C’est dommage que le transfèrement des deux ex-détenus d’origine libyenne, provenant de la prison de Guantanamo ait été programmé le 4 avril 2016, coïncidant avec le 56ème anniversaire de l’accession de notre pays à la souveraineté internationale. C’est également dommage de constater, pour le déplorer, que l’effectivité de la mesure ait été rendue publique, quelques heures seulement après le défilé militaire qui a valu admiration et confiance à notre armée nationale. C’est d’autant plus désolant qu’il s’agit de transfèrement d’ex-détenus terroristes au moment où l’édition de cette année est placée sous le thème « Forces de défense et de sécurité face aux défis sécuritaires». Il faut, également, noter que le communiqué égocentrique du département américain, pour justifier la mesure, exaspère plus qu’il ne rassure : « Nous employons tous les moyens possibles pour réduire le nombre de détenus à Guantanamo et fermer le centre de détention d’une manière responsable qui protège notre sureté nationale ».
Cette translation d’ex-détenus procède, sans nul doute, d’une convention de coopération entre les Etats américain et sénégalais mais sa concrétisation n’honore en rien les deux parties, au regard des principes fondamentaux de la charte internationale des droits de l’homme. Elle montre, en toute évidence, que les deux ex-détenus libyens sont passés d’une zone de «non droit» (prison de Guantanamo) à un exil forcé (Sénégal). La mesure qualifiée «humanitaire» les affranchit de la rigueur du régime pénitentiaire et des conditions de détention de la prison de Guantanamo mais va certainement les couper de leurs liens affectifs, familiaux et sociaux. Dès lors, on peut aussi s’interroger sur la position du Sénégal, Etat souverain, qui donne son onction, dans ce marché de dupes orchestré par les Etats-Unis, pour la mise en œuvre d’une connivence dont l’achèvement confère, à terme, aux deux ex-détenus libyens un statut d’apatrides, des individus sans nationalité légale.
Selon le ministre de la Justice du Sénégal et certains responsables d’organisations des droits de l’homme : «ils n’ont pas été condamnés et ont été déclarés libres de toutes les charge», après quatorze ans de détention. Cela veut dire que leur détention était arbitraire comme, c’est le cas, du reste, pour la grande majorité des détenus de Guantanamo. Il n’est non plus établi qu’ils étaient persécutés dans leur propre pays pour bénéficier de l’asile du Sénégal. Ceci indique clairement que leur transfèrement constitue une violation flagrante et grave des dispositions de l’article 9 de la déclaration universelle des droits de l’homme : «Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé».
L’Administration Bush a créé la prison de Guantanamo, quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001, pour manifester au peuple américain une volonté réelle de développer au maximum les moyens de répression et de lutte contre les terroristes. IL s’ensuit une vaste opération d’arrestation et de détention arbitraire au nom de «la guerre contre le terrorisme», avec des conditions de détention basées sur l’application de mesures extrêmes de sureté, d’actes de torture et de traitements cruels et inhumains. La prison de Guantanamo située en dehors du territoire souverain des Etats-Unis n’est pas soumise à la législation américaine et devient, ainsi, le plus grand centre de détention de violation des droits humains. «Les cours fédérales n’ont pas compétence pour examiner les requêtes en habeas corpus déposées par les personnes qui y sont incarcérées», selon Amnesty International.
Par conséquent, on peut se demander sur quels arguments juridiques tirés du droit international, se fondent les autorités publiques sénégalaises pour justifier la légalité de leur engagement aux cotés des Etats-Unis, sachant qu’ils violent délibérément, depuis plus d’une décennie, les droits de l’homme, notamment ceux prévus par le pacte international relatif aux droits civils et politiques : Le droit pour toute personne privée de liberté d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale : Article 9 (4) ; le droit à réparation de tout individu victime d’arrestation ou de détention illégale : Article 9 (5) ; le droit de toute personne privée de liberté d’être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine : Article 10 (1).
Il faut aussi rappeler que les Etats-Unis ont toujours refusé de signer et de ratifier le statut de Rome de la Cour pénale internationale qui garantit le respect de la justice internationale et sa mise en œuvre, concourt à la prévention des crimes et met fin à l’impunité des crimes contre l’humanité parmi lesquels on peut citer : la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants infligés à une personne se trouvant sous sa garde ou son contrôle.
La grande et dernière interrogation réside dans la définition des conditions et modalités de prise en charge de ces deux ex-détenus, en vue de faciliter leur intégration dans la société sénégalaise. La tâche ne sera pas facile ; il s’agit bien de terroristes présumés, libres de toutes les charges et qui ne sont astreints à aucune restriction de liberté de mouvement. L’avenir nous en dira plus.
Toutefois nous recommandons, d’ors et déjà, aux Etats Unis de renvoyer les ex-détenus libres de toutes les charges dans leur propre pays ou leur accorder, en guise de réparation, un droit d’asile, d’autant plus que la prison de Guantanamo est seulement à quelques nœuds des côtes américaines. Les autorités sénégalaises devront à l’avenir, par rapport à cette espèce, faire l’équilibre entre les nécessités de la coopération bilatérale et les exigences de sécurité publique nationale.
CHEIKH SADIBOU DOUCOURE
SPECIALISTE DES DROITS DE L’HOMME
ET DES QUESTIONS PENITENTIAIRES
PIKINE TALI BOUMACK
DOUCOUREC111@ YAHOO.FR