L’évocation du nom de ce policier suffit largement pour perturber le cours des choses. Le conducteur prend alors sa droite, emprunte les dédales des cités Liberté pour ressortir derrière la boulangerie Jaune, précisément dans une ruelle faisant face à la Mosquée Aboubakar Sadikh sur l’ancienne piste.
Sauf que, Amoul Yaakar est proche du pont. Impossible de passer sans être repéré. Ce qui devait être une routine se transforme alors en chemin de croix. L’automobiliste se résout à prendre une route secondaire pour descendre le long de la VDN jusqu’au rond-point SDE à côté des cimetières Saint-Lazare. Il emprunte ensuite la voie secondaire opposée, celle qui passe devant le restaurant Good Rade, la Résidence Mamoume et le siège de Bokk Gis Gis, pour enfin rallier l’ancienne piste à hauteur de la station Star Oil. Tout ce détour pour fuir cet agent de la circulation !
C’est que le monsieur n’est pas qu’un policier. C’est un numéro spécial parmi les autres. Il a fini d’asseoir sa réputation auprès des automobilistes, particulièrement les acteurs du transport en commun. Il ne pardonne pas et reste incorruptible. Les chauffeurs le savent tellement qu’ils ne négocient pas avec lui, puisque, de toute façon cela ne servira à rien.
Ce jour-là, un autre minibus clando a cru avoir trompé sa vigilance. Mais, il faut voir comment Amoul Yaakar a enfourché sa moto avec une habileté déconcertante. En un éclair, il s’est retrouvé en face de la voiture qui s’apprêtait à attaquer le rond-point Sacré-Cœur. D’un geste vif, il pointa nerveusement son doigt sur le chauffeur qui comprit que la cavale venait de prendre fin.
Les passagers également comprirent que les dés étaient jetés. Dans d’autres circonstances, ils auraient attendu sagement que l’apprenti ou son patron aille négocier le permis, moyennant quelques espèces. Mais avec Amoul Yaakar, le véhicule s’est vidé de son monde en un clin d’œil. Une femme de teint clair, l’air stupéfait, se mit à poser des questions : ‘‘Qu’est-ce qui se passe ? Qui est-il ?’’. Le conducteur et l’apprenti, tous les deux en treillis, se contentèrent d’un léger sourire. Les passagers se chargèrent de répondre. ‘‘Ki moy Amoul Yaakar. Soula diappé, amoul baalé’’ (c’est lui Amoul Yaakar, il ne pardonne jamais), renseigna une dame.
Le policier lui s’éloigna à la minute qui suivit. S’approchant d’un vendeur de café, il acheta un gobelet, le vida, alluma une cigarette, enfourcha sa moto et disparut comme un fantôme. Sachant que les transporteurs et autres travaillent en fonction de sa position (avec le téléphone), il a décidé d’être mobile pour les surprendre.
‘‘Rescapé’’ de la famille
En français, ‘‘Amoul Yaakar’’ veut dire sans espoir. Et puisque les automobilistes n’attendent jamais clémence de sa part, ils pensent qu’il y a un lien étroit entre l’intransigeance du policier et son nom. Certains d’entre eux affirment même que ce sont les chauffeurs qui lui ont collé le sobriquet. Et pourtant, il n’en est rien. Sur sa carte nationale d’identité, il est bien écrit Mouhamadou Amoul Yaakar Diouf. Le nom que lui a donné son propre père.
En fait, cette appellation est liée à l’une de ces réalités africaines, sénégalaises particulièrement. ‘‘Mon père avait des enfants qui mouraient, en bas âge. Quand je suis né, pour ne pas me perdre, il m’a donné ce nom’’, raconte-t-il avec un léger sourire. La légende veut, en effet, qu’après plusieurs pertes d’enfants dans leur tendre enfance, on attribue au nouveau-né un patronyme qui exprime le désespoir ou le rejet, du genre Ken Bougoul (personne n’en veut), Seune (dépotoir d’ordures), Sagar (morceau de tissu sans valeur)…
Et c’est d’ailleurs cette histoire de famille qui va marquer au fer rouge la vie de cet unique ‘‘rescapé’’ de son père. À l’instar d’un Fama Doumbia (personnage du Soleil des indépendances, d’Ahmadou Kourouma), ce qui devait être un paradis terrestre s’est transformé en enfer pour lui. Quand il a commencé à grandir, son pater l’a expédié loin de lui, de peur de trop le choyer et qu’il devienne un enfant gâté. Il est ‘‘adopté’’ par les diolas, dans le Pakao, précisément à Soumakarantaba. Il n’aura donc pas le plaisir de goûter les délices d’un fils à papa, lui l’héritier d’un fonctionnaire. Au contraire, il va vivre une épreuve qu’il a du mal à raconter.
Un passé douloureux
À ce stade du récit, l’homme commence à perdre son latin. Le regard dans le vide, il observe le silence pendant quelques secondes. Il hésite. Il tente une première puis une deuxième fois, il essaie une nouvelle fois, mais n’y arrive pas. Les mots ne sortent pas. ‘‘Je ne peux pas vous expliquer’’, murmure-t-il, la tête baissée, les yeux fixés sur le bureau. Il faut se résoudre à lui accorder un instant. Il relève la tête, croise les doigts, laisse échapper un sourire gêné et enfin concède quelques confidences. ‘‘Imaginez : rester toute une journée sans savoir si tu auras un déjeuner ou pas ; si tu vas dormir sans dîner et n’avoir le soutien de personne’’, murmure-t-il. Encore le silence. Puis cette confidence : ‘‘Mon père m’a banni. J’ai souffert. J’ai coupé du bois. Je me couchais par terre. Je faisais n’importe quoi’’, soupire-t-il, avant de revenir à la première phrase : ‘‘ Je ne peux pas tout vous expliquer’’.
Malgré tout, il se dit très fier de ce père qu’il regrette d’avoir perdu à l’âge de 13 ans. En fait, il est convaincu que c’est grâce à cette décision paternelle qu’il s’est forgé cette personnalité, cette carapace dure. Bref, c’est ce chemin de croix qui a fait de lui ce qu’il est devenu aujourd’hui. Ce parcours, c’est aussi le concours d’entrée à l’Ecole nationale de police qu’il a réussi en 2003, alors qu’il était dans un dénuement total.
Avec les seuls 1000 F que lui avait offerts une sœur, l’ancien militaire libéré en 2000 a marché jusqu’à la sortie de Thiès. Il a payé 300 F pour aller à Dakar. Durant les deux jours du concours, il se contentait, le matin comme le soir, d’un minuscule morceau de pain de 50 f tartiné avec 25 f de beurre. À la fin des épreuves, il lui restait 400 F. Il a payé 100 F pour aller au garage ‘‘Bountou Pikine’’ et rentrer à Thiès de justesse avec les 300 F qui lui restaient.
‘‘ Je n’ai que deux minutes avec un chauffeur…’’
À voir Amoul Yaakar raconter sa vie avec autant d’émotion, on se demande si c’est bien lui ce roc que l’on trouve dans la circulation, la terreur des automobilistes. Une fois sur la voie publique, l’homme se métamorphose complètement. Il n’est plus Mouhamadou Diouf, cet enfant né le 17 mars 1977 à Tambacounda.
Quand il est dans sa tenue et droit dans ses bottes, il devient agent de police chargé de faire cesser le transport irrégulier et le stationnement anarchique dans le périmètre communal de Dakar. Il incarne l’autorité. Alors, pas question de verser dans les sentiments. Le regard pénétrant, le corps raide, il se contente de peu de mots. ‘‘Je n’ai que deux minutes avec un chauffeur. Soit, il est en règle, je le laisse partir. Soit, il a commis une infraction, je le sanctionne’’, déclare-t-il, le visage émacié qui devient sévère aussitôt, comme s’il s’était subitement retrouvé devant un conducteur.
Deux options ! Etre en règle ou être sanctionné. Inutile de chercher une troisième voie, elle n’existe pas avec lui. L’homme ne pardonne pas. Enfin, presque ! Les interventions, il ne les tolère pas. Quant à la corruption, c’est un vocable qui n’existe pas dans le dictionnaire de sa vie. Un jour, raconte-t-il, il était interdit au Ndiaga Ndiaye d’emprunter l’avenue Lamine Guèye et d’aller au Grand Théâtre. Comme les chauffeurs s’entêtent toujours, il a arrêté une trentaine de véhicules, ce jour-là. Tous lui ont remis un permis dans lequel il était glissé un billet de mille franc Cfa !
Mine de rien, cela faisait une somme de 30 000 F, en l’espace de quelques heures. Une belle cagnotte ! Mais le monsieur a tellement vécu dans la pauvreté et tient tellement à certaines valeurs qu’il n’est pas obnubilé par la richesse, surtout, si elle est mal acquise. ‘‘J’ai amené tous les permis à la brigade, et j’ai rendu compte à la hiérarchie’’, se souvient-il, non sans fierté.
Proposer de l’argent à un agent de l’ordre pour échapper à une sanction, c’est une tentative de corruption qui constitue une circonstance aggravante, aux yeux de la loi. Mais, Amoul Yaakar préfère fermer les yeux sur ce point. Plutôt que de les envoyer devant la justice, il se limite à l’infraction. Cet homme ne veut pas sanctionner une partie pour une faute partagée. ‘‘Quand il y a corruption, il y a deux personnes. Ils ont l’habitude de le faire avec les autres. Nous aussi (policiers), nous avons notre part de responsabilité’’, admet celui qui figure parmi les 300 personnes qui ont inauguré la compagnie de circulation en 2004.
‘‘ Le rang ne m’intéresse pas, ce que je connais, c’est l’infraction ’’
C’est ce même principe d’équité qui fait que l’agent ne verbalise personne pour utilisation du téléphone. Tous les jours, il voit des personnalités au volant, l’appareil collé à l’oreille. Et puisqu’il ne peut pas les interpeller, il s’interdit de le faire avec les moins gradés de l’échelle sociale ou étatique. ‘‘ Je refuse que seuls les pauvres se retrouvent dans un commissariat pour payer une amende. Si tu veux la protection divine, sois juste’’, dixit Amoul Yaakar. Silhouette filiforme, ce sérère bon teint est plus orienté vers les mises en fourrière, avec un bilan quotidien de 40 à 50 véhicule stationnés.
Chez lui, tout part de Dieu et revient à Lui. Moins que ses supérieurs hiérarchiques, il est plutôt préoccupé par les comptes à rendre à l’Autorité Suprême. De son point de vue, veiller à la sécurité de ses concitoyens, c’est travailler pour le Seigneur. ‘‘Nous ne sommes pas là par hasard. Dieu nous a choisis parmi tant d’autres’’. Or, une mission de Dieu ne s’accommode pas de considérations sur les personnes. ‘‘Il y a des gens qui se croient intouchables. Mais, le rang ne m’intéresse pas, je ne connais que l’infraction’’, prévient-il. Ainsi, dans son tableau de chasse figurent des personnalités politiques et des stars du sport et de la musique.
C’est le cas de ce responsable politique qui se croyait au dessus de la loi. Alors que le policier parlait avec son chauffeur, il lui a demandé d’aller arrêter les camions, plutôt que de le retarder, car il est pressé. Après avoir demandé le permis du conducteur, le policier a fait le tour du véhicule, avant d’apostropher son vis-à-vis : ‘‘Si vous ne voulez pas que je vous manque de respect, ne me parlez plus sur ce ton !’’. L’homme a décroché immédiatement son téléphone et appelé son patron. Celui-ci lui a demandé de lui faire la description de l’agent. Lorsque le commandant a compris de qui il s’agissait, raconte Amoul Yakar, il a répondu à l’autorité : ‘‘koku du niéxu niébé (celui-là n’est pas un faire-valoir)’’. Finalement, pour déficit de contrôle technique, le véhicule de cet ‘‘intouchable’’ a été immobilisé, comme celui des autres.
‘‘Ma maman est mon marabout, Dieu est mon protecteur’’
Dans sa démarche, Amoul Yakar, marié en 2013 et père d’une fille, n’a peur de rien. Esprit maléfique, personne malveillante, individu revanchard, rien ne le dérange dans un pays où le mystique occupe l’esprit des plus hautes autorités et de ceux qui se disent intellectuels. Le monsieur n’a pas de gris-gris. Il ne cherche nulle part l’invulnérabilité. ‘‘ Ma maman est mon marabout, Dieu est mon protecteur. Mon talisman, c’est de ne pas faire du tort’’, déclare-t-il, dans ce contexte où tout ce qui se rapporte à la circulation renvoie une image négative avec des accidents mortels.
Dans un pays où la corruption dans la circulation, ayant défrayé la chronique récemment, se fait au vu et au su de tous, Mouhamadou Diouf donne la preuve que, contraire à ce que laisse penser son nom, l’espoir est encore bien permis. Autrement dit : Yaakar am na !
BABACAR WILLANE
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