Un être humain a besoin de deux poumons pour respirer. Une démocratie aussi. Les deux poumons de la démocratie sont la majorité et l’opposition. Le débat sur le statut de l’opposition illustre à merveille comme la classe politique adore user des armes de distraction massive pour ne pas se pencher sur les questions essentielles.
A la fin des années 1990, avant notre première alternance démocratique, le président de la République Abdou Diouf avait nommé le Professeur de Droit constitutionnel El Hadj Mbodj, médiateur pour le statut de l’opposition et le financement des partis politiques. Le Pr Mbodj s’inspira de beaucoup de modèles, comme celui du Canada et de la Grande Bretagne et remit au Président de la République un rapport d’une grande qualité sur ces deux questions. Le Pr Mbodj en était arrivé à la conclusion que le statut du chef de l’opposition existait de fait mais qu’il fallait le «routiniser».
C’était il y a vingt ans. Vingt ans après, on en revient au même débat. Notre classe politique nous enferme dans une sorte de mythe de Sisyphe. Un éternel recommencement, comme ce débat à chaque élection, sur le fichier électoral. Depuis l’ouverture démocratique partielle de Senghor dans les années 70, avec les quatre courants, et le multipartisme intégral de Diouf en 1981, l’opposition existe dans notre système politique. Elle existait aussi du temps de la démocratie des 4 communes. Elle n’a jamais été clandestine. Donc, retournons 20 ans en arrière pour constater qu’il y a de fait un statut de l’opposition, mais il faut le «routiniser ».
«Routiniser», c’est-à-dire l’accepter comme une routine dans l’espace de la République. C’est ce que nous n’avons jamais su faire, même si paradoxalement, l’alternance est devenue la «respiration de notre démocratie», même si nous avons d’anciens opposants au sommet de l’Etat et un ancien président de la République et des anciens Premiers ministres dans l’opposition. «Routiniser» le statut de l’opposition et de son chef, veut dire aujourd’hui urbaniser et civiliser les relations entre la majorité et l’opposition, et mettre fin aux guerres puniques sénégalaises, qui sont avant tout des conflits et règlements de comptes personnels.
L’opposition et son chef doivent avoir leur place dans le protocole de la République, parce que le chef de l’opposition est le deuxième choix des Sénégalais après le président de la République. Le président de la République se doit aussi de le consulter sur les grandes questions qui engagent l’avenir de la Nation.
C’est ainsi que Winston Churchill, le Premier ministre britannique, convia Clement Attlee, le chef de l’opposition, à la conférence de Potsdam de juillet 1947, qui devait le réunir avec Truman des Etats-Unis, et Staline de l’Union soviétique. Churchill voulait qu’il n’y ait pas de rupture dans la défense des intérêts de la Grande Bretagne en cas d’alternance. Quelle grandeur ! Quel sens de l’Etat ! Effectivement, Churchill perdit les élections et Attlee revint à la conférence en tant que Premier ministre, alors qu’il y était convié quelques jours auparavant en tant que chef de l’opposition. Ce niveau d’urbanités n’est possible que pour des gentlemen.
Et nos hommes politiques ne sont pas des gentlemen, parce que le débat politique est trop personnalisé et trop violent. Le meilleur texte n’est rien sans les acteurs et ce sont les acteurs le problème. Si on parvient à «routiniser» le statut de l’opposition et de son chef, on se rend vite compte que l’idée d’un gouvernement fantôme, «shadow cabinet», de l’opposition, n’est pas une si mauvaise idée. Soyons clairs, le shadow cabinet ne veut pas dire gouvernement parallèle. Le shadow cabinet vise à préparer l’opposition à exercer le pouvoir.
Ainsi, le chef de l’opposition se prépare à être Président et dans chaque secteur, il va avoir un spécialiste pressenti à exercer les fonctions de ministre en cas de victoire. Ce qui fera que l’alternance politique ne signifiera pas forcement rupture dans le fonctionnement des affaires. C’est parce que souvent l’opposition ne prépare pas son arrivée au pouvoir qu’après les alternances, nous avons beaucoup de tâtonnements avant que le nouveau pouvoir ne capitule devant la toute-puissance de la technostructure administrative. Aujourd’hui, à part le colonel Kébé, Secrétaire national à la Défense, donc probable ministre des Forces armées si Idrissa Seck devient Président, on ne voit nulle part les spécialistes de l’opposition sur les questions économiques, de politique extérieure ou de défense. Alors que ces questions sont vitales pour notre pays.
Quand on est voisin du Mali, un pays où le chef des services de renseignements, fête ses 50 ans en grande pompe avec Fally Ipupa et Sidiki Diabaté, alors que le pays a été sauvé de la partition par une intervention étrangère, opposition comme majorité devraient se pencher sur la sécurité et la défense de notre frontière orientale. Au Mossad israélien, on apprend aux agents que leur travail est vital pour la survie d’Israël, car un «bon renseignement vaut une division d’infanterie». Et l’histoire des guerres israélo-arabes confirme ce fait. Même si c’est anecdotique, le comportement du chef des services de renseignements du Mali, montre l’écart entre la gravité de la situation dans ce pays et l’insousciance de ses élites.
Etant donné que les Français et le G 5 ne resteront pas éternellement et au vu l’insouciance des élites maliennes, le temps joue en faveur des islamistes et des Touaregs. Nos hommes politiques devraient être jugés aussi sur ces questions, parce que le Mali pour nous n’est pas une question de politique extérieure, mais une question de sécurité nationale. Sans l’opération Serval, on aurait les jihadistes à nos frontières.
La menace se rapproche. Elle était au Nord, elle est maintenant au Centre. Si l’Etat malien s’effondre encore, on les aura à nos frontières. Gouverner c’est prévoir, mais «défendre c’est prévenir», tous nos grands partis politiques ont des spécialistes du code électoral. Il est temps qu’ils cherchent aussi des spécialistes de cette question, entre autres.
Yoro Dia