L’incendie de la tour Grenfell à Londres, un scandale d’inégalités qui s’est soldé par une trentaine de morts

La catastrophe du 14 juin qui a fait au moins une trentaine de morts à Londres révèle quelque chose de vraiment inadmissible : les riches et les pauvres ne bénéficient pas des mêmes garanties de sécurité.
À mesure que s’alourdissait le bilan de l’incendie de la tour Grenfell, des gens sensés ont averti qu’il ne fallait pas tirer de conclusions hâtives. Des militants, de gauche pour la plupart, ont dénoncé la bureaucratie suffisante de l’organisme gestionnaire du parc locatif de Kensington et Chelsea, mais aussi la politique libérale du gouvernement conservateur qui avait refusé de réglementer le secteur.

Ces avertissements semblaient raisonnables. Au moment où je rédige ces lignes, je ne sais toujours pas pourquoi le feu s’est propagé à une vitesse si effrayante. Pourquoi précipiter l’analyse des faits et la publication d’articles ? Les personnes dont la première réaction, face à une catastrophe, est de saisir l’occasion de porter un coup bas sont certes blâmables.
Mais les arguments sensés sont parfois déplacés. Dès que j’ai entendu les accents des rescapés dans les matinales des journaux, j’ai compris que cet incendie était éminemment politique. Londres est une ville de riches et de pauvres. La classe moyenne et les ouvriers qualifiés ont de plus en plus de mal à louer un logement à moins de 10 kilomètres du centre, sans même parler d’acheter. Les riches vivent tout autant dans de grands immeubles que dans des maisons en brique à Chelsea. Les gratte-ciel destinés aux nantis sont partout : à Canary Wharf et le long de la Tamise jusqu’aux docks de St Katharine, au sud du fleuve dans l’ancienne centrale électrique de Battersea, mais aussi près de Hyde Park, dans l’ensemble d’immeubles pour oligarques qui appartient aux frères Candy.

Morts parce qu’ils sont pauvres

Pour mieux comprendre à quel point les riches sont riches, il peut être utile de signaler qu’il y a face aux bureaux du Guardian et de l’Observer des immeubles résidentiels qui ont été construits au nord de King’s Cross, sur des friches où vivaient autrefois des prostituées et des trafiquants de drogue. Les architectes ont fait du beau boulot en transformant ce terrain vague en lieu où vivre et travailler.

Mais King’s Cross reste un quartier entrecoupé de grands axes routiers et de voies ferrées. Le bruit et la pollution empêchent d’y voir un quartier cossu. Malgré tous ces défauts, un F4 aménagé dans un ancien gazomètre, susceptible d’intéresser une famille avec deux enfants, coûte 2,9 millions de livres [3,3 millions d’euros]. Un F3, où tiendrait à peine cette même famille de quatre personnes, coûte 2,1 millions de livres [2,4 millions d’euros].
Pendant la campagne qui a précédé l’élection du 8 juin, le Parti travailliste a affirmé qu’on était riche à partir d’un revenu annuel de 70 000 livres [80 000 euros]. Certes, cela permet de faire partie des 5 % les mieux lotis au Royaume-Uni. Mais pour se payer l’un de ces modestes appartements, situés dans un quartier central mais pas très sain de Londres, il faut gagner près de 600 000 livres [685 000 euros] par an ou avoir accès à un capital d’au moins un million de livres.

Dès que j’ai entendu les accents des habitants à la radio, j’ai su que les nantis de Londres avaient été épargnés. L’incendie avait ravagé une tour de HLM que les gens fortunés voient seulement depuis la voie rapide.
Les voix des rescapés étaient celles des Londoniens pauvres : des réfugiés, de nouveaux arrivants du Congo, des Philippines et du Maroc, et des membres de la classe ouvrière installée de longue date, pour qui il serait inimaginable de déménager même en prenant un deuxième ou un troisième emploi. Je prends certes au sérieux ceux qui mettent en garde contre les conclusions précipitées, mais on peut néanmoins déjà affirmer que les familles et les voisins de ces témoins sont morts parce qu’ils étaient pauvres.

Les services publics montrés du doigt

Les rescapés de la tour Grenfell racontent avoir régulièrement rappelé que le bâtiment n’avait qu’une seule issue de secours. Ils craignaient que les chaudières et les tuyaux de gaz n’explosent. Ils voulaient savoir pourquoi leur tour n’était pas équipée d’alarmes incendie et de sprinklers. Dans un post prémonitoire en novembre dernier, les locataires confiaient leurs craintes : “C’est affreux mais le collectif de Grenfell est convaincu que seule une catastrophe pourra mettre au jour les carences et l’incompétence de notre propriétaire, le bailleur KCTMO.” “Personne ne nous a écoutés”, déplorent-ils aujourd’hui.

Le professeur Richard Titmuss de la London School of Economics, aujourd’hui décédé, avait eu cette analyse : “des services publics indigents deviennent rapidement des services publics pour indigents”. Et rien ne change parce que les pauvres n’ont pas les moyens de se faire entendre.

Dans les grands ensembles luxueux, de Canary Wharf à Hyde Park, si les propriétaires se sentent un tant soit peu en danger, le conseil syndical se mettra en quatre pour les rassurer. Les gens qui ont de l’argent savent comment se faire entendre, ou trouver quelqu’un pour les représenter. Vous ne me croyez pas ? Essayez d’appeler n’importe quel service de réclamations, et prenez un accent ouvrier ou étranger. Vous risquez d’être surpris de l’accueil qui vous sera réservé.
Et évidemment, si les riches ne réussissent pas à se faire entendre, ils peuvent toujours menacer de porter l’affaire en justice. Comme dans l’affaire entre la Tate Modern et les propriétaires des luxueux appartements sur la Tamise. Ces derniers avaient porté plainte, non pas parce qu’ils craignaient pour leur sécurité, mais parce qu’une nouvelle galerie de la Tate Modern donnait directement sur leurs appartements, ainsi transformés selon eux en “aquariums” pour des milliers de visiteurs.

Un peu plus de justice, s’il vous plaît

Loin de moi l’idée de me moquer ou d’essayer de dire que leurs inquiétudes étaient ridicules par rapport aux risques encourus dans les taudis londoniens. Je veux juste dire que quand on a de l’argent et des avocats, il est pratiquement impossible de connaître le même sort funeste que les locataires de la tour Grenfell.

Cette catastrophe devrait nous inciter à repartir sur de bonnes bases. Nous devrions réclamer que les riches et les pauvres soient traités de la même façon, qu’ils bénéficient des mêmes normes d’hygiène et de sécurité. Si les riches ont des extincteurs automatiques, les pauvres doivent en avoir aussi. Si les façades des résidences haut de gamme sont équipées de revêtements ignifugés, les immeubles des cités doivent l’être aussi. Il faut aller au-delà des questions de sécurité, et même revoir les critères d’espace et de confort, indépendamment des revenus des personnes occupant les logements.

Mais peut-être ne se passera-t-il rien. La mise en place de normes décentes prendra du temps et de l’argent, beaucoup d’argent. Peut-être y aura-t-il une enquête qui ne mènera à rien, des perquisitions de police qui ne donneront rien, et un rafistolage rapide de la réglementation au Parlement. Le grand cirque de la vie publique britannique fera son dernier numéro et passera à autre chose. Mais je ne crois pas. Ou du moins je ne l’espère pas. Nous venons de voir des centaines de personnes, prises au piège des flammes, essayant d’échapper à une catastrophe qu’elles avaient plusieurs fois annoncée. Si nous pouvons passer à autre chose, c’est que plus rien ne nous touche.
Avec courrierinternational.com

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