Le maître coranique Khadim Guèye a comparu hier mercredi, devant le tribunal de grande instance de Louga pour répondre des faits de maltraitances commis sur des talibés de son daara, sis à Ndiagne. Aux questions formulées par le tribunal, il a répondu sans réserve. Retour sur les minutes de son face-à-face avec les juges.
Assis sur le banc du box des accusés, au milieu de ses camarades d’infortune, le maître coranique Cheikhouna Guèye dit Khadim lève constamment la tête vers le ciel, murmurant assurément des versets du Coran. Comme s’il était en communion avec un être invisible, le prévenu restera un bon moment dans cette position, sans se soucier des regards posés sur sa personne. Pendant qu’il méditait sur son sort, le juge, flanqué de ses deux assesseurs et du premier substitut du procureur, rejoint la salle d’audience qui refusait déjà du monde. Face à une pile de dossiers, le juge fait appeler à la barre le prévenu. Cheikhouna Guèye s’éjecte de son banc, droit dans ses bottes, la tête baissée et s’avance lentement vers la barre du tribunal de grande instance. Il sera rejoint la minute d’après, par ses co-prévenus : Pape Diop, Mor Loum, Madial Ndiaye, Yacine Diaw et Maty Diacko.
Habillé d’une djellaba ample, de couleur beige marron, le tristement célèbre prévenu, visiblement dominé par l’émotion, perd ses marques et s’installe sur la chaise réservée à l’interprète assermenté. Il sera interpellé par l’huissier audiencier qui l’invitera à se tenir devant la barre. Sans broncher, il s’exécute. C’est le moment saisi par le juge qui fait lecture de ses filiations : «Vous vous appelez Cheikhouna Guèye, vous êtes né en 1978 à Ndiagne, vous êtes maître coranique, marié à trois épouses et père de plusieurs enfants…»
Le prévenu lève les yeux, hoche la tête et répond par l’affirmative.
Le juge : «Vous êtes poursuivi pour violence et voie de fait sur des enfants de moins de 15 ans et mise en danger de la vie d’autrui. Reconnaissez-vous les faits ?»
Le prévenu : « Oui, je les reconnais ».
Le juge : « Pouvez-vous revenir sur les faits ? »
Cheikhouna Guèye se racle la gorge et se lâche après avoir marqué une petite pause : «Je dispose de plus de 200 talibés et seuls 5 parmi eux ont été enchaînés dans mon daara. Cela veut dire que ces cinq talibés ne sont pas exempts de reproches. Je reconnais avoir commis une erreur. Je précise cependant que ces cinq enfants ont été enchaînés par leurs propres parents, pour les contraindre à ne pas fuguer. Tenez, le jeune Khadim Niang a fugué à 4 reprises et son camarade Fallou Loum, plus de 10 fois. C’est d’ailleurs pourquoi leurs parents ont opté pour cette solution forte.»
Le juge : « Saviez-vous que cette pratique est réprimée par la loi ? »
Cheikhouna Guèye baisse le regard et répond : «Je ne savais pas que c’est interdit, sinon je ne l’aurais pas fait. Je ne considère pas ces gamins comme des esclaves. Ils étaient certes contraints à rester sur place, mais leurs mamans leur apporter chaque jour, les trois repas quotidiens.»
Le juge : « N’aviez-vous pas d’autres moyens plus adéquats que d’enchaîner des êtres humains ? »
Le prévenu hésite, cherche ses mots et articule : «Nous n’avons pas d’autres moyens de dissuasion. Mais après cet épisode, nous avons convenu de ne plus accepter de talibé fugueur dans notre daara. Aussi, nous comptons restituer à leurs parents, les fugueurs, parce que nous ne voulons plus avoir affaire à ce genre de problème.»
Le juge : « Savez-vous que vous mettiez la vie de ces gamins en danger, en les enchaînant. Parce qu’en cas d’incendie ou de bousculade, vous alliez dans un instinct de survie, les laisser à leur propre sort ? »
Il hésite un moment et lance : «Je n’avais pas pris en compte cette donne. En tout cas, je ne voulais pas leur faire du mal, mais juste leur apprendre à maîtriser le Coran. Seulement avec la tournure prise par cette affaire, j’ai décidé d’abandonner cette pratique et pour de bon. Je demande pardon.»
Puis, il craque, secoue la tête, balance légèrement les bras en signe de dépit, avant de prendre place sur une chaise, touchant certains de ses proches qui verseront de chaudes larmes. L’un d’eux est même entré en transe, entrainant une interruption momentanée des débats. Il sera évacué de la salle.
Très pédagogue, le juge revient à la charge et interpelle avec tact, le maître coranique : « Khadim, reste fort pour que nous puissions poursuivre le travail. » Cet incident d’audience résolu, place est faite au substitut du procureur.
Le procureur : « Khadim Guèye, où avez-vous appris le Coran ?»
Le prévenu : «J’ai appris le Coran à Diourbel. J’y ai passé 20 ans. Après la maîtrise du Coran, mon marabout m’a conseillé de rentrer à Ndiagne pour y ouvrir une école coranique.»
Le procureur : « Lorsque vous étiez talibé, est-ce que votre maître coranique avait l’habitude de vous enchaîner ? »
Le prévenu : «Je vous dirais que j’ai été enchaîné à mes débuts à Diourbel. Mon marabout s’était offusqué de ma peine à maîtriser les leçons. J’ai été menotté une seconde fois. Mon marabout voulait que je fasse vite.»
Le procureur : « Doit-on comprendre dans vos propos que c’est parce que vous avez été enchaîné par votre marabout que vous avez à votre tour fait subir cette pratique rétrograde à vos talibés ? »
Le prévenu marque un temps d’arrêt avant de répondre : «Ce n’est pas exactement cela. Je n’avais d’autres choix que de recourir aux chaînes. Seulement, je viens de me rendre compte que c’est une pratique délictuelle.»
À la suite du parquet, le maître coranique Cheikhouna Guèye qui n’était pas au bout de ses peines, va cette fois croiser le fer avec l’avocat de la défense, Me Ndianga Dabo.
Me Ndianga Dabo : « Combien de disciples avez-vous formé ? »
Le prévenu : «Je ne peux honnêtement pas les compter, parque qu’ils sont très nombreux.»
Me Dabo : « Certains sont-ils parvenus à ouvrir leur propre Daara ? »
Le prévenu se retourne, fixe la salle comme pour chercher quelques visages de ses anciens talibés. Instantanément, six jeunes lèvent leur main comme pour répondre à l’avocat. Visiblement touché par ce geste de soutien, Cheikhouna Guèye ému, secoue la tête, avant de regagner tranquillement le box des accusés. Il sera suivi à la barre par ses co-prévenus qui, à leur tour, feront face au tribunal. Au bout de deux heures d’interrogatoire, les débats ont été clos, le juge a mis l’affaire en délibéré jusqu’au 4 décembre prochain.