Ce n’est pas l’histoire du japonais, Iwao Hakamada, cet homme qui détient le triste record mondial du temps passé dans le couloir de la mort. Un homme, âgé aujourd’hui de 79 ans, emprisonné pendant 48 ans, avant d’être libéré.
C’est l’histoire d’un détenu sénégalais nommé Assane Tall, aujourd’hui âgé de 70 ans.
L’homme, frêle, la barbe abondante et blanchie par le poids de l’âge, sa fierté en bandoulière, a passé 28 ans à la prison de Rebeuss. Il est le détenu qui a le plus duré à la Maison d’arrêt de Rebeuss. Et l’homme qui a réussi à déjouer le rigide règlement intérieur de ce mythique établissement pénitentiaire.
Rebeuss étant une maison d’arrêt, elle ne doit, en principe, recueillir que des prisonniers en attente de jugement ou qui purgent des peines inférieures ou égales à 6 mois. Tout condamné à une peine supérieure à cette peine doit être transféré dans l’un des deux camps pénaux du Sénégal (Liberté 6 ou Koutal) ou dans les autres Maisons d’arrêt et de correction (Mac) comme le Cap Manuel.
Assane Tall, lui, « habite » depuis 28 ans à la prison de Rebeuss et y demeure toujours. Et pourtant, il a bénéficié d’une libération conditionnelle. Il fait partie des 800 détenus concernés par la série de libérations décidée par le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Me Sidiki Kaba.
Le jour où sa décision de libération est arrivée, Assane Tall était parti faire des achats avec des gardes pénitentiaires. La nouvelle a parcouru chambre après chambre jusqu’à arriver aux oreilles des 2500 détenus que compte Rebeuss. Ils se sont tous réjouis de la bonne fortune de Assane Tall. « Enfin le destin lui fait un clin d’œil. Il va sortir de cette sinistre geôle et rejoindre sa famille », se disent les détenus. Mais lorsque Assane arrive, il surprend tout le monde.
« J’ai refusé de sortir de Rebeuss »
« J’ai refusé de sortir. J’ai dit que je ne vais nulle part tant qu’on ne me donne pas mon argent. Vous savez, quand tu travailles en prison, on te fait signer des pécules. J’en ai beaucoup signé, mais on ne m’a rien payé. J’ai alors décidé de rester en prison, malgré ma libération conditionnelle. Lors de mon 2e séjour carcéral pour une affaire de meurtre, j’avais demandé au Bon Dieu de m’aider, de me préserver et de me laisser mourir en prison, s’il le faut, si je devais sortir et revenir. Dieu a exaucé mes prières. Je vis encore à la prison de Rebeuss. On m’a même octroyé un espace là-bas. Mais, je dois le construire pour y habiter. Le problème est que je n’en ai pas les moyens. Aïdara Sylla et Karim Wade avaient promis de prendre en charge les frais de construction. Après cela, Karim avait demandé aux autorités s’il pouvait voir la place qui m’a été octroyée. Le directeur a refusé et Karim s’est finalement désengagé », dit-il, emmitouflé dans un jacquet bleu, malgré la canicule.
Assane Tall se sent à l’aise à la prison de Rebeuss. Il prépare ses propres repas. « C’est à moi seul qu’on a permis cela », dit-il. Il connait « 100 M2 » dans ses moindres recoins. Il a été pensionnaire de toutes les chambres (1 à 43), « sauf les nouvelles, c’est-à-dire 44, 45, 46, parce qu’elles sont en construction », dit-il.
Il estime que Rebeuss n’est plus ce qu’elle était. « Il n’y a plus de grands bandits. C’est vrai que les jeunes agressent, tues…, mais c’est parce qu’ils prennent de la drogue ou boivent de l’alcool. Les anciens bandits, eux, avaient opté pour la délinquance. Les chambres 9 et 10 sont très difficiles. C’est vraiment plein de monde. Les prisonniers se couchent difficilement. J’ai même enlevé les blocs de béton (qui leur servaient de lit) que les blancs avaient mis là-bas pour y mettre des tôles. Mais, comme il fait chaud, les prisonniers suent beaucoup pendant la nuit. Et la sueur ronge toutes les tôles. Tu vois même certains prisonniers se blesser de temps en temps », témoigne-t-il.
Aujourd’hui, Assane Tall sort de Rebeuss comme il veut pour vaquer à ses occupations et y retourne tous les jours pour y passer la nuit. Il est connu par tous les prisonniers puisqu’il est le Monsieur corvées de la prison. Il est l’électricien, le plombier, le maçon, le menuisier, l’éboueur… Il a vu défiler à Rebeuss, Abdoulaye Wade, Abbé Diamacoune Senghor, Idrissa Seck, Cheikh Béthio Thioune, Alioune Abatallib Samb alias Ino, Alassane Sy, alias Alex… Des millions de détenus l’ont trouvé dans cette prison et l’y ont laissé.
À Rebeuss, moult histoires sont racontées sur lui. D’aucuns vont même jusqu’à raconter qu’il a tué son épouse. D’autres disent qu’il a abrégé la vie de ses parents. Mais l’homme, un taiseux, ne fait rien pour démentir les rumeurs. Il vaque à ses occupations et continue à entretenir le mythe qui entoure sa personne.
Persécuté parce qu’il a épousé une castée
D’après ce qu’il a raconté en exclusivité sur Seneweb, Assane Tall est « une victime de la société ». « J’avais épousé une femme “gnegno » » (une castée). Et mes parents n’étaient pas d’accord avec cette union. Nous avons eu des difficultés dans la maison familiale. Je me disputais souvent avec ma mère et mes sœurs. Elles sont même allées jusqu’à me marabouter. Je suis allé vivre chez ma femme, nous avons eu un enfant. J’étais salarié à l’époque. C’est par la suite qu’on m’a licencié et je suis allé louer une chambre. Finalement, ma femme ne pouvait plus vivre là-bas et on a dû quitter ce lieu pour retourner chez moi. Une fois à la maison, les disputes ont recommencé. Tout le monde pensait que ma mère allait me donner les papiers de la maison. Et effectivement, à une certaine période, elle m’a remis les papiers pour que je vende la maison afin de régler mes problèmes. Mais j’ai refusé, lui disant que la maison n’a jamais appartenu à mon père. J’ai continué à avoir des problèmes au sein de la famille. J’ai été trainé dans la boue, jeté dans la rue. Et finalement, je me suis décidé à sortir de la maison. Je suis donc venu récupérer mes affaires. Par la suite, je suis rentré dans la chambre de ma sœur pour prendre une somme d’argent afin de partir à l’étranger. C’est ainsi qu’une personne m’a vu et s’est interposée. Nous nous sommes bagarrés et je l’ai frappé avec une barre de fer. Il est mort », raconte Assane Tall.
On est dans les années 80. Les portes de Rebeuss s’ouvrent pour la première fois pour Assane Tall qui, auparavant, n’avait jamais eu affaire ni à la police ni à la gendarmerie. Il sera ballotté de chambre en chambre à Rebeuss. Très vite, ses talents d’« homme 12 métiers » sont détectés par les régisseurs qui se sont succédé dans cet établissement pénitentiaire. Il est utilisé dans les corvées aussi bien dans la détention (le compartiment où se trouvent les cellules) que dans les bâtiments administratifs. On le « prête » même aux autres prisons de Dakar lorsqu’il y a des travaux à effectuer.
Il fera 13 ans en détention préventive avant de passer en jugement devant la Cour d’assises de Dakar. Reconnu coupable, il est condamné à 10 ans de travaux forcés. Peine qu’il a déjà purgée.
Lorsqu’il sort de prison, il erre dans les rues, parcourt les baptêmes et les cérémonies de deuil pour se restaurer et effectuer de petits travaux. « On me payait 3.000 ou 2.000 FCFA. La nuit, j’évitais de dormir dans la rue pour ne pas tomber sur une opération de sécurisation. J’allais dans les champs pour dormir ».
C’est justement dans un baptême qu’il croise un de ses codétenus qui connait ses talents de « débrouillard ». « On a ouvert un restaurant. Un restaurant qui était jadis géré par un Portugais ou un Libanais qui y avait laissé une télévision. Nous avons tenu une réunion avec tous ceux qui travaillent au restaurant et avons conclu que tant qu’on n’a pas acheté cette télévision, personne n’a le droit de l’allumer », se souvient-il.
Un jour, le beau-frère de son ami codétenu a voulu allumer la télé pour suivre un match de coupe du monde. Assane s’interpose. Une altercation s’ensuit et une bagarre éclate. « Il s’est emparé d’un couteau et m’a planté un coup sur la tête. J’ai réagi, je me suis saisi d’une barre de fer et lui en a asséné un coup à la main. Le couteau est tombé et j’ai réussi à le récupérer en premier avant de le lui enfoncer. Il est ainsi décédé », raconte-t-il.
Condamné à mort après un 2e meurtre
Deux mois après son élargissement de prison, le voilà à nouveau mêlé à un meurtre. Sachant ce qui l’attendait, il entre en cavale. « Un jour, j’ai rencontré à Pikine Icotaf un ami à qui je devais une télévision qu’il m’avait remise pour réparation. Il m’a attrapé, refusant de me laisser repartir tant que je ne lui rends pas sa télé. Je ne pouvais pas lui dire que j’avais commis un meurtre. Je lui ai dit que la télé était chez un ami à Rebeuss. Il m’a conduit à la police de Guédiawaye. J’ai été arrêté à nouveau parce qu’un avis de recherche m’y attendait », dit-il.
Assane retourne ainsi à la case prison. Il est inculpé d’assassinat (meurtre avec préméditation). « Dans la prison, les gens étaient contents quand ils m’ont revu, puisque c’est moi qui effectuais tous les travaux là-bas (l’électricité, la plomberie…) ».
Il fera à nouveau 15 ans à Rebeuss avant d’aller en procès. « C’est Aissata Raby Wane qui m’a jugé. J’ai plaidé la légitime défense, mais elle m’a dit que j’ai prémédité mon acte. Elle m’a condamné à mort. Je lui ai répondu que de toute façon, tout le monde est appelé à mourir un jour », se remémore-t-il. Heureusement, ses avocats se pourvoient en cassation (il n’y avait pas d’appel à l’époque). La décision est plus tard cassée. Il repasse en jugement avant d’être condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il restera encore longtemps en prison avant de bénéficier de la libération conditionnelle. Une libération qu’il a refusée, préférant rester en prison.
Pourtant, ses enfants sont prêts à le recueillir. Mais Assane, lui, préfère voler de ses propres ailes. « Mes enfants se trouvent à Yeumbeul. Leur maman est une castée. On nous avait séparés contre sa volonté. Mais je lui ai demandé de me laisser tomber et de partir, parce que je ne voulais pas qu’elle souffre durant toute sa vie. Dieu l’a aidée. Elle est partie en Italie et a eu un mari. Elle a acheté une maison à Yeumbeul et y a installé les enfants. Mes enfants m’ont même demandé de venir vivre avec eux, mais j’ai refusé ».
Assane préfère rester en prison. Et y mourir si telle est la volonté de Dieu. En tout cas, pour ce qui reste de sa vie, il ne veut plus faire de tort à personne, ni dépendre de qui que ce soit.