Éminent membre du barreau sénégalais, Me Khassimou Touré, administrativiste et excellent procédurier selon nombre de ses confrères, rame à contre-courant sur un sujet délicat – la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (Csm) – revendication fondamentale de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums). Il est également revenu sur le procès Khalifa Sall en attendant la décision du tribunal le 30 mars prochain. Entretien exclusif.
Les rideaux sont tombés sur le procès de la caisse d’avance de la mairie de Dakar. Quels enseignements en avez-vous tirés?
Je commence d’abord par rendre grâce à Dieu qui nous a permis de traverser cette douloureuse épreuve d’un procès qui a été très suivi par l’opinion nationale et internationale. Malgré quelques incidents, je dois dire qu’il s’est déroulé dans d’excellentes conditions. Parce que tout simplement chaque partie – le tribunal, le ministère public et les avocats – a joué le rôle et la partition qui étaient attendus de lui, conformément aux règles de l’art.
Il y a eu tout de même beaucoup d’incidents, graves des fois !
C’est normal que dans ces genres de procès qu’il y en ait, des incidents. Mais ils ont été bien contenus par le tribunal, raison pour laquelle je félicite le président Malick Lamotte pour sa sérénité et son sens de la pondération. Il a fait preuve de beaucoup de tenue et de retenue. C’est cela que l’on attend d’un magistrat en pareille occasion. Ce fut un procès hautement technique avec des interactions permanentes dans les débats et la procédure. C’est-à-dire une approche pluridisciplinaire. Cela se comprend, car il y a une interaction d’usage évidente entre le droit pénal et le droit administratif. Il y avait aussi une interaction entre le droit pénal et les finances publiques. C’est cela qui a fait que des questions hautement techniques ont été posées et débattues. Elles ne pouvaient donc être transcendées que dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire. Puisqu’il s’agissait de deniers publics, il fallait maîtriser à la fois le droit pénal, le droit administratif et les finances publiques.
Expliquez-nous…
La question posée était de clarifier la nature des deniers en jeu dans ce procès. S’agit-il de deniers communément appelés fonds politiques ou pas ? Ces deniers sont-ils des ressources propres de la ville de Dakar ou pas ? Qu’est-ce qui a permis et qui permettrait à l’agent judiciaire de l’État qui bénéficie de compétences attributives légales ait pu intervenir dans ce procès ? Des réponses ont été apportées sur le fondement de la constitution de partie civile de l’État, sur la nature des deniers en cause et la responsabilité des uns et des autres. Grosso modo et en définitive, le principal enseignement qu’on peut tirer de ce procès, c’est que ce n’est pas bon pour la marche de notre administration judiciaire.
Pourquoi ?
Si on remonte le fil du temps de cette affaire, la procédure a été initiée par le président de la République. C’est lui qui a donné instruction à ce grand corps de contrôle qui est l’Inspection générale d’État (Ige) d’aller fouiller certaines institutions municipales dont la ville de Dakar. L’Ige dépend du président de la République qui nomme certains de ses membres. Je suis fondé de croire qu’il ne doit pas être juge et partie. Au niveau de ce corps de contrôle, le Président détient trois leviers qui peuvent facilement donner une coloration politique aux contrôles qu’il ordonne de faire. Premièrement, c’est lui qui décide de l’opportunité d’un contrôle ou pas. À l’approche d’une élection présidentielle cruciale et dans un temps T, demander à l’Ige d’inspecter une institution municipale dirigée par un concurrent potentiel pose problème. Deuxièmement, c’est encore lui, le Président, qui décide de la cible à inspecter. Dans cette histoire, ce ne sont pas toutes les communes qui ont été visitées mais seulement la ville de Dakar en compagnie de quelques autres communes secondaires pour faire avaler la pilule selon laquelle il s’agirait d’une reddition des comptes. La preuve existe que seule la commune de Dakar intéressait l’Exécutif : pour toutes les autres institutions, il n’y a pas eu de suite ou s’il y en a eu, c’est resté confidentiel pour ces maires dont certains auraient été attraits devant la Cour des comptes. La réalité est incontestable : de toutes les communes contrôlées, seule la ville de Dakar et son maire ont fait l’objet de poursuites judiciaires…
Et le troisième levier évoqué ?
Ce levier, c’est le pouvoir discrétionnaire du même président par rapport aux suites à donner aux rapports des enquêtes de l’Ige. En contrôlant la ville de Dakar pendant de longs mois, l’Ige a apprécié le travail qui a été fait, mais puisqu’il fallait trouver la petite bête, elle s’est servie de la caisse d’avance et a demandé au Président de faire ouvrir une information judiciaire. Pourtant, le président n’est pas toujours disposé à donner des suites aux recommandations de l’Ige. Rappelezvous, c’est le Président Macky Sall qui disait à l’occasion d’une de ses sorties qu’il reçoit beaucoup de dossiers certes, mais qu’il met son coude sur certains. C’est donc lui qui a saisi le ministère de la Justice qui a saisi à son tour le ministère public, lequel a fait son travail. Tout cela me ramène à mon propos de plaidoirie : l’Inspection générale d’État doit être réformée. Ma conviction forte est que ce procès est éminemment politique. La chronologie que j’ai en faite me conforte dans cette position.
Le verdict sera rendu le 30 mars. Dans quel état d’esprit l’attendez vous ?
Je ne suis pas d’un optimisme béat mais mesuré. Mon optimisme mesuré est fondé sur trois facteurs. Le premier facteur, c’est que le tribunal a pris du recul et a géré le procès malgré les incidents, en bon père de famille. Ensuite, à l’issue des débats, le président Lamotte a tenu à nous dire pour nous rassurer, nous avocats de la défense, que notre préoccupation principale pour une justice juste et bien distribuée sera bien prise en compte. Il nous a clairement promis une décision de justice impartiale, extirpée de toutes scories. Lorsque le président d’une juridiction transmet à l’occasion d’un procès un tel message, tous les acteurs doivent le prendre au mot. Nous connaissons l’homme, sa probité et son intégrité. Alors, pourquoi ne lui accorderions-nous pas la bonne foi dans ses propos ? Nous espérons seulement qu’il suivra sa logique jusqu’au bout.
La justice sénégalaise est souvent raillée, moquée…
Au-delà de ce procès, mon avis est qu’il est urgent de réhabiliter notre justice qui est à genou. Comme je n’ai cessé de le dire, ce procès de la caisse d’avance de la ville de Dakar, de Khalifa Sall et de ses collaborateurs, est une occasion en or pour réconcilier la justice avec le peuple sénégalais. Il ne faut jamais oublier que les décisions de justice sont rendues au nom du peuple sénégalais souverain. Raison suffisante pour éviter que la politique influence les décisions de justice. Il faut éviter que la politique entre au prétoire et faire de sorte que la règle de droit engloutisse pour de bon la politique dans nos prétoires. Puisque le président Lamotte nous a rassurés, nous avocats de la défense, nous attendons la décision qui sera rendue pour pouvoir faire les commentaires attendus.
De réforme judiciaire, on en parle beaucoup. Notamment du Conseil supérieur de la magistrature. Comment la réussir ?
Cette réflexion doit être engagée de toute urgence, car il me paraît dangereux, par exemple, de laisser un corps de contrôle comme l’Ige entre les mains d’un seul homme qui peut en faire usage dans des orientations aux antipodes des principes fondamentaux d’un État de droit. Voilà pourquoi j’invite à la réforme de ce corps, ce qui est valable pour tous les autres qui se chevauchent et s’enchevêtrent.
Quelles réformes préconisez-vous ?
J’ai appris que le Garde des sceaux a informé de la mise en place d’un comité pour la modernisation de la justice, son devenir… J’en profite pour faire certaines observations. Je suis contre la position de ceux qui pensent qu’il faut sortir le président de la République et le ministre de la Justice du Conseil supérieur de la magistrature. Je crois que le problème n’est pas à ce niveau là.
Il est où ?
Il ne faut pas perdre de vue que c’est l’État qui définit la politique criminelle du pays, laquelle est exécutée par le ministre de la Justice. La politique criminelle est une question de souveraineté nationale. On ne peut, par conséquent, écarter de ce domaine le président de la République dont on accepte tous qu’il détermine la politique de la nation. Pour ce qui est de la justice, le ministre qui met en pratique les orientations de la politique criminelle ne saurait être écarté de l’organe qui régule le fonctionnement de la justice.
Donc, vous êtes opposé à ceux qui réclament que le chef de l’État et le Garde des sceaux ne siègent plus au Csm ?
Clairement dit ! Si je ne suis pas d’ accord, c’est que je pense à la face cachée de l’iceberg, c’est-à-dire un potentiel gouvernement des juges qu’il faut éviter à tout prix, car pouvant entraîner le chaos dans un État, avec des pouvoirs qui entretiendront des rapports de force en permanence. J’ai toujours soutenu que l’indépendance du magistrat est une équation personnelle à résoudre personnellement par le magistrat. Je suis pour une réforme en profondeur du Conseil supérieur de la magistrature. Il faut que toutes les couches importantes de la société y soient représentées et que les magistrats y occupent la place qu’il leur revient de droit…
Et pour quels résultats, à votre avis ?
À mon sens, cela éviterait le favoritisme, le subjectivisme et le parrainage pour une indépendance effective de la justice. Mais en même temps, il faudra donner à l’institution les vrais moyens de son indépendance, une autonomie financière, un secrétariat permanent et un siège digne de son rang. Si au Sénégal, l’exécutif est pointé du doigt et accusé de s’immiscer dans le jeu judiciaire, il n’est pasle seul. Le pouvoir religieux n’est pas à l’écart de la justice. Avec le pouvoir financier, c’est-à-dire celui de l’argent, ils interviennent souvent plus que l’exécutif dans le fonctionnement de la justice…