Alioune Tine à Macky : «C’est totalement dépasse de s’enfermer seul dans son bureau et de dire voila ce qui est bien pour le peuple»

Fondateur d’Afrikajom Center, Alioune Tine est un observateur très averti de la scène politico-sociale. Dans cet entretien, l’ancien directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest assène ses vérités sur les réformes annoncées par le chef de l’Etat. Il dénonce «la manière brutale, cavalière et peu concertée avec laquelle l’annonce de la suppression du poste de Premier ministre a été faite aux Sénégalais».

Quelle analyse faites-vous des réformes annoncées par le Président Macky Sall et qui devraient être avalisées par l’Assemblée nationale ?

Il faut prendre toute la mesure de ce moment historique et crucial dans lequel s’inscrivent ces réformes. Le Président détient par-devers lui la possibilité de réformer profondément ce pays et de le remettre sur les rails de la modernité. L’injonction du peuple sénégalais au Président c’est : «Président Macky, connais ton temps, connais ton moment et connais ton instant». Le Président Macky Sall doit prendre une conscience aigüe qu’il est désormais un homme en situation dans le sens sartrien du terme. Et que le moment historique qu’il traverse doit être négocié avec succès et que l’échec lui est totalement interdit, car cette transition démocratique n’importe pas uniquement pour le Sénégal et pour toute l’Afrique de l’Ouest. Les signaux venant de la majorité des pays de l’Afrique de l’Ouest ne sont guère rassurants et incitent de plus en plus à la vigilance. Quant au débat sur la nature du régime présidentiel ou présidentialiste, cela peut avoir de l’intérêt pour les scientifiques ou les constitutionnalistes, mais dans les faits, le Premier ministre n’a aucun pouvoir depuis les départs de Moustapha Niasse et Idrissa Seck de la Primature. Depuis, le Premier ministre fonctionne comme Directeur de Cabinet du chef de l’Etat. Et dans la réalité, depuis le règne du Président Abdoulaye Wade, le chef de l’Etat a toujours été au-devant de la scène politique sur toutes les décisions. Avec le Président Macky Sall, cela n’a pas changé. Il faut également rappeler que lorsque Mimi Touré a été nommée Premier ministre, les éléments proches du président de la République avaient demandé la suppression de ce poste. Ça vient d’être acté.

Concrètement, que vous inspire la suppression du poste de Premier ministre ?

Supprimer le poste de Premier ministre revient tout simplement à s’adapter à une situation de fait. Le problème va rester toujours entier, tant que le président de la République va demeurer chef de parti, tant que les réformes constitutionnelles fortes ne créent un équilibre entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, et tant qu’on n’aura pas une presse libre et des journalistes totalement émancipés des pouvoirs d’argent. Concernant les réformes, les reproches qu’on peut faire au chef de l’Etat, c’est la manière brutale, cavalière et peu concertée avec laquelle l’annonce de la suppression du poste de Premier ministre a été faite aux Sénégalais.

Est-ce que ce n’est pas contrevenir à la volonté du peuple qui avait adopté la Constitution avec un package de changements ?

Votre question est très bonne. Si l’horizon et le sens des réformes institutionnelles ne sont pas réfléchis, on bute toujours sur ce genre d’incohérence où l’on a l’impression d’avoir omis quelque chose qu’il faut rattraper. Et c’est ça aussi l’inconvénient de penser toujours seul, en vase clos. Il faut toujours donner une place exceptionnelle et importante aux réformes institutionnelles et toujours faire appel à une réflexion collective impliquant tous les acteurs intéressés. Aujourd’hui, la nouvelle donne démocratique, c’est une articulation harmonieuse entre démocratie représentative et démocratie participative. Ce à quoi nous avons assisté avec la réforme portant suppression du poste de Premier ministre, c’est la manière à la fois solitaire et confidentielle qui prend totalement le contrepied d’une conception actuelle et moderne de la démocratie. C’est totalement dépassé de s’enfermer seul dans son bureau et de dire voilà ce qui est bien pour le peuple. Même si la décision est juste et bonne, elle peut être rejetée, parce qu’elle n’est pas suffisamment partagée ou suffisamment comprise. D’où les bienfaits d’une démocratie délibérative avec un débat démocratique permettant de prendre la substantifique moelle et de l’appliquer sans craindre de se tromper lourdement. Le grand problème que nous avons avec la relation au pouvoir en Afrique, avec son excessive personnalisation, avec sa mise en scène, son «idolatrisation», c’est que ça rend accro comme la drogue. Si les gens ne prennent pas suffisamment de distance avec, ça met dans une situation de dépendance qui explique bien les raisons pour lesquelles certains veulent être Président à vie et d’autres veulent rester le plus longtemps au pouvoir en violation de la règle immuable de limitation des mandats. Donc, la réflexion sur les réformes ne doit pas porter uniquement sur le mode de dévolution du pouvoir, sur les procédures, sur la durée… mais aussi comment démystifier, banaliser, maîtriser le Dieu-pouvoir ou l’idole-pouvoir afin de permettre aux chefs d’Etat de recouvrer leur dimension humaine, ce qui les rend sympathique.

A vous entendre parler, la réflexion doit être beaucoup plus profonde ?

On ne peut jamais avancer sans une réflexion profonde, collective sur le sens à donner à notre horizon commun et nous disposons actuellement d’une base : les conclusions et recommandations des Assises nationales, les recommandations de la Commission nationale de réforme des institutions. Nous avons une réactualisation de l’ensemble de ces textes par le Think Tank Afrikajom Center, mais en même temps, notre récit sur la démocratie sénégalaise depuis le XIXe siècle, surtout fondamentalement à partir du code consensuel de 1991 et qui s’est achevé en 2000 avec l’alternance.

Force est de constater les difficultés que nous avons à obtenir les consensus forts sur les réformes institutionnelles, sur les questions électorales depuis l’avènement des régimes libéraux. D’abord en 2007, les résultats de l’élection présidentielle n’étaient pas reconnus par une partie de l’opposition. Ensuite en 2011, une réforme constitutionnelle unilatérale a été tranchée par la rue avec les événements du 23 juin. Je passe bien entendu sous silence les dissensus et contestations de la Présidentielle de 2019. C’est pourquoi nous disons que le moment que nous vivons actuellement est le moment de Macky Sall. Moment où il doit laisser à la postérité une trace indélébile de son passage marqué du sceau du renforcement et de la stabilisation des acquis démocratiques, des acquis en matière d’Etat de droit et des droits humains. C’est le moment pour lui d’appliquer deux formules les plus heureuses et les plus belles qu’il ait énoncées en 2012 : «la patrie avant le parti» et «la gouvernance sobre et vertueuse». C’est le moment de mettre en œuvre ces valeurs et ces idéaux très largement partagés par les Sénégalais. Et vraiment, tout le monde doit l’encourager pour qu’il atteigne enfin ces idéaux.

Sur des réformes majeures qui touchent au fonctionnement de l’Etat, le Président a la propension de ne consulter personne. Quel crédit accorder donc à son appel au dialogue ?

En réalité, le président de la République est mieux placé pour répondre à cette question. Il faut quand même rappeler que la démocratie, c’est le dialogue, c’est le logos, la raison démocratique, la consultation, la palabre. Ça commence d’abord par la représentation nationale, le Parlement. Mais comme on le sait aujourd’hui, la démocratie représentative est en panne partout, partout elle dysfonctionne parce que réduite à une chambre d’enregistrement des désidératas de l’exécutif. D’où l’intérêt d’articuler la démocratie représentative à la démocratie participative qui donne beaucoup plus de légitimité aux décisions prises par les autorités publiques. Macky Sall est un Président jeune, intelligent, travailleur, maintenant il lui faut du courage pour engager rapidement avec ses concitoyens, le dialogue nécessaire pour moderniser le Sénégal. Pour le moment, j’ai une position de principe concernant le dialogue politique. C’est d’encourager tous les acteurs, société civile, pouvoir, opposition, à y aller. Et donc, jusqu’à preuve du contraire, je donne du crédit à l’appel au dialogue lancé par le Président et j’en appelle à tous les acteurs politiques et de la société civile à y répondre.

ALIOUNE TINE SUR L’APPEL AU DIALOGUE DU CHEF DE L’ETAT :  «C’EST AU POUVOIR DE DONNER LES GAGES DE RESTAURATION DE LA CONFIANCE»

Ne craignez-vous pas que cette attitude que les opposants assimilent à de la dictature ne soit à l’origine de situations dangereuses pour la stabilité du pays ?

Vous savez, on est sorti de cette élection avec un long silence de l’opposition politique qui est un silence de sidération à la suite du coup KO, et depuis lors le seul horizon qu’on guette aujourd’hui et qu’on scrute, c’est le dialogue politique comme sortie de crise, comme moyen de régulation d’une violence contenue, comme moyen également de réconciliation des Sénégalais avec leurs institutions, leurs autorités et avec la politique tout court, mais aussi comme la catharsis politique attendue de tous. Aujourd’hui, il faut créer le contexte idéal pour un dialogue consensuel, inclusif et réussi sur toute la ligne. De mon point de vue, c’est au pouvoir de donner les gages de restauration de la confiance d’abord en libérant Khalifa Sall et en mettant un terme à l’exil de Karim Wade, de manière à ce que tous les leaders politiques puissent participer au dialogue. Il faut un programme, des termes de référence et un chronogramme et donner des garanties pour que les conclusions et recommandations adoptées de façon consensuelle soient appliquées. Afrikajom Center a beaucoup travaillé sur cette question avec les partis politiques, la société civile et les organes de régulation de l’Etat et est disposé à mettre les résultats à la disposition de tous, y compris les pouvoirs publics et le Chef de l’Etat. Je pense que pour un observateur averti de la situation dans la sous-région, qui voit les dictatures et les tyrannies tomber comme des feuilles mortes, parce qu’on a augmenté le prix du pain, certains pays de la sous-région qui se débattent dans des conflits armés, asymétriques et très complexes, et qui de plus en plus évoluent vers des conflits inter ethniques particulièrement meurtriers, nous avons intérêt à nous dire que, nous aussi, nous ne sommes pas à l’abri, et que la meilleure prévention, c’est de voir comment évaluer et prévenir notre propre vulnérabilité politique, économique, sociale, sécuritaire et environnementale.

Au vu de la situation politique actuelle marquée par un dialogue de sourds entre pouvoir et opposition, la tradition démocratique du Sénégal louée partout dans le monde n’est-elle pas écornée ?

Il est évident qu’aujourd’hui, nous nous posons tous des questions par rapport aux performances démocratiques du Sénégal, avec le dialogue de sourds entre opposition et pouvoir, des processus électoraux contestés et un Président non reconnu par certains membres de l’opposition. Tout cela nous interpelle et appelle de notre part une réflexion collective pour trouver des solutions dans la durée de nos entropies et dysfonctionnements démocratiques.

Comment expliquez-vous la baisse de régime du mouvement citoyen ?

De 1990 à 2012, on a eu un mouvement citoyen très fort, avec une presse indépendante et influente sur la vie publique, des partis politiques avec des démarcations assez claires sur le plan idéologique, les réseaux sociaux n’avaient pas la force qu’ils ont aujourd’hui. Tout cela a favorisé une remontée démocratique avec des organisations de la société civile, des mouvements citoyens et une presse dynamiques, fortes dont les actions combinées ont abouti aux événements du 23 juin 2012 qui marquent une espèce d’apothéose de la démocratie sénégalaise. Le pouvoir qui a suivi a bien tiré toutes les leçons de ces évènements et c’est cela qui explique la baisse de régime des mouvements sociaux dont tout le monde se plaint. Mais il ne faut pas sous-estimer les capacités de résilience du peuple sénégalais. Les mouvements politiques et sociaux se font souvent en dents de scie. Certaines révolutions s’accompagnent d’Assemblées constituantes qui renforcent les idéaux pour lesquels les gens se sont battus tandis que d’autres révolutions peuvent être détournées de leur sens, récupérées et aller totalement à contre-courant. Il suffit de comparer le printemps arabe en Tunisie et en Egypte. Tout cela pour dire que les contextes politique, historique, culturel et les enjeux ne sont pas les mêmes partout.

La gouvernance économique du Sénégal est à l’épreuve de l’exploitation du pétrole et du gaz. Est-ce que ce n’est pas le moment pour que la société civile soit renforcée pour veiller davantage au grain ?

La société civile a fait un travail énorme sur la question. Si aujourd’hui les contrats sont signés et rendus publics, c’est grâce au travail de la société civile. Si aujourd’hui l’ITIE existe au Sénégal, c’est aussi grâce au travail de la société civile. La société civile continue à rester vigilante pour dire et répéter que les ressources peuvent connaitre une gestion vertueuse qui profite aux populations ou une gestion maudite qui devient un véritable enfer pour tous.

Quand on regarde ce qui se passe dans les pays africains qui disposent de ressources stratégiques énormes, de pétrole, de gaz, ce sont souvent des pays qui sont en proie à des conflits meurtriers du fait d’une gestion catastrophique contestée qui divise et polarise les acteurs et ouvre des brèches et des failles dans lesquelles s’engouffrent des acteurs qui estiment que leur sécurité nationale dépend de vos ressources ou simplement les djihadistes qui ne guettent que ces occasions pour attaquer.

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