Migrants esclaves en Libye (1/2) : « J’ai été kidnappé et…

Depuis la publication d’une vidéo montrant un marché aux esclaves en Libye par la télévision américaine CNN le 14 novembre 2017, une vague d’indignation a secoué le monde face à cette résurgence de pratiques moyenâgeuses, violentes et humiliantes. Notre Observateur, un Guinéen aujourd’hui rentré à Conakry, raconte ce qu’il a vécu en 2016.

Dans les jours qui ont suivi le reportage de CNN, la rédaction des Observateurs de France 24 a reçu plusieurs messages de personnes affirmant avoir été victimes de ce trafic d’êtres humains. Notre Observateur guinéen a pu fournir un récit détaillé, cohérent, documenté et appuyé par le témoignage de personnes rencontrées sur sa route.

Dans cette première partie, notre Observateur raconte l’enfer qu’il a connu en Libye. Dans une seconde partie de ce témoignage, il relate sa fuite rocambolesque et désespérée et c’est à lire ici.

L’Organisation internationale des migrations (OIM) estime qu’il y a entre 700 000 et 1 million de migrants en Libye. Le trafic de migrants serait la deuxième activité la plus lucrative du pays, derrière la contrebande de pétrole, et représenterait entre 5 % et 10 % du PIB national, selon France 2.

« Mon ami a été torturé par électrocution, il est mort devant moi »

Ousmane K.

Ousmane K.

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Notre Observateur, Ousmane K., un jeune Guinéen de 22 ans, a été mis en esclavage et vendu en Libye à l’été 2016.

Vous pouvez suivre son parcours sur cette carte interactive. Chaque point rouge représente une étape du voyage d’Ousmane.
En cliquant un point, des informations complémentaires apparaissent.

Après beaucoup de difficultés sur la route de Conakry à Agadez, je suis arrivé à Bani Walid pendant le ramadan [en juin 2016]. Là-bas, j’ai été kidnappé, puis jeté en prison, en étant vendu par les kidnappeurs aux geôliers.

Notre Observateur n’a pas assisté à la transaction dans laquelle il a été vendu. Il pense avoir été vendu avec tout son groupe à son futur geôlier. Ceux qui achètent ces migrants le font dans le but de monnayer ensuite leur libération auprès de leur famille, sans quoi ils les torturent :

Sur le chemin vers la prison, deux de mes amis ont essayé de s’échapper. Le premier a réussi, il est aujourd’hui en Allemagne. Le deuxième s’est fait attraper. Devant moi, il a été attaché à un poteau, il a été torturé par électrocution et roué de coups [ce type de torture est relaté dans beaucoup de témoignages comme étant le plus fréquent, les tortionnaires enroulent ou posent des câbles électriques avec du courant sur la peau de leur victime, ndlr]. Il est mort agonisant devant moi. Son cadavre est resté à côté de nous pendant trois jours. Ensuite, les gardiens nous ont demandé d’aller le mettre au bord de la route.

L’association Al-Salam s’occupe des cadavres de migrants laissés sur le bord des routes, et les enterre dans un terrain à proximité de la ville. Depuis deux ans, elle affirme avoir enterré entre 500 et 600 corps.

À Bani Walid, au moins deux associations libyennes prennent soin de ces migrants clandestins exposés à la torture, à l’esclavage et à la prostitution forcée. L’association Al-Salam gère ce « cimetière des migrants », où elle enterre tous les mois 25 à 30 corps trouvés sur le bord des routes. Elle a également distribué des repas dans les foyers de la ville.

Un dignitaire local, Alhusain Khire, tient un refuge pour les migrants rescapés des prisons clandestines, l’hôtel Ivoire. Il assure la sécurité de ses hôtes et fait intervenir des équipes humanitaires et médicales, comme celles de Médecins sans frontières. Face à la caméra de France 2, il explique que les gérants des prisons clandestines sont très bien implantés dans la ville, et que seul il ne peut apporter qu’une réponse humanitaire.

Deux migrants ravitaillés par l’association Al-Salam, dans un des foyers de la ville. Photo publiée sur Facebook en août 2017.

Cette prison était en fait une sorte de hangar situé en périphérie de la ville. Il y avait des gardiens armés et des caméras de surveillance. Je dirais que nous étions environ 200 à l’intérieur. On ne voyait pas le soleil, on ne savait pas quel jour on était, on nous privait de nourriture, d’eau, on ne se lavait pas. On faisait du travail forcé, on m’a demandé de déplacer des pierres ou de laver tous les tapis de la maison du patron de la prison par exemple.

Un ami avait réussi à garder un petit téléphone, avec lequel j’ai pu prévenir ma famille. Un des gardiens l’a su, il a tiré en l’air et nous a tous mis en ligne. Il a demandé que nous dénoncions celui qui avait un portable. Nous n’avons pas cédé et ils nous ont frappés, certains ont reçu du courant électrique. Puis celui qui l’avait s’est dénoncé de lui-même. Il a été frappé.

« Ils nous faisaient appeler nos parents et nous torturaient en même temps, pour qu’on les supplie de payer la rançon »

Les gardiens disaient qu’on devait attendre ici avant de prendre la route vers Sabratah [une ville côtière à 200 km au nord-ouest de Bani Walid, point de départ vers l’Italie, ndlr]. Ils nous appelaient un par un, disant « c’est bon, tu vas pouvoir partir », mais ils nous mettaient dans une pièce, nous faisaient appeler nos parents et nous torturaient en même temps, pour qu’on les supplie de payer la rançon. Je n’ai pas été torturé, car mes parents ont tout de suite accepté de payer 1 500 dollars [environ 1 200 euros], mais je suis un des seuls à avoir été épargné.

Ma famille toute entière s’est mobilisée pour réunir cet argent, mes oncles et mes tantes ont participé. Mon père a emprunté beaucoup d’argent à ses amis et à ses voisins.

La rédaction des Observateurs de France 24 a reçu de très nombreuses photos de plaies importantes et infectées, prises ces derniers jours dans les refuges de Bani Walid. Parce que très choquantes, nous avons choisi de ne pas les publier. Selon un médecin généraliste, les plaies les plus graves pourraient être atteintes du pian, une maladie infectieuse.

Avec ceux qui ont payé la rançon, nous étions des prisonniers un peu « privilégiés », on était en quelque sorte les assistants des gardiens et on pouvait manger un peu plus que les autres, essentiellement du riz avec un peu de sel. J’étais l’assistant d’un gardien tchadien. Le patron de la prison se faisait appeler Abdulkarim.

En Libye, les téléphones portables et smartphones des migrants sont systématiquement saisis. Notre Observateur n’a donc pas pu documenter ce dont il témoigne. Une fois rentré à Conakry, il a retrouvé le profil Facebook de l’un des gardiens, un Guinéen. Celui-ci avait posté cette photo sur son profil (ci-dessus), depuis supprimé. On le voit avec le « directeur » de la prison, dit « Abdulkarim ».

Grâce à ma position dans la prison, j’ai pu me rendre une fois dans la ville avec le gardien tchadien. J’ai pu appeler mes parents et trouver des contacts pour m’aider à partir. Le chef de la prison l’a su et a demandé à mes parents de payer pour que je puisse partir, ils ont dû payer encore 1 100 dollars [930 euros]. Mais bien sûr je n’ai pas été libéré.

France24

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