Déboulonner ce monument, c’est s’affranchir de la colonialité de l’être. Il s’agit pour les Sénégalais et Africains en général de contester une histoire qui a consacré le point de vue du colon
Les nombreuses statues déboulonnées dans le sillage du crime raciste de George Floyd montrent que se jouent aussi une guerre des symboles et une reconquête des imaginaires. Il est contesté cette histoire qui donne la part belle aux racistes, esclavagistes et autres acteurs de la colonisation. Des tortionnaires aux mains ensanglantées ne sauraient être érigés en héros et honorés, proclament des milliers de manifestants indignés. Le symbolisme du bourreau auréolé et dont la statue est gravée dans la pierre ou le bronze a désormais un goût amer.
Le mois de juin est le mois de naissance du conquérant colonial Louis Faidherbe. Le déboulonnage de statues un peu partout dans le monde, nous rappelle que les siennes trônent toujours à Lille en France et à Saint-Louis au Sénégal. Relancer le débat sur ses statues controversées, c’est d’abord rappeler les sinistres exploits de ce conquérant colonial.
En Algérie où il a été envoyé en tant que soldat, Faidherbe, né le 3 juin 1818, y a commis les pires atrocités. Le soldat zélé s’est endurci dans ce pays avant de jouer son match sanglant au Sénégal. Sa technique d’extermination des villages sénégalais est l’aboutissement d’un stage sinistre de perfectionnement criminel sur le sol algérien. C’est sans gêne qu’il fit part à sa mère de ses exploits funestes, dans une lettre envoyée d’Algérie au mois de juin 1851 : « J’ai détruit de fond en comble un charmant village de deux cents maisons et tous les jardins. Cela a terrifié la tribu qui est venue se rendre aujourd’hui. »
La fougue du dangereux persécuteur n’épargna ni humains ni végétaux. C’est pourtant en l’honneur de ce destructeur des jardins de Kabylie qu’est nommé le bel acacia du Sahel : Faidherbia albida.
Lors d’une de ses missions dans les montagnes du Djurdjura en Algérie, le soldat Faidherbe glissa et tomba dans un torrent d’eau glacée. Il souffrira affreusement le reste de sa vie des séquelles de cette chute. À sa mort le samedi 28 septembre 1889 à Paris, son gendre, le capitaine Brosselard, envoie un communiqué à la presse dans lequel il est mentionné : « Le général Faidherbe s’est éteint ce matin à neuf heures un quart des suites d’une longue et douloureuse maladie, contractée en 1847 en Algérie. C’est en effet à cette lointaine époque qu’il faut faire remontrer l’origine de l’ataxie locomotrice dont le général était atteint ».
En 1875, Faidherbe perdit l’usage de ses jambes, vécut sous l’influence d’insomnies qui hâtaient son affaiblissement et subit des crises douloureuses. C’est à la suite d’une crise violente qu’il rendit l’âme. Un des journaux de l’époque nota que son ataxie locomotrice qui dura 43 ans, est un fait sans précédent dans les annales médicales. Cette ataxie s’est compliquée d’hydropisie généralisée qui entraîna une paralysie progressive dans l’accomplissement des fonctions vitales et, dans ses derniers jours, il est entré dans un état comateux qui causa l’engourdissement rapide de toutes ses facultés.
Si l’homme a longuement agonisé, les crimes du conquérant colonial ne sauraient être oubliés. Le devoir de mémoire l’exige.
La méthode punitive de Faidherbe ne laissait que misère et désolation. Quiconque avait l’outrecuidance de résister, il incendiait toute sa bourgade. Un seul résiste, tous payent. Telle était sa devise. Rien ne devait empêcher la machine coloniale d’étaler ses tentacules. C’est ainsi que furent détruites et incendiées beaucoup d’habitations au Sénégal en plus du pillage généralisé du cheptel. C’est dans ce pays pourtant qu’est érigée sa statue sous laquelle est mentionné : « À son gouverneur Louis Faidherbe, le Sénégal reconnaissant ».
Faidherbe a mis en place les bases idéologiques de l’occupation française du Sénégal et de l’Afrique occidentale. Il était le grand acteur de cette entreprise coloniale qui ouvrait une ère d’oppression et d’assujettissement. Son action montre qu’il n’y a pas de « colonisateur de bonne volonté ». Un colonisateur est un acteur d’une idéologie dominante et meurtrière. Le regretté Albert Memmi nous l’a rappelé : « Le colonisateur de bonne volonté est condamné au seul choix qui lui est permis, non pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le malaise ».
Le colonisateur avait un seul objectif : assurer un meilleur contrôle des âmes, des corps et des territoires. La ville de Saint-Louis au Sénégal, elle-même, n’était qu’un élément important de ce contrôle. C’est ce que laisse entendre Napoléon Jérôme, chargé du ministère de l’Algérie et des colonies, dans une lettre adressée au gouverneur Faidherbe, le 22 février 1859 : « La ville de Saint-Louis est la base de notre domination, c’est le point de ravitaillement de nos colonnes expéditionnaires, le chef-lieu de l’administration. Il me paraît donc indispensable d’y créer toutes les ressources qui doivent concourir à faciliter et à assurer l’exécution des mesures relatives à l’extension de notre occupation. »
Même quand Faidherbe conseillait à ses collaborateurs français de s’unir à des femmes indigènes, ce n’était pas d’abord par amour, mais pour supporter l’éloignement et éviter de succomber à la solitude dépressive qui ferait perdre des éléments à l’administration coloniale. L’union avec des femmes indigènes devait donc servir les objectifs de la colonisation. Cela engendra une cascade de relations illégitimes qu’il ne fallait jamais révéler en France de peur de subir des railleries. Faidherbe avait lui-même imposé une grande discrétion à sa relation avec la jeune Diokounda Sidibé, qui avait 15 ans lorsqu’il fit d’elle son « épouse à la mode du pays », comme on disait à l’époque. Pinet-Laprade, bras droit du gouverneur, qui deviendra lui-même gouverneur, suivit le conseil de Faidherbe à la lettre et prit comme femme indigène, Marie Peulh, qu’il présenta en France comme sa bonne.
La colonisation est une « chosification », disait Césaire. Le but de Faidherbe était de fabriquer des automates, de modeler les âmes. Un automate reste à sa place et attend qu’on lui impulse le mouvement. Voilà pourquoi il pouvait écrire, le 2 juillet 1857, dans le rapport de juin de l’instituteur laïc transmis au ministre de la Marine française, que les Noirs sont des « gens dont on fait tout ce qu’on veut en les prenant bien ».
Pour le colonisateur, toute action doit servir la cause coloniale. Ce fut le cas lorsqu’il mobilisa la force des indigènes pour construire des hôpitaux, des routes, des chemins de fer, des ponts, etc. Le poète Aimé Césaire avait « démoli » dans son Discours sur le colonialisme, l’argument de ceux qui avancent que la colonisation est un bienfait, qu’elle a permis de réaliser des ouvrages. Au-delà du fait que ces ouvrages nécessitèrent l’utilisation souvent forcée de bras et de matières premières locales, le poète nous dit que l’entreprise elle-même est une dépersonnalisation : « J’entends la tempête. On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »
La colonisation n’a pas été un progrès mais plutôt un frein. Elle a vidé des sociétés entières de leur essence. C’est ce que comprit aussi Frantz Fanon lorsqu’il nota que pendant des siècles, « l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu’au nom d’une prétendue “aventure spirituelle” elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité. »
Faidherbe est l’initiateur du principe de l’assimilation culturelle au Sénégal. C’est lui qui créa la fameuse École des otages à Saint-Louis, en y faisant inscrire les fils de chefs de villages et de notables ramenés de campagnes militaires sanglantes et des tournées à l’intérieur du pays. L’école a changé de nom en devenant en 1893 l’École des Fils de Chefs et des Interprètes. Les enfants devaient y assimiler la culture française au prix d’une féroce acculturation. Conséquences : de nombreux jeunes passés dans ces écoles, complètement aliénés, se croyaient supérieurs à leurs semblables. Cette mentalité est encore actuelle. On se souvient des propos de feu le journaliste Golbert Diagne regrettant l’époque de Faidherbe où les habitants de Saint-Louis étaient des privilégiés, des « évolués » alors que les autres étaient des « indigènes ». « J’aurais eu encore trente ans, martelait-il, chaque matin je viendrais l’embrasser » [la statue de Faidherbe].
Un des rares à avoir compris le manège était Sidya Léon Diop. Il avait seulement 13 ans lorsque Faidherbe l’emmena à l’École des otages à Saint-Louis puis au Lycée Impérial d’Alger en 1861. Faidherbe lui donna même son prénom « Léon » afin de pousser à l’extrême le processus d’acculturation déjà entamé. À son retour, il devait gouverner selon les ordres de l’administration coloniale. Réveillé de sa torpeur, il rejoignit la résistance, renonça à son nom de colonisé et retrouva le sien : Sidya Ndaté Yalla Diop.
Faidherbe est celui qui s’adonna à des manipulations religieuses et ethniques tout au long de sa présence au Sénégal. Alors que nous savons que les groupes ethniques dans la période précoloniale étaient des ensembles mouvants et perméables, Faidherbe a contribué, par sa manipulation raciologique, à les figer en imposant des catégories rigides. Faidherbe est aussi celui qui célébrait le « guerrier blond logiquement triomphant », chargé de « régénérer la race noire ». Il n’hésitait pas à écrire en 1879, amplifiant les vues racistes de l’École d’anthropologie de Paris, que « l’infériorité des Noirs provient sans doute du volume relativement faible de leurs cerveaux. »
La polémique sur le fameux « dessert » offert aux Tirailleurs sénégalais n’aurait pas existé si Faidherbe n’avait pas créé ce fameux corps de soldats en 1857, motivé qu’il était par des idées racistes. Les Noirs font de bons soldats, écrivait-il en 1859, « parce qu’ils n’apprécient guère le danger et ont le système nerveux très peu développé ».
Mais Faidherbe c’était aussi et surtout les expéditions militaires sanglantes. Il est l’auteur de nombreux crimes. Son bilan est lourd : des milliers de personnes tuées et des dizaines de villages incendiés au Sénégal. Faidherbe n’a pas seulement envoyé des soldats pour massacrer des populations, il a lui-même participé à plusieurs expéditions militaires.
On n’efface pas l’histoire en déboulonnant une statue héritée de la colonisation et qui représente une figure coloniale symbole de l’assimilation aliénante et de méthodes sanguinaires. Une figure qui a tué, massacré, violé, pillé un territoire subjugué sur le plan militaire et dont toutes les réalisations avaient un seul but : consolider les bases matérielles et idéologiques de l’occupation française du Sénégal et de l’Afrique occidentale.
Une statue a une valeur éducative certaine. On exalte par elle une gloire nationale. On rappelle son souvenir et magnifie son œuvre. La statue de Faidherbe est le produit d’un récit, celui de la grandeur de l’entité colonisatrice. « Chaque statue, écrivait Frantz Fanon, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes».
La statue de Faidherbe à Saint-Louis signifie, pour tous les élèves du Sénégal, le bourreau honoré et glorifié. Elle consacre, aux yeux des enfants sénégalais qui la voient tous les jours, l’humiliation et l’asservissement subis par leurs ancêtres. En l’érigeant au centre de la ville de Ndar, elle participe à la colonisation de l’espace et des imaginaires. Déboulonner une telle statue, c’est s’affranchir donc de la colonialité de l’être et de l’espace.
Si le mois de juin est le mois de la naissance de Faidherbe, il est aussi celui de la disparition du cinéaste Sembene Ousmane (parti un 9 juin 2007). Sembene est l’un des tout premiers à s’insurger contre la statue de Faidherbe à Saint-Louis et les noms de rue célébrant des colonisateurs. En 1978, dans une lettre adressée au président Senghor, il écrivait ceci : « N’est-ce pas une provocation, un délit, une atteinte à la dignité morale de notre histoire nationale que de chanter l’hymne de Lat Joor sous le socle de la statue de Faidherbe ? Pourquoi, depuis des années que nous sommes indépendants à Saint-Louis, Kaolack, Thiès, Ziguinchor, Rufisque, Dakar, etc. nos rues, nos artères, nos boulevards, nos avenues, nos places portent-ils encore des noms de colonialistes anciens et nouveaux ? Notre pays n’a-t-il pas donné des femmes et des hommes qui méritent l’honneur d’occuper les frontons de nos Lycées, collèges, théâtre, université, rues et avenues, etc. ? »
En dénonçant la statue et les noms de rues, il s’agit pour les Sénégalais et Africains en général de contester une histoire qui a consacré le point de vue du colon et sa version des choses. La bataille contre les symboles est engagée. Elle ne suffit pas. Elle doit déboucher sur un combat plus vaste : la nécessaire décolonisation des rapports politiques et économiques avec les anciennes métropoles.
L’Afrique doit ÊTRE avant d’AVOIR, disait le regretté historien Joseph Ki-Zerbo.
Par Khadim Ndiaye