaître certains revirements ».  

DE L’ABSENCE DE PROGRAMME AU PROJET ATOMISE

« Les mouvements totalitaires, chacun à sa façon, ont fait de leur mieux pour se débarrasser des programmes qui spécifiaient un contenu et qu’ils avaient hérités de phases antérieures non totalitaires de leur développement. Quelle que soit la forme radicale sous laquelle ils s’expriment, tous les objectifs politiques précis qui ne se contentent pas d’affirmer et de circonscrire le droit à la domination mondiale, tous les programmes politiques qui traitent de points plus spécifiques que « les questions idéologiques qui importent pour des siècles » font obstacle au totalitarisme […] La connaissance la plus parfaite du marxisme et du léninisme ne servait nullement de guide en matière de conduite politique – au contraire, on ne pouvait suivre la ligne du parti qu’en répétant le matin ce que Staline avait annoncé la veille au soir -, et la conséquence naturelle en fut le même état d’esprit, la même obéissance compacte et imperméable au moindre effort pour comprendre ce qu’on faisait, qu’exprimait l’ingénieux mot d’ordre inventé par Himmler pour ses SS: « Mon honneur est ma loyauté ».

CE TERORISME « SEXY » QUI ATTIRE DES INTELLECTUELS

« L’activisme prononcé des mouvements totalitaires, qui leur faisait préférer le terrorisme à toute autre forme d’activité politique, attirait autant l’élite intellectuelle que la populace, précisément parce que ce terrorisme différait radicalement de celui des groupes révolutionnaires précédents. On n’avait plus affaire à une politique délibérée, qui considérait les actes terroristes comme le seul moyen d’éliminer certaines personnalités de premier plan, devenues, à cause de leur politique ou de leur position, le symbole de l’oppression. Ce qui était si séduisant, c’est que le terrorisme était devenu une sorte de philosophie exprimant la frustration, le ressentiment et la haine aveugle, une sorte d’expressionnisme politique qui s’exprimait à travers les bombes, qui observait avec délice la publicité donnée à ses actions d’éclat et qui était entièrement prêt à payer de sa vie pour contraindre la société normale à reconnaître son existence. C’est ce même esprit, ce même jeu, qui poussèrent Goebbels, longtemps avant la défaite finale de l’Allemagne nazie, à annoncer avec un plaisir évident qu’en cas de défaite, les nazis sauraient claquer la porte derrière eux et laisser un souvenir pendant des siècles […] L’élite était heureuse chaque fois que la pègre réussissait par la terreur à se faire admettre sur un pied d’égalité par la société respectable ».

LA SOLUTION FINALE : LE CHAOS ET LA LIQUIDATION DE L’ELITE

« (…) Des mensonges énormes, des contre-vérités monstrueuses, peuvent en fin de compte être posées comme des faits incontestables, l’homme peut être libre de changer de passer à volonté, et la différence entre la vérité et le mensonge peut cesser d’être objective et devenir une simple affaire de puissance et d’astuce, de pression et de répétition infinie. La fascination naissait non de l’habileté de Staline et de Hitler dans l’art du mensonge, mais du fait qu’ils étaient capables d’organiser les masses en une idée collective qui soutenait leurs mensonges avec une impressionnante magnificence. Des trucages purs et simples du point de vue de la science semblaient recevoir la sanction de l’histoire elle-même lorsque toute la réalité en marche des mouvements les soutenait et prétendait tirer d’euxl’inspiration nécessaire à l’action ». « La création artificielle de conditions de guerre civile, qui permet aux nazis de parvenir au pouvoir par le chantage, a plus que l’avantage évident de fomenter des troubles. Pour le mouvement, la violence organisée est le plus efficace des nouveaux murs protecteurs qui entourent son univers fictif (…) ». « Le succès ou l’échec, dans des circonstances totalitaires, est dans une très large mesure une question d’opinion publique organisées et terrorisée ». 

Plumes Debout pour la République 

Ouvrage de référence : Hannah Les Origines du Totalitarisme, 1948, Reed. Gallimard, 2022, 1607 page

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici