Le spécialiste de la sociologie politique, Professeur Ibou Sané, a analysé les premières tendances issues des urnes au soir du 24 février. Considérant que ni le pouvoir, ni l’opposition n’étaient habilités à se prononcer publiquement sur les scores du scrutin, le politologue fait ressortir, dans un entretien avec Seneweb, un certain nombre d’enseignements.
Quelles appréciations faites-vous des premières tendances de l’élection présidentielle ?
Il faut d’abord saluer la grande maturité de la population sénégalaise. Je dis souvent que le peuple est en avance sur les hommes politiques. Hier, les Sénégalais sont sortis en masse pour voter dans le respect de l’autre et surtout dans le respect des acteurs institutionnels. Mais, si on regarde de plus près les procès-verbaux, on aperçoit souvent que le principal gagnant dans cette élection-là, c’est Ousmane Sonko. Il a fait des percées significatives aussi bien dans sa région de Ziguinchor que sur le plan national et international. Il a démontré une fois de plus qu’on peut compter sur lui pour l’avenir.
En revanche, il y a un recul des autres candidats qui, pourtant, étaient là depuis très longtemps. Ces tendances montrent que ces candidats n’ont pas fait suffisamment de terrain et n’ont pas su implanter soit leur parti, soit leur coalition. Ils ont eu plus de difficultés parce que leurs scores auraient été beaucoup plus significatifs. Ce qui veut dire que ces leaders politiques doivent travailler davantage.
Pour le parti au pouvoir, il a fait des progrès très importants parce que si on regarde la situation du référendum, on voit que le terrain perdu a été rattrapé. Si les tendances continuent, il pourrait encore garder son fauteuil.
Idy et Sonko tablent sur le second tour alors que le camp présidentiel annonce déjà sa victoire. Comment analysez-vous ces déclarations ?
Il faut dire que ni le parti au pouvoir, ni l’opposition n’avait pas le droit, hier, de se prononcer. Malheureusement, dès l’instant que l’opposition a parlé, l’autre camp était lui aussi tenu de se prononcer sur les tendances. Mais tout le monde sait que ce ne sont pas eux qui valident les résultats. C’est la Commission nationale de recensement des votes à qui on remonte tous les procès-verbaux et après le Conseil constitutionnel qui va statuer en dernier ressort. On sait aussi que chacun a essayé de faire une communication politique, c’est ce qu’ils ont fait, hier. Les résultats qui sortent des urnes étaient donnés en temps réel par les médias, donc, il n’y avait pas à se précipiter à prendre position. Il faut attendre que le Commission nationale de recensement des voix fasse son travail correctement et en ce moment-là, on aura une idée claire des résultats qui vont sortir. Pour le moment, il faut que les gens sachent raison garder. Toutefois, je constate que beaucoup de Sénégalais ne connaissent pas leur mode de vote.
Et pourquoi ?
Oui, beaucoup de Sénégalais ignorent le mode de vote. Ils pensent qu’il faut additionner les voix de l’opposition par rapport au parti au pouvoir pour qu’il y ait un second tour. Ce qui est faux. Il faut que les gens aillent regarder le mode de vote pour avoir une idée précise. Tout ceci prouve encore une fois que les partis politiques n’ont pas fait leur travail de formation de leurs militants sur toutes ces questions.
Quels enseignements à tirer de ce scrutin ?
Les enseignements à tirer de ce scrutin sont nombreux. D’abord, il faut dire que le nombre de bulletins blancs est significatif. Dans une élection aussi importante, il ne devait pas y avoir beaucoup de bulletins blancs. C’est sur ces questions que les partis devaient mettre l’accent pour former les citoyens pour leur apprendre la manière dont on doit voter. La société civile a échoué sur ce plan de même que les formations politiques. C’est grave pour une démocratie comme la nôtre.
L’autre enseignement, c’est que les partis traditionnels ont atteint leur limite parce que tout simplement le travail de terrain, qui devait être fait très longtemps, n’a pas été fait.
Un autre élément d’enseignement de ce scrutin, c’est qu’il faut éviter de faire la politique de la chaise vide. A chaque fois que le parti au pouvoir appelle à des concertations, il faut y aller. C’est le moment de donner son point de vue. La démocratie, c’est d’abord le consensus. On doit à tout prix parvenir à un consensus et pour discuter il faut être deux. Il faut rétablir la confiance entre les acteurs politiques. On doit se parler et ne pas considérer qu’on est les meilleurs au monde. Malheureusement au Sénégal, la classe politique est toujours divisée et chaque mécontant crée son parti. Le résultat, c’est qu’on assiste à une floraison de partis politiques qui ne servent à rien. La preuve, on l’a vu dans la campagne électorale, il y a beaucoup de partis satellites qui n’ont rien versé parce qu’ils n’ont pas de base.
Maintenant, quelle pourrait être la nouvelle configuration de la classe politique ?
Attendons que le Conseil constitutionnel valide tout, mais on verra qu’il y a forcément une nouvelle recomposition aussi bien dans le camp présidentiel que dans les partis de l’opposition.
Pour le parti au pouvoir, il faut le dire, le président a intérêt à organiser sa formation et à la hiérarchiser, à ne pas laisser ses hommes se battre sur le terrain. Parce que pour les résultats de Ziguinchor, si on voit que Sonko a percé là-bas, c’est lié au fait que les consignes de vote ne marchent pas mais aussi le pré-positionnement des acteurs politiques ne donne pas souvent les bons résultats. Les gens confondent l’élection présidentielle et l’élection locale.
Si on regarde un peu les scores qui sont sortis, on se rend compte qu’Idrissa Seck est maître chez lui à Thiès, on voit aussi que Macky Sall est maître à Dakar et au Fouta et Sonko à Ziguinchor. C’est donc très intéressant parce que cela montre que les acteurs politiques doivent avoir une autre façon de faire de la politique, et en ce moment, ce serait intéressant de voir comment ces acteurs ont réussi à créer leurs conditions pour une émulation et embrigader les jeunes et les femmes dans leurs mouvements respectifs.
Est-ce qu’on pourrait donc dire que la présidentielle a annoncé les couleurs des enjeux des Locales de 2019 ?
Oui. On peut le dire. Parce que si on prend le cas de Ziguinchor, Ousmane Sonko s’est positionné comme candidat potentiel pour la mairie. Et ce serait intéressant de voir avec les autres coalitions si elles sont prêtes à relever le défi pour prendre leur revanche. A Thiès et à Touba, les élections locales seront également très disputées et surtout à Dakar. C’est ça qui fait le charme de la politique.