À bâtons rompus et sans langue de bois, Kabirou Mbodje revient dans cet entretien accordé à La Tribune Afrique sur la genèse de Wari, son expansion fulgurante et ses relations parfois tendues avec les banques et les opérateurs télécoms.
LA TRIBUNE AFRIQUE – Pouvez-vous nous parler de la genèse de Wari ?
KABIROU MBODJE – Wari a été créée en 2008 sur la base de convictions fortes et d’un constat précis des dynamiques sur le continent. La culture économique africaine marquée par un esprit d’entrepreneuriat très fort et l’absence souvent de réseaux physiques organisés pour faciliter les échanges économiques constituaient un socle porteur pour développer un écosystème digital puissant et performant, utile à tous et à fort effet de levier pour les populations. Wari a été sur ce positionnement dès sa fondation : créer un environnement organisé et un réseau dématérialisé pour faciliter les transactions du quotidien, standardisées, rapides et sécurisées. Paiements de toutes sortes, recharge de crédit téléphonique, versement de pension, bourse ou salaire… les solutions développées par la plateforme Wari le permettent ! Wari est en fait une sorte de colonne vertébrale transactionnelle.
Quelle est votre stratégie actuelle ?
En étant un agrégateur de solutions polyvalentes, nous sommes en fait un acteur de premier plan de l’ubérisation des économies africaines et un accélérateur de l’inclusion financière. Nous voulons poursuivre dans cette voie avec une autre conviction très forte : le digital permet d’opérer des sauts technologiques, de combler l’absence ou la déficience des réseaux physiques et de connecter l’Afrique au reste du monde. Le digital, c’est du service de proximité et à moindre coût.
Les opérateurs fintech sont en train de transformer le continent en donnant accès à une multitude de services jusqu’alors inaccessibles. Wari pousse la logique et se veut une synthèse avec une plateforme « agnostique » et ouverte sur laquelle l’ensemble des acteurs intervenant sur une transaction peuvent se greffer : commerçants, clients, entreprises, particuliers, banques, opérateurs télécoms…
Quelles relations entretenez-vous avec les banques et les opérateurs télécoms ?
Nous sommes fondamentalement des partenaires mais aussi des concurrents ! Mais je suis convaincu que le modèle Wari est générateur de richesses partagées. Il faut raisonner en écosystème. Que chacun fasse son métier j’allais dire et je suis certain que ce sont les usagers qui en tireront parti : les fintech apportent des solutions de transactions, les opérateurs télécoms fournissent de la connectivité, les banques développent des services financiers. C’est d’ailleurs pour cette raison que Wari est en processus d’acquisition de la banque SIAB implantée au Togo et filiale de la holding Libyan Foreign Bank. Nous avons obtenu l’approbation de la Banque centrale libyenne. Cette acquisition est à présent soumise l’approbation des autorités togolaises et de la Commission bancaire de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).
Avec des accords de distribution ou des agréments obtenus auprès des Banques centrales, comme cela vient d’être le cas en Sierra Leone, notre ambition est en fait de créer une communauté Wari pour que chacun puisse s’épanouir. Je prends souvent l’exemple du boulanger qui, pour bien travailler, a besoin d’un bon minotier et d’un bon cultivateur, acceptant tous de créer de la valeur ensemble, chacun sur son segment.
Le rachat de Tigo a-t-il pour objectif d’avoir plus de marges de manœuvre par rapport aux opérateurs télécoms ?
Cette acquisition est logique et naturelle, même si c’est la première fois qu’un opérateur fintech rachète un télécom. Jusqu’à présent, c’était plutôt l’inverse !
Tigo apporte de la connectivité et donc un effet synergétique évident avec la plateforme Wari. Le binôme « Wari plus Tigo », ce sont des solutions digitales, un maillage territorial et de la proximité géographique. Je suis convaincu que ce modèle va faire la différence. Une banque ne peut opérer qu’avec ses clients, un opérateur télécom est limité par sa licence. Wari est un maillon central. J’ajoute un élément qui m’est cher. Que cette transaction se fasse au Sénégal traduit le dynamisme du secteur dans mon pays. Le patriotisme économique et l’ambition africaine sont également des valeurs importantes pour moi. Le soutien du président de la République, son Excellence Macky Sall, qui a déclaré que ce « rachat par un Sénégalais était un signal fort pour le secteur privé », constitue pour moi un formidable encouragement.
Quel est votre commentaire par rapport au rappel à l’ordre de la BCEAO à destination de Orange Money quant aux transferts d’argent vers l’étranger ?
Cette décision traduit la nécessité de réguler ces nouveaux flux digitalisés. La position des Banques centrales est normale. Elles sont dans leur rôle lorsqu’elles veulent contrôler les mouvements financiers car à défaut nous pouvons être sûr de la création monétaire artificielle source de déséquilibres. Il convient à présent de mettre tous les acteurs autour de la table pour élaborer un modèle qui à la fois régule les flux financiers et qui permette aux solutions digitales de s’épanouir, car le développement de l’Afrique en dépend.
La mise en place d’un régulateur continental dans le domaine des fintech constitue-t-elle une nécessité ?
Cela doit être l’objectif. L’Afrique a besoin d’une organisation continentale pour harmoniser et standardiser les transactions et assurer un meilleur échange des informations économiques.
À l’aune du saut de grenouille technologique en cours sur le continent, peut-on s’attendre sans être trop optimiste à ce que l’Afrique soit une source d’innovation à rayonnement mondial en matière de fintech dans les prochaines années ?
J’en suis convaincu. L’Afrique va apporter le modèle économique et numérique de demain. Son dynamisme économique, sa capacité à élaborer de nouveaux services et l’absence d’inerties structurelles sont autant d’atouts. En fait, l’Afrique saute les étapes intermédiaires : nous l’avons vu avec la téléphonie, nous sommes en train de le vivre avec le digital. L’Afrique a tout pour réussir : un marché porteur, des ressources humaines de qualité, des capitaux en abondance, des ingénieurs de plus en plus bien formés… L’Afrique peut être fière de ce qu’elle est. Elle peut donc construire son avenir en leader.