Témoignages du journal français « La République » du 10 Mars 1934 décrivant un voyage à Diourbel et Touba (un entretien avec le premier Khalife des mourides, Cheikh Mouhamadou Moustapha).

LES MOURIDES ET LEUR VATICAN DE TÔLES

Parmi les hommes du Nouveau monde africain, comptez les Mourides.

Ils forment une secte musulmane très moderne, qui opère une colonisation à la foi morale et agraire, non seulement dans le Cayor, autour de Diourbel, le foyer natal, mais jusque dans le Sine-Saloum, à Kaolack.

Elle pousse en Casamance, en Gambie, en Guinée, au Soudan et en Côte d’ivoire des commerçants prosélytes.

Par l’idée quelle se fait de l’agriculture et du commerce, et des buts du travail humain, cette nouvelle route de l’Islam prend une grande importance sociale.

Mosquées de ciment armé…

C’est à Diourbel que s’élève la grande mosquée des Mourides.

C’est comme une pièce montée de confiserie qui jaillit du sable.

Et l’aridité du paysage, la médiocrité des baraques et des cases voisines font mieux ressortir la splendeur des coupoles bleues et des minarets effilés.

Mais c’est à Touba que réside le grand Serigne Mamadou Moustapha M’Backé.

Et c’est à Touba que les Mourides construisent, à coups de prestations volontaires et dons en argent, dans « la liberté des enfants du Seigneur », une mosquée en ciment armé qui dépassera en force et en beauté celle de Diourbel.

De Diourbel à Touba. la route est vivante. Ce ne sont que bourricots et chameaux, piétons et cavaliers.

Quelle escale, florissante en pleine crise, y a-t-il donc là-bas ? N’ai-je pas entendu dire que Touba était un lieu sans boutiques, sans traitants ? Ce n’est pas vers un marché que va le monde de la route; c’est vers la demeure du Maître des Mourides.

La nouvelle mosquée en construction n’est encore qu’à l’état de plate-forme et de piliers naissants, d’où s’échappent les fils de fer du ciment armé. De frénétiques travailleurs viennent parfois en troupe porter leur pierre à l’œuvre. Dans un coin, une baraque de tôle. C’est le tombeau d’Amadou Bamba, le fondateur. Sous la tôle, de riches tapis. Un pèlerinage est déjà organisé.

… Et Vatican de tôle

En face, au-dessus d’un creux de sable, se dresse un Vatican de sable et de tôle.

Plusieurs cours nues, pleines de sable, dans leurs clôtures de tôle.

Quelques arbres. Quelques hommes. Vous entrez souvent dans une baraque pour passer d’une cour à l’autre.

Enfin, vous arrivez à une maisonnette de bois, couverte de tuiles, qui ressemble à ces maisons démontables des régions libérées dans les chantiers d’après la guerre. qu’elle parait calme ! Le dallage est propre. Les cloisons sans tableaux sont sobres. Des livres sur une table Une chaise-longue, une lampe à pétrole, un petit mobilier européen.

Vous êtes chez le grand Serigne.

Le talibé qui vous a conduit salue le maître avec une politesse religieuse. Il enlève ses babouches et il se courbe pour lui baiser la main.

Le grand Serigne est un homme dans la force de l’âge. Une petite barbe, une petite moustache décorent la face pleine. Le regard vif, rapide et secret. Sur la tête, une cotonnade jaune Sur le grand boubou blanc, une petite boite en sautoir qui contient des versets coraniques. La main, ornée d’une seule bague, en argent, tient le chapelet.

Un pape de paysans noirs L’entretien s’engage. Le talibé sert d’interprète. Il nous traduit les paroles du maître dans l’argot franco-indigène du nouveau monde africain. C’est ainsi qu’il dira « les types » pour les gens.

« Celui qui n’a rien à cacher, prononce le grand Serigne, est heureux de dire ce qu’il fait. Vous voulez savoir pourquoi je prêche le travail. C’est parce qu’il est moralisateur. Le travail, c’est ce qui doit donner la nourriture et la vêture, c’est ce qui permet de vêtir et de nourrir les autres hommes et de servir les chefs. Et tout cela, c’est la paix du cœur. »

• Et quel est le principal travail ?

• Le travail de la terre !

Ouvrons ici une parenthèse : les terres autour de Diourbel, et de Touba, dans le Cayor, sont usées. De là, pour les Mourides, la nécessité de rechercher des terres neuves. Ils vont vers le Baol. vers Khombole Le manque d’eau ne les arrête pas. Ils feront un puits. Un puits, un talibé mouride, il n’en faut pas davantage pour qu’un village naisse bientôt. Ils vont aussi chez les Sérères dans le Saloum. Ils organisent la conversion de ces paysans fétichistes, les plus solides piocheurs de terre de tout le Sénégal.

Quand Allah « achète européen »

D’une voix douce, cassée, avec de gestes européens, le grand Serigne reprend :

— Nous aimons les clôtures de tôle et les maisons de tôle pour remplacer les clôtures et les huttes de paille parce que c’est un progrès permis. Avec la tôle, plus de réparations annuelles, plus de rats (plus de peste), plus d’incendie. En tout, dans l’habitation comme dans la nourriture et dans la vêture, nous voulons prendre de la civilisation matérielle des Européens ce qui est compatible avec la règle des Mourides.

— Vous habillerez-vous d’un veston et quitterez-vous le boubou ?

— Pourquoi pas, si cela ne gêne pas le croyant dans les prostrations de la prière ?

— Si les prix de l’arachide montaient, quel emploi de l’argent recommanderiez vous à vos Mourides ?

— Il est dit dans le Coran : « Le monde est périssable et le bonheur du bon musulman ne se trouve que dans l’autre monde. Avec l’argent gagné par le travail, les Mourides doivent faire la charité, mais aussi acheter des choses utiles. Nous demandons des charrues pour cultiver. Nous désirons mettre notre récolte de mil en sacs et non plus en tas d’épis. Nous souhaitons d’avoir tous des moustiquaires.

Nous voudrions essayer des machines pour piler le grain.

Ce qui fait le prix de cette conversation, c’est le caractère infaillible du grand Serigne.

C’est un pape. Il ne peut se tromper.

Il l’écrit — en arabe — à ses talibés : « Les principales conditions qui donnent le salut au bon talibé se bornent à se conformer aux conseils qui lui viennent de son Marabout. »

Plus de discussions interminables et violentes, suivies parfois de coups, entre lettrés musulmans, sur les commentaires du Coran et sur telle ou telle prière qui est ou qui n’est pas « la perle de la perfection ».

Il n’y a qu’un chef, le grand Serigne. Qu’on lui obéisse strictement.

Qu’on s’enrichisse par le travail et le négoce. Dans le Nouveau monde africain, nous assistons à un singulier mélange de paysannes, d’Islam et d’estime pour la civilisation matérielle.

Et les paysans et les talibés travailleront pendant que les marabouts soumis au grand Sérigne prospecteront d’autres terres et d’autres âmes, et que la mosquée de Touba érigera en plein sable une nouvelle coupole bleue et de nouveaux minarets effilés.

« Nouveau monde Africain » par Robert Delavignette

Journal La République du 10 Mars 1934

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