Libye : Sarraj, Haftar, Ghweil… Qui sont les joueurs de la partie d’échecs post-Kadhafi ?

Destiné à apaiser les tensions, le statu quo avalisé par les autorités de Tripoli et de Tobrouk a ouvert un espace à d’autres protagonistes. Et fragmenté un peu plus la scène politique locale.

Échec et mat il y a cinq ans et demi, Mouammar Kadhafi était passé maître dans l’art d’ordonner les pions du plateau libyen. Le vide qu’il a laissé est devenu depuis 2014 le terrain d’un jeu à pièces multiples et à somme nulle entre l’Est et l’Ouest.

 

 

Fayez el-Sarraj

Dans l’Ouest, bien que paralysé dans le complexe de la primature du centre de Tripoli, Fayez el-Sarraj, chef d’un gouvernement d’union nationale défendu par quelques milices encore à sa solde, se maintient.

Une légitimité contestée

Débarqué dans le port de Tripoli en mars 2016, il n’a pu s’extraire de la base navale d’Abou Setta que le 11 juillet suivant. Porteur des espoirs nationaux et internationaux, mais aussi impuissant à réconcilier le pays qu’à pacifier la capitale, il a vu son crédit se déliter. Sa légitimité, désormais arc-boutée sur la seule béquille de la reconnaissance onusienne, est contestée jusque dans ses derniers périmètres.

En octobre 2016, les hommes d’un gouvernement rival s’emparent des locaux du Conseil d’État. L’ONU et l’Union européenne condamnent l’attaque, et la reprise en décembre de Syrte, tombée aux mains de Daesh, par des milices venues de l’Ouest est faite symboliquement au nom de son gouvernement.

Le 12 janvier, le même gouvernement parallèle occupe quelques heures durant les ministères de la Défense, du Travail et des Martyrs. Le 20 février, le convoi de Sarraj est mitraillé alors qu’il s’aventure en lisière du quartier d’Abou Slim. Les véhicules sont blindés, les balles ne font pas de victimes, mais le coup illustre la précarité de la position de Sarraj comme l’anarchie qui règne à Tripoli, éclatée entre milices concurrentes.

 


 

 

Khalifa Haftar

Face à lui, le maréchal Khalifa Haftar règne sur l’Est. L’ancien haut gradé de Kadhafi, passé dans l’opposition dans les années 1990, a atterri deux ans avant Sarraj sur l’échiquier libyen. Figure militaire fédérant une petite armée dans sa lutte proclamée contre les islamistes de tout poil, il a réussi à s’imposer à Benghazi, capitale de l’Est, quand Sarraj s’effondrait à Tripoli.

Comme son titre triomphal, il tient sa légitimité du Parlement, élu en juin 2014, mais poussé quelques semaines plus tard par le désordre milicien à s’exiler à Tobrouk. Ayant récusé   pourtant signé en décembre 2015 par des représentants de Tobrouk, Haftar rejette l’autorité de Sarraj.

Le chef de guerre se dit ouvert à la négociation, mais a déjà deux fois déserté à la dernière minute des tête‑à-tête avec Sarraj organisés par son allié, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.

Sa force, l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), a réduit les derniers carrés de jihadistes à Derna et fini par bouter en janvier 2017 les Brigades de défense de Benghazi (BDB), également désignées terroristes, des positions qu’elles tenaient dans cette ville.

Un aspect de la politique russe est de soutenir Haftar dans sa lutte antiterroriste

Sa puissance, il la doit aussi à ses parrains extérieurs, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Mais surtout la Russie, sur laquelle Haftar mise et où Poutine l’a convié par deux fois quand Sarraj n’a eu qu’une fois cet honneur, le 2 mars dernier. Au maître du Kremlin, Haftar a demandé d’illustrer à ses côtés en Libye la même puissance qu’il déploie en Syrie pour son protégé Assad.

Le 14 mars, l’agence Reuters révélait la présence d’une vingtaine d’agents des forces spéciales russes sur une base égyptienne, à 100 km de la frontière, ce que Le Caire et Moscou démentaient aussitôt. Les premiers mouvements d’un soutien massif ? « Un aspect de la politique russe est de soutenir Haftar dans sa lutte antiterroriste. Mais les forces militaires et les positions sur le terrain du Libyen ne sont pas celles du Syrien.

Le soutien qu’acceptent de lui accorder les Russes n’est pas susceptible de faire basculer la situation en sa faveur. Ils ne veulent pas non plus trop le favoriser politiquement, en témoigne la porte ouverte à Sarraj », explique Mattia Toaldo, expert Libye au think tank du Conseil européen des relations internationales.


 

 

Khalifa Ghweil

Pour les diplomates américains, le renfort russe viendrait sauver in extremis la mise à Haftar. Prises à revers par les BDB qu’elles avaient chassées de Benghazi, les troupes du maréchal ont en effet dû leur abandonner le 8 mars des positions stratégiques dans le croissant pétrolier, zone où transite l’essentiel du pétrole libyen et trésor de guerre conquis par Haftar en septembre 2016. Objectif des BDB : reconstituer leurs forces sur les dividendes de l’or noir pour se lancer à la reconquête armée de Benghazi.

À l’heure où nous écrivions ces lignes, le camp de Haftar affirmait avoir repris les plus importantes positions de la zone mais, note Toaldo, « cette retraite a trahi la faiblesse militaire de Haftar, dont les forces ne peuvent combattre simultanément à Benghazi, Derna et dans le croissant pétrolier, où ses positions n’étaient défendues que par quelques gardes des installations peu loyaux et des auxiliaires tchadiens et soudanais qui se sont volatilisés ».

Une alliance stratégique

Les BDB se placent sous le patronage d’un troisième homme, Khalifa Ghweil, qui se revendique toujours Premier ministre d’un gouvernement de Salut national concurrent de celui de Sarraj. « Leur lien avec Ghweil est ténu, on ne peut parler d’alliance stratégique, poursuit Toaldo. C’est un lien politique car ils occupent la même position dans le cadre politique libyen : ils sont radicalement opposés à Haftar, mais aussi à Sarraj. »

C’est ce chef de milice tripolitain qui a ordonné les attaques de bâtiments gouvernementaux en octobre 2016 et janvier 2017. Le 9 février, Ghweil proclamait la création d’une Garde nationale libyenne, s’appuyant sur le renfort d’une colonne de 300 pick-up de miliciens venus de Misrata, mais dont l’allégeance est aussi ténue que celle des BDB.

Ghweil pense que son heure est arrivée

Pour Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) de Genève, « Ghweil, qui tente d’approcher des diplomates internationaux, pense que son heure est arrivée. Lui comme d’autres acteurs n’ont pas accepté l’arrangement non déclaré entre Sarraj et Haftar pour calmer le jeu jusqu’à l’année prochaine, un statu quo qui signifierait son éviction. » Car si la rencontre entre les deux hommes forts n’a pas été possible, un accord a été trouvé en février pour que chacun se maintienne dans sa position actuelle jusqu’à des élections prévues en février 2018.


 

 

Seif el-Islam Kadhafi

Le gel du conflit entre les pièces maîtresses du jeu libyen a convoqué une autre figure, au vieux nom honni par nombre de ses compatriotes, mais qui, pour d’autres, pourrait être l’homme de demain.

Au début de mars, un chef militaire de Zintan, localité au sud-ouest de Tripoli tout autant opposée aux milices de la capitale qu’elle l’était hier à Kadhafi, annonçait au micro de France 24 : « Seif el-Islam est libre et se trouve sur le sol libyen. »

Capturé en novembre 2011 par les Zintani, le fils du « Guide », que l’on voyait prendre sa succession, a été  pour sa responsabilité dans la répression de 2011 et est recherché par la Cour pénale internationale. Mais ses geôliers de Zintan, rangés dans le camp de Haftar par une autre alliance de circonstance, ont choisi de garder cette carte dans leur manche.

Un pays de plus en plus fragmenté

En juillet 2016, ils avaient déjà annoncé sa libération, mais les circonstances actuelles pourraient expliquer la réédition de l’annonce. « On constate en ce moment l’épuisement voire la faillite des deux hommes forts, Haftar et Sarraj, qui placent la Libye dans une impasse totale sur les plans politique, économique et militaire.

Du coup, la recherche d’un autre homme a bénéficié à Seif el-Islam », analyse Abidi. L’apaisement entre Est et Ouest viendra-t‑il complexifier la situation en incitant de nouvelles figures à tenter de conquérir des positions ? « On ne peut parler d’une dynamique entre Sarraj, Haftar et Ghweil, qui ne sont que trois des dix acteurs importants du jeu libyen, décrypte Toaldo. Et si les kadhafistes en font partie, ils ne pèsent pas assez pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

La dynamique réelle est beaucoup plus complexe, avec les gens de Misrata, ceux de Zintan, les sécessionnistes de Cyrénaïque, etc. La scène libyenne connaît en ce moment une fragmentation beaucoup plus grave qu’au début du processus onusien, il y a deux ans. »
Jeune Afrique

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