Moro Guéta Cissé: « Après Yaya Jammeh, voici ce qui va se passer en Gambie… »

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A l’instar de la plupart des observateurs, Moro Guéta Cissé a été surpris  par la défaite de Yaya Jammeh aux présidentielles gambiennes. Celui qui  fut l’un des opérateurs africains les plus influents en Gambie pendant dix ans, employant plus de 500 personnes dans la banque et l’hôtellerie, nous apporte quelques éclairages sur le nouveau jour qui se profile à l’horizon.

 

F.A: Monsieur Cissé, quelle lecture faites-vous  des résultats des élections qui viennent de se dérouler en Gambie ?

M.G.C : Je dois dire qu’en tant qu’observateur de la scène politique en Gambie où j’ai vécu de manière permanente pendant dix ans comme l’un des principaux opérateurs économiques, faisant travailler près de 500 employés gambiens dont 200 au niveau de International Bank for Commerce Ltd (1) et 300 au niveau de Sunbeach Hôtel & Resort , j’avoue avoir été très surpris par tout ce qui s’y est passé ces dernières semaines:

Pour la première fois, les politiques sur injonction des populations ont accepté de faire un front commun, une coalition de 8 partis pour faire face au Président Jammeh, ce qu’ils n’ont jamais pu faire avant et-ce, malgré la présence en leur sein de leaders comme  Lawyer Darboe (2), Hamat Bah (3) etc….., les égo des uns et des autres n’avaient pu faire transcender les questions de leadership ce qui était tout à l’avantage du pouvoir en place du président Jammeh et aucun parti ni aucun leader politique -surtout ceux qui étaient les plus connus- ne pouvait fédérer autour de lui suffisamment d’électeurs pour arriver à bout du président Jammeh.

La seconde surprise fut la transparence dans le processus des votes, le dépouillement des suffrages et la proclamation des résultats par l’organisme habilité dont l’honnêteté du Président ne fait aucun doute. La grande surprise ne fut pas la victoire par l’expression du peuple à travers les urnes mais plutôt l’acceptation de ce résultat dès les premières heures par le président Jammeh avec sa déclaration à la GRTS (NDLR: Gambia Radio and Television Services, télévision publique)  ainsi que son appel téléphonique au président élu, Adama Barrow, dans son style qui lui est propre avec son air jovial et bon enfant acceptant, en bon musulman, la volonté d’Allah.

Ces actes que tout démocrate doit saluer montrent, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher comme d’être démocrate de la dernière heure, le sens des responsabilités dont le président Jammeh a fait preuve ainsi que son patriotisme montrant qu’il place -et a toujours placé- la Gambie et les intérêts de son peuple au-dessus de toute autre considération.

F.A. Comment voyez le jour d’après ?

M.G.C: Le plus difficile va bientôt arriver car il s’agissait d’une coalition pour changer le régime et faire tomber le président Jammeh sans un programme de gouvernement pour vivre ensemble. Les contradictions principales vont surgir lors de la nomination du premier gouvernement de transition qui sera forcément politique avant que les technocrates gambiens, surtout ceux de la diaspora qui constituent une bonne partie des ressources humaines susceptibles de contribuer au développement de la Gambie, acceptent de leur accorder un crédit et de s’engager à leur côté.

De plus, quel que soit le degré de patriotisme des gambiens de la diaspora, il faudra bien qu’ils nourrissent leur famille alors que le niveau de vie en Gambie et les salaires dans l’administration publique sont trop bas pour leur permettre d’opérer un retour aux sources qui puisse leur permettre de continuer à entretenir leurs familles lesquelles ne comptaient que sur leurs virements pour survivre. La solution de faire supporter certains salaires de hauts cadres par les projets financés par les institutions internationales ou directement par ces institutions n’est pas pérenne et cause beaucoup de frustrations comme c’est le cas en Sierra Leone où un directeur peut percevoir 5000 dollars US alors que son ministre est rémunéré à 500 dollars US par mois sans d’autres avantages. Le retour de la diaspora ne peut donc s’envisager que dans le cadre du secteur privé car, du fait des contraintes liées aux critères de convergence dans la zone économique et monétaire, aucune augmentation de la masse salariale ne peut être envisagée à court ou moyen terme en Gambie, ce qui laisse donc le problème entier.

 

F.A. Quel bilan pourriez- vous faire de la gouvernance du président Jammeh?

M.G.C Il appartient aux gambiens de faire le bilan. En  tant qu’opérateur étranger, Je suis arrivé le 10 Avril 2000, jour du Student Demonstration Day qui rappelle un très mauvais souvenir aux gambiens alors que le président Jammeh était en visite officielle au Brésil ou à Cuba.  Et pourtant, on lui a fait porter le chapeau pour les divers actes de dysfonctionnement du système sécuritaire lors de ces manifestations d’étudiants.

J’ai vu et vécu dans un pays en chantier, des efforts importants ont été consentis dans les domaines de l’énergie, des routes ont été construites partout, l’éducation des filles a été prise en charge par l’Etat ou par des fondations tant au niveau des écoles publiques que des écoles privées, une université a été ouverte avec tous les départements académiques et la première promotion de médecins formés sur place remonte déjà à 10 ans.  L’hygiène, la santé publique et la sécurité des personnes et des biens y est assurée.

Le président Jammeh a toujours invité les gambiens au travail en leur demandant de s’inspirer des sénégalais que l’on retrouve dans les divers corps de métier du bâtiment, du commerce de détail et ambulant.  Mais la seule ambition de la plus part des jeunes était d’aller en Europe ou aux USA et cela finit, à force de le leur rappeler, par développer un esprit de frustration vis-à-vis des étrangers venus travailler pour gagner leur pain; la pédagogie adoptée n’était pas bonne et le langage cru du maître n’était pas pour arranger les choses.

Souvenez-vous qu’un petit pays comme la Gambie a pu organiser un sommet réussi de l’O.U.A. sans couac avec un grand succès diplomatique par la présence de nombre de chefs d’état africains sans avoir eu  à s’endetter grâce à un montage financier innovant par un partenariat public privé.  La  cité de l’O.U.A construite à l’occasion  a été cédée à divers copropriétaires après le sommet avec des plus-values importantes de la part des promoteurs.

L’homme a été très tôt un bon visionnaire mais il a été peu aidé par son entourage dont le seul leitmotiv était « YES SIR »,  ce qui, à la longue, peut pousser n’importe quel être humain à croire détenir la vérité absolue car, personne n’ose vous contredire ou vous dire la vérité. Je ne connais que deux cas considérés de rébellion par les caciques, la démission de Dr Sedat Jobe suite à l’expulsion de L’ambassadeur de la Grande Bretagne  et l’attitude peu convaincue de Mrs Suzanne Wafaa lors d’une démonstration que le président Jammeh faisait au Stade House à propos du VIH/ sida qui lui valut son limogeage.

 

F.A. Le système Jammeh va-t-il survivre après son départ?

M.G.C:  Il n y’a pas de système Jammeh , il y’avait Jammeh  tout court. C’est lui qui décidait de tout, qui finançait tout, qui faisait et défaisait les carrières. Son parti va se disloquer car il n y’a aucune figure qui puisse incarner la succession du grand leader ni entretenir financièrement tous les laudateurs; aucun de ses anciens camarades n’était plus en odeur de sainteté, Baba Jobe repose en paix, où sont les Touray, Signatey, Badjie, etc…..

Même au niveau des forces armées et de sécurité, les purges étaient si récurrentes pour diverses raisons qu’elles ne peuvent expliquer une longévité pouvant justifier une quelconque fidélité ou loyauté d’un chef militaire au président Jammeh,  à moins d’une ambition personnelle démesurée de quelques apparatchiks dans cette conjoncture où les coups d’Etat et les manipulations de constitution sont désormais bannis.

 

F.A. Comment vous expliquez -vous le niveau important de la diaspora gambienne?

M.G.C:  C’est d’abord un problème économique et d’effet de démonstration et de concurrence au niveau du village et ensuite un problème sécuritaire.  Le gambien lambda n’a pas fait beaucoup d’étude par manque de moyens car même l’école publique est payante et son seul rêve est de se lancer dans la musique et d’aller en Europe ou en Amérique où existe de fortes colonies de gambiens. Tant que le tourisme marchait bien, grâce aux contacts et sponsors personnels souvent dans le cadre de mariages arrangés, le flux migratoire était important et les gambiens n’étaient pas exposés aux risques et aux pertes que l’on enregistre actuellement dans l’Atlantique et la Méditerranée. Avec  la crise du secteur du tourisme, tous les moyens sont bons pour sortir du pays à la recherche de l’Eldorado.

L’autre forme d’immigration concerne les intellectuels ou cadres de l’administration ou du secteur privé qui préfèrent s’expatrier pour éviter d’être taxés de complice d’une éventuelle tentative de coup d’Etat ou alors par démission à la recherche d’emplois plus rémunérateurs et, c’est dommage, de voir de très hauts cadres quitter de hautes responsabilités au niveau du pays pour des postes de bien moindre envergure auprés de certaines institutions internationales.

 

F.A: Comment voyez-vous donc  l’avenir de la Gambie?

M.G.C:  la Gambie sera ce que ses enfants voudront bien en faire, la chasse aux sorcières devra être évitée à tout prix et, de mon point de vue, la retraite du fermier à Kanilai, son village natal, avec ses fidèles dont il faudra définir le nouveau statut et le niveau des armements potentiellement en leur possession, peut constituer un danger permanent pour la future stabilité du pays qui en a besoin pour se développer

Le long règne du président Jammeh  ne permet pas de faire un distinguo entre son patrimoine personnel et ce qui appartient à l’Etat Gambien. La  séparation des patrimoines sera le premier point de friction auquel le prochain gouvernement va se trouver confronté. Le retour de la Gambie dans le concert des nations lui ouvrira de belles perspectives, ce qui permettra une relance de son économie. Le  pays aura toutefois besoin de fonds importants pour remettre aux normes son dispositif hôtelier en ruine suite au boycott de la destination par les divers Tours Opérateurs Européens et Américains, ce qui aura également un impact considérable sur l’économie touristique sénégalaise car certains Tours Opérateurs organisaient des circuits très appréciés par les touristes sur Saint Louis et la vallée, le Saloum  et la Casamance. C’est dire que la reprise du tourisme en Gambie va beaucoup profiter au Sénégal.

Dans la perspective d’une Gambie apaisée et réconciliée avec  elle-même, les nouvelles autorités pourraient jouer un rôle de facilitateur dans la crise casamançaise qui est d’abord un problème sénégalo-sénégalais si tant est que les parties en conflit demandent sa médiation. La nouvelle donne éclairera si besoin en est sur le rôle que le président Jammeh a joué dans les négociations entre le Mouvement es Forces Démocratiques de la Casamance ( MFDC)  avec ses diverses factions et les autorités gouvernementales sénégalaises.

 

F.A. La déclaration de la nouvelle République Islamique de Gambie a-t-elle été un facteur de boycott des Tours Opérateurs?

M.G.C:  Le boycott des Tours Opérateurs a eu lieu bien avant ces décisions qui ne sont à mon sens que provocations contre l’Occident. La  Gambie est un pays laïc.  Souvenez- vous que quand il a été décidé du  port du voile dans les lieux publics et dans l’administration, on est revenu très vite sur cette décision car une communauté catholique importante existe en Gambie et ne peut être assimilée dans leur culture et croyance à une autre religion, fut elle majoritaire. Quant au retrait de la Gambie de la Cour Pénale Internationale, alors que le Procureur est gambienne et ancienne Ministre de la justice, ayant   bénéficié à l’époque de sa nomination d’une grande campagne de lobbying de la part des autorités gambiennes pour la validation de sa candidature, il s’agit d’un simple bluff car il pouvait changer d’avis au cours du long processus de retrait. C’était juste pour créer des problèmes à l’actuel Président des états signataires de la charte de Rome qui est de surcroît de nationalité sénégalaise et ancien Président de la FIDH.

 

F.A. Que pensez-vous de la déclaration des autorités sénégalaises suite à la proclamation des résultats des élections gambiennes et de celle de DR Sedat Jobe?

M.G.C:  Je pense que les autorités sénégalaises ont réagi avec beaucoup d’émotivité et de précipitation comme si elles  étaient concernés au premier plan.  S’il est de tradition de féliciter un président élu, je pense que dans le cas d’espèce, une  certaine retenue pouvait être observée et les détails fournis pouvaient être distillés par des seconds couteaux. Les ambassadeurs avec lesquels j’ai séjourné en Gambie dans le cadre de leurs missions diplomatiques savent de quoi je parle, les étrangers étant souvent perçus comme des donneurs de leçons se prenant pour plus avisés, ce que n’apprécie point le peuple gambien.

De mon point de vue, les informations et précisions apportées par le blogueur Baba Aïdaraétaient claires et suffisantes pour ne pas donner l’impression que les autorités sénégalaises étaient mêlées aux élections présidentielles gambiennes. La  prompte divulgation sur les ondes de certaines informations par les autorités sénégalaises pour saluer l’évènement a quelque peu déçu les observateurs d’autant que les autorités sénégalaises sont bien plus rompues aux arcanes des exigences de la diplomatie pour commettre certains impairs.

Les informations divulguées à travers les ondes n’ont pas plu à certains membres de la coalition surtout que, juste après, une déclaration inopportune du président élu faisait état de sa conversation en Pular avec le président  Macky Sall,  ce qui n’a pas manqué de frustrer aussi d’autres gambiens car remettant au gout du jour les questions d’ethnicité qui ont été beaucoup invitées  par le passé dans le débat politique et au cours de la dernière campagne électorale par l’APRC,  le parti du président Jammeh,  alors que la coalition regroupe en son sein toutes les ethnies de la Gambie Cette fâcheuse mais innocente déclaration du président élu résulte d’un manque de préparation à la haute fonction d’Etat et d’un déficit au niveau de la communication. Le président  élu doit pouvoir bénéficier très rapidement d’un conseiller en communication pour canaliser ses sorties afin d’éviter d’autres impairs.

Par contre,  Dr Sedat Jobe était dans son rôle. Ses vœux pour le renforcement des relations entre le Sénégal et la Gambie qui constituent, par les vicissitudes de l’histoire, deux pays avec un même peuple et son vœu pour le démarrage effectif de la construction du pont de Farafénny vont  dans ce sens.  Il en est de même de  son souhait pour la réintégration de la Gambie dans  le Commonwealth, la CEDEAO et le retour de la diaspora pour contribuer au développement de leur pays dans un climat apaisé et dans un pays ou tous les citoyens seront libres avec les mêmes droits et les mêmes obligations.

F.A. Votre dernier mot?

M.G.C: Pour le peuple gambien que je chéris de tout mon cœur, je prie pour la paix des esprits et des cœurs. Pour le président Jammeh, je le félicite pour son courage politique ainsi que son acceptation du verdict des urnes et lui renouvelle mes sentiments fraternels tout en lui souhaitant bon repos dans sa ferme de Kanilai.  Quant au président élu, Adama Barrow, je lui souhaite plein succès dans ses nouvelles responsabilités et au peuple gambien un grand bonheur dans la paix et la concorde.

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