Après avoir été humilié par l’opposition dirigée par Abdoulaye Wade, Abdou Diouf raconte ses derniers instants au palais…
« La nuit du 19 au 20 mars 2000 restera gravée dans la mémoire d’Abdou Diouf. Et c’est sur un ton lyrique, et non sans émotion, que l’ancien président sénégalais raconte cette longue soirée d’introspection, de réflexion, de dialogue avec lui-même. Car il ne fallait pas se tromper dans « la décision » historique qu’il était amené à prendre. Seul avec les siens, devant Dieu et face à l’Histoire.
« Le jour du second tour, le 19 mars 2000, au fur et à mesure que me parvenaient les chiffres du scrutin, je me faisais une idée de la suite. J’étais dans ma chambre, entouré de ma famille. Habib Thiam me tenait régulièrement informé des résultats diffusés par les radios. Les chiffres tombaient, et par la volonté exprimée dans les urnes, le pouvoir que m’avait confié le peuple était en train de basculer vers le camp adverse. Je n’avais plus de doute, le peuple sénégalais était en train de s’offrir sa première alternance politique après quatre décennies de présence de notre parti à la tête du Sénégal.
Seul avec les miens, devant Dieu et face à l’Histoire, le film de ma vie publique défila devant moi en quelques secondes et une sorte d’effet synoptique, depuis le jour où l’avion qui devait me ramener au Sénégal et que je n’avais pas pris et qui s’était abîmé en mer, jusqu’à ce moment où, dans la matinée du 19 mars 2000, en compagnie de ma femme et de mes enfants, j’avais déposé mon bulletin dans l’un mon bureau de vote, situé dans une salle de classe de l’école Berthe-Maubert de Dakar. Puisant au plus profond de moi, avec toutes les forces et toute ma foi, j’ai rendu grâce à mon Dieu qui m’avait comblé de mille manières. J’ai pensé à mon père disparu, à ma mère à Louga. J’ai pensé à ma merveilleuse épouse et à mes enfants. J’ai pensé à nombre de mes amis d’une fidélité à toute épreuve. J’ai pensé à mon pays et à mon brave peuple, ce peuple dont la majorité avait répondu à l’appel pour le changement. J’ai également pensé aux 42 % des Sénégalais, qui avaient voulu m’accompagner encore pour un bout de chemin, malgré les démissions, les trahisons et les corruptions, mais aussi malgré toutes les calomnies et autres incroyables contrevérités dites sur moi et ma famille.
J’ai pensé longuement à ce brave peuple sénégalais qui, depuis quelques années, s’était serré la ceinture pour nous permettre de voir le bout du tunnel. J’ai revu, défilant devant moi, mes moments remplis de joies et de peines, de doutes et d’espoir. Et je me suis de nouveau retranché dans la demeure intérieure de ma conscience face à l’Histoire. J’ai dialogué avec moi-même. J’ai écouté une voix intérieure qui m’a parlé. Ma retraite intérieure fut un moment interrompu par mon ami Habib Thiam. Nous discutâmes longuement de la tournure prise par les choses et nous conclûmes que les jeux étaient faits : j’étais battu. Et je lui dis que j’en tirai toutes les conclusions et que j’étais prêt à assumer pleinement cette défaite.
J’ai entendu à nouveau cette voix. Cette voix qui est au plus profond de soi, au moment où on est seul avec soi-même. Moment de solitude dans la solitude. Moment de profonde et intense réflexion. Moment de prise de décision, moment de prise de la décision. Bien après Planton dont on connaît les fameux dialogues, saint-Augustin lui aussi laissera à la postérité des passages éblouissants sur le dialogue.
Si le philosophe grec met en scène plusieurs protagonistes, l’homme de foi, lui, discutera avec lui-même dans une sorte d’échange dont le but n’est plus d’aboutir à des idées ou à des conceptions, mais de parvenir au moi, ce moi profond qui ne peut-être atteint que par un dialogue intérieur (…) C’est ce que je fis en cette nuit électorale au cours de laquelle, plongeant au plus profond de moi, je pris la décision de reconnaître ma défaite et de féliciter on adversaire. Et, pour cela, je n’ai eu besoin de personne pour me dicter ce que ma conscience et la raison, mon sens de l’honneur et de la responsabilité, m’imposaient comme seule attitude possible.
« NON, JE N’AI JAMAIS VOULU M’ACCROCHER AU POUVOIR »
« Non, je n’ai jamais voulu m’accrocher au pouvoir. Je n’ai jamais voulu aller à contre-courant de la volonté clairement exprimée d’un peuple qui m’a longtemps fait confiance, et qui m’a beaucoup donné. Je ne suis pas un homme à m’accrocher à un pouvoir que j’ai perdu par les urnes. Les Sénégalais ont encore en mémoire mon peu de combativité vers la fin, car j’avais senti que le peuple voulait l’alternance.
Cette nuit-là, vers 23 heures, mon ami Babacar Touré, président du groupe de presse Sud Communication, m’a appelé. Je lui ai annoncé que j’avais perdu. Il m’a dit : « Monsieur le Président, voulez-vous faire une déclaration ? » Je lui ai répondu : « Je ne veux pas faire de déclaration orale, je veux faire une déclaration écrite, parce qu’à partir du moment où quelqu’un d’autre a gagné, je ne veux plus qu’on entende ma voix. Je suis maintenant dans l’ombre, c’est lui qui doit être en pleine lumière. Mais demain matin, à la première heure, j’enverrai une déclaration écrite. » Babacar Touré a d’ailleurs porté témoignage quand je suis devenu secrétaire général de la Francophonie, lorsqu’il m’a invité à la conférence de la rédaction du journal Sud Quotidien.
Le lendemain, je me suis réveillé très tôt et je suis allé à mon bureau pour appeler Wade, le féliciter. Je tenais à le faire avant de publier ma déclaration. Je n’ai pu l’avoir au téléphone du premier coup. J’ai donc reçu mes collaborateurs : Bruno Diatta, ambassadeur et chef du protocole, Ousmane Tanor Dieng, Cheikh Tidiane Dièye, conseiller spécial en communication. J’ai ensuite demandé à mon secrétaire d’appeler à nouveau Wade en insistant : « Tu appelles et tu insistes, il faut absolument que je lui parle, et tout de suite. » Il est tombé sur Pape Samba Mboup, qui est parti chercher Wade. Je l’ai félicité chaleureusement en lui souhaitant plein succès pour lui, pour le pays. J’ai ajouté que j’étais à son entière disposition pour une rencontre en vue de la prestation de serment et de la passation de service. C’est à ce moment que j’ai envoyé ma déclaration, qui était prête depuis le matin à la première heure. »