Figures historiques du Parti du regroupement africain créé à Dakar en 1958, Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia ne partageront pas la même idée de la coopération sénégalo-française au lendemain des indépendances. Il se dit que le second nommé a été, en décembre 1962, victime de cette France gaulliste et paternaliste.
Des morceaux choisis des mémoires de Jacques Foccart, publiés par Jeune Afrique n° 1948 du 28 avril au 4 mai 1998, sont pleines de confidences. « Recevant Senghor, le Général lui a dit : Eh bien, je vais vous confier quelque chose. Lorsque vous avez pris vos affaires, je n’aurais pas cru que vous réussirez sien bien. Je ne pensais pas que vous arriveriez à liquider Mamadou Dia quand vous vous êtes trouvé opposé à lui. Je ne pensais pas que vous auriez eu cette détermination. Je connaissais votre capacité, votre intelligence, mais je ne vous savais pas si résolu, si décidé…Voyez-vous, je me suis trompé, j’en suis très heureux et je me permets de vous le dire entre nous », a révélé, presque 35 ans après, l’éminence grise du Général.
Tout est-il qu’à la suite de ces évènements, Senghor optera pour une Constitution à l’image de celle de la 5e République et aura les coudées assez franches pour écarter ses compagnons de la première heure réputés moins francophiles au profit de jeunes loups aux dents longues formés à l’école occidentale.
Abdou Diouf, le plus francophile des chefs d’Etat sénégalais, est le symbole de cette « alternance générationnelle » à la tête de l’Union progressiste sénégalaise. Ce n’est pas pour rien qu’il a été parachuté, par son ami Jacques Chirac, à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie au terme d’une longue présidence marquée par la protection des intérêts français au Sénégal sous le concept, paradoxalement peu socialiste, de « libéralisation ». D’ailleurs, quand il avait nommé ministre du Plan et de l’Industrie en 1968, c’était à la veille de la création de la Compagnie sucrière sénégalaise, cette propriété française qui, scandaleusement, bénéficie d’une situation de quasi-monopole depuis 1970. « L’étude fournie par la Direction du Travail indique que toutes les sociétés industrielles et commerciales privées installées au Sénégal sont dirigées des étrangers », rapporte M. Ousmane Camara, alors ministre du Travail, dans ses mémoires publiés en 2010. « Cette méthode bolchévique de nationaliser les instruments de production est rétrograde. Le Sénégal est certes pour le socialisme mais un socialisme humain », a recadré Senghor, parlant à son ministre de la Fonction publique, lors d’un Conseil des ministres tenu à la même époque.
Quid de Me Abdoulaye Wade ? Son nationalisme cocardier, qui a eu raison de la base française à Dakar, ne l’éloigne pas, pour autant, de ses amitiés parisiennes. Le retraité du « Château de Versailles » a ses réseaux près de la Tour Eiffel, comme il l’a révélé lui-même lors d’une conférence de presse qu’il a animée le 14 juillet 2011. « L’ennemi » de Juppé a joué, aux côtés de Nicolas Sarkozy, le rôle du « nègre de service » pour précipiter la chute du « panafricaniste » Mouammar Kadhafi. Cependant, contrairement à ses prédécesseurs, le pape du Sopi est l’architecte du rapprochement opéré avec des pays asiatiques, notamment, au lendemain du réchauffement des relations diplomatiques, intervenu en 2005, entre Pékin et Dakar. A son corps défendant, les théories du complot établissent que la France, qui n’aurait pas aimé l’attribution de la concession du Terminal à conteneurs à DP Word au détriment de Vincent Bolloré, a manœuvré en tapinois pour le départ du régime libéral.
Cette image d’un Wade vêtu de la tunique de Lat-Dior sera un lourd fardeau pour son successeur étiqueté premier défenseur des intérêts de la France au Sénégal.
Au nadir de son principat, Macky Sall, décoré par le pays de Marianne alors qu’il n’était pas président de la République pour services non encore rendus, dira que la fermeture de la base française à Dakar, par son prédécesseur, a été « une erreur qui relevait d’un sentiment nationaliste mal placé ».
En outre, l’hégémonisme par lequel l’ex-Premier ministre français, Manuel Valls, a plaidé pour TOTAL aux fins de permettre au géant pétro-gazier de profiter des ressources naturelles du Sénégal est aux antipodes du patriotisme économique défendu par le patronat local. Pour preuve, au moment où ces lignes sont écrites, le peuple ne sait pas de quoi retourne l’accord signé avec TOTAL, qui aurait couté son poste à l’ex-ministre Thierno Alassane Sall.
C’est dire, en définitive, que la coopération franco-sénégalaise est, depuis 1960, aiguillonnée dans le sens des intérêts de l’ex-colon. Le sentiment de révolte que charrie le nouveau débat sur le F Cfa et la signature des Ape sonnent-ils le tocsin du réveil des peuples ? Toute la question est maintenant de savoir si « l’ingérence » de la Chine, du Maroc et de la Turquie dans ce pré-carré français ne vont pas, contre toute attente, exacerber cette relation de domination.