Après 14 ans passés à la tête du quotidien «L’As», Mamadou Thierno Talla a décidé de passer le témoin. L’homme profondément du matin, reçoit ce jour dans les locaux de son désormais ex-journal, à la cité Keur Gorgui. Mise quelconque sur des sandales en cuir, le sourire rare, Thierno, qui confie avoir cédé son «bébé» pour s’accorder plus de temps de loisir, revient dans cet entretien sur les péripéties qui ont escorté la transaction, les anecdotes succulentes qui ont jalonné sa carrière, ses relations avec Abdoulaye Wade et son nouveau «bébé», le site «toutinfo.net».
Après 14 ans à la tête de «L’As», pourquoi avoir décidé de céder les actions du groupe 3M COMM à votre rédacteur en chef, Amadou Bâ ?
J’ai décidé de lui céder la gérance de L’As et la décision sera effective le 30 août. Après 26 années d’expérience dans la presse écrite, 14 ans à la tête de L’As et compte tenu des mutations majeures dans le monde de la presse, je me suis dit que le temps est venu de passer la main pour procéder à une alternance générationnelle et passer à autre chose. Je pense qu’en toute modestie, je n’ai plus rien à prouver dans la presse écrite. Une nouvelle vie commence, avec le lancement d’un site Internet, «toutinfo.net», qui existe déjà et en moins de 5 jours, nous avons eu 3 scoops dont celui de l’identité du meurtrier du gendarme Tamsir Sané, la hausse du prix du ciment. Avec mon carnet d’adresses et mes sources, je peux avoir un site du tonnerre.
Pourquoi avoir senti ce besoin de passer la main ?
A 57 ans, je souhaite accorder du temps à ma famille, mais aussi écrire mes mémoires pour partager mon expérience. J’ai décidé de vendre parce que je veux une autre vie. Je veux bien vieillir, mener d’autres activités : dans l’agriculture, l’élevage… Je souhaite avoir une vie plus saine, moins polluée et stressante.
Quand est-ce que vous avez senti le besoin de passer la main ?
Il y a eu une alerte, il y a trois ans. Nous avions perdu 50 millions en contrats de publicité, 30 millions d’Expresso et 20 millions du Port autonome de Dakar. C’était une grosse perte pour nous. La publicité et les ventes baissaient, les charges augmentaient. Tous les tirages étaient en baisse. Fort de ce constat, j’ai dit qu’il était temps d’arrêter l’hémorragie et de trouver un autre repreneur. J’ai discuté avec plusieurs personnes et c’est avec Amadou Bâ que je me suis accordé. Et c’est tant mieux car il est de la maison.
«Mon souhait est que L’As me survive»
A combien avez-vous cédé le journal L’As ?
C’est moins une question d’argent que de reconnaissance et de récompense à un homme loyal. Le capital de L’As s’élevait à 1 million. Mais le plus important, c’est d’avoir passé le témoin à quelqu’un que je connais. Il a été loyal, en toute épreuve. Il a reçu des offres d’emploi à l’extérieur, mais il est resté. Il a été intéressé par l’offre et je le lui ai donné. Le plus important c’est la pérennisation du titre. Et en tant que professionnel, il gardera la ligne éditoriale. Mon souhait est que L’As me survive.
Quelles sont les péripéties qui ont escorté ce passage ?
J’ai eu à discuter avec plusieurs personnes, dont des politiciens. Malheureusement, nous ne nous sommes pas tombés d’accord. Un jour, j’en ai parlé avec Amadou et il m’a dit qu’il était intéressé. Mais ce n’est pas l’argent qui fonde la qualité de nos relations.
En décidant de vous tourner vers le digital, est-ce que Thierno Talla n’anticipe pas sur la mort de la presse écrite ?
Non. Je pense que même si la presse écrite est en dépérissement, elle ne va pas disparaître. L’information devient de plus en plus gratuite et digitale. La presse écrite est en retard par rapport à l’information générale, mais je me suis vraiment épanoui dans la presse et je continue de m’y épanouir, malgré les difficultés. La presse m’a permis de m’enrichir humainement.
«Je suis multi millionnaire»
Et financièrement ?
Alhamdoulillah ! Je ne me plains pas. Je parviens à vivre et à faire vivre correctement ma famille.
Thierno Talla est-il milliardaire ?
Je ne veux pas être milliardaire, parce que cela va m’empoisonner la vie et m’éloigner de Dieu. Par contre, je suis multimillionnaire parce qu’un million, ce n’est rien. Ce que je souhaite, c’est d’avoir des entreprises stables dont les employés sont bien payés et à temps. Je compte profiter de cette rupture pour mieux apprendre le Saint Coran, remercier le Seigneur, mieux pratiquer ma religion mais aussi aller plus souvent à la Mecque et dans les compétitions internationales de football, parce que le football, c’est ma passion. En résumé, avec ce départ, je compte prendre du temps pour ma famille et moi, m’accorder beaucoup plus de temps de loisir. Et réaliser mon rêve de faire un 3e cycle pour devenir professeur d’université en Philosophie et en Histoire, car j’aime enseigner.
Le job de Dirpub est-il une tâche aisée ?
Rien n’est facile dans la vie. Un quotidien est comme une œuvre d’art. Elle n’est jamais achevée et cela nous pousse à toujours vouloir nous améliorer. C’est extrêmement difficile de combattre l’armée invincible des coquilles et des fautes. On cherche toujours à se surpasser. Je dirai que la fonction de Dirpub est exaltante. Bosser 18 heures par jour ce n’est pas facile. La seule satisfaction qu’on a est d’ordre moral. Quand on aide à faire avancer certaines causes ou quand on voit son «bébé» entre les mains des gens, ça c’est un bonheur exquis.
Mais le spectre de la diffamation plane en permanence sur la tête d’un Dirpub ?
Exact ! Et j’en profite pour dire que le texte sur la diffamation doit être revu car le plus souvent, quand un procès est intenté contre un journaliste, souvent il est condamné. J’ai eu à gagner des procès pour diffamation, mais je n’en tire aucune gloire.
En 14 ans d’existence, L’As a eu combien de procès ?
J’en ai gagné 3 et perdu un. On a eu aussi à être agressé en 2008 par des nervis de Farba Senghor sous le régime d’Abdoulaye Wade. Dieu merci, on est en vie et l’aventure continue. Pour cette affaire, nous devions être dédommagés à hauteur de 20 millions, mais je n’ai jamais exécuté ces pauvres comparses.
Comment avez-vous vécu cet évènement ?
Cela m’a trouvé à Yamoussoukro (Côte d’Ivoire). Et heureusement, il n’y avait pas eu de blessés. Ils (les nervis) étaient plus mus par l’envie d’intimider. Ils sont tombés sur le gardien, qui était en train de prier et mon fils cadet, âgé de 5 ans. Ils l’ont aspergé de gaz. Il a crié. Ils ont saccagé la salle des archives, avant de disparaître. J’ai été informé le lendemain. J’étais en vacances à Yamoussoukro. La presse m’a donné mes plus belles années de vie et mes meilleurs souvenirs. J’ai eu de très grands patrons et j’ai une reconnaissance éternelle au groupe Sud communication, surtout à feu Ibrahima Fall, etc. Ce sont eux qui m’ont donné ma première chance dans la presse.
Vous avez eu à manager quatre quotidiens : Le Populaire, L’Actuel, L’Observateur et L’As. Lequel a été le plus facile à diriger ?
Il m’est très difficile de répondre à cette question. Dans chaque aventure, il y a eu quelque chose de positif. J’ai eu de bons patrons. Il y a eu des moments de bonheur infini comme des moments difficiles.
«J’ai claqué la porte d’une audience avec Me Wade»
Des anecdotes ?
Je pense que j’ai eu la plus grosse frayeur de ma vie en décembre 2000. Nous avons été, Sidy Diop du Soleil et moi, arrêtés par la Dic. Nous étions en plein ramadan. A cette époque, Abdoulaye Wade, président de la République d’alors, avait interdit aux journalistes d’écrire sur le conflit casamançais. Nous avons fait un dossier sur la crise en Casamance et Wade a demandé à la Dic de nous arrêter. J’étais directeur de publication du «Populaire». Après avoir été entendus par la Dic, nous avons été acheminés dans le bureau du Procureur. Ce dernier a demandé qu’on nous mène directement chez le Doyen des juges. Alors que nous attendions pour notre face à face avec le Doyen des juges, un de nos avocats nous a dit : «Vu la tournure des choses, je pense que vous allez être déferrés.» J’ai invoqué Allah et je me suis dit : «Tiens, on va aller en prison.» Je pense que Wade m’en voulait un peu parce qu’avant les élections de 2000, j’avais écrit un article sur lui disant qu’il avait été victime d’un malaise. Il craignait d’être disqualifié. Ce jour-là, Idrissa Seck et lui m’ont appelé et m’ont copieusement insulté. Mes oreilles en vibrent encore. Heureusement, pour cet incident, j’ai rectifié le tir parce que j’avais été induit en erreur de bonne foi par une source. Il m’avait même envoyé une citation directe, la première que je recevais de toute ma carrière. Quand j’ai rectifié, la plainte a été retirée. Pour en revenir à notre interpellation, nous avons passé une nuit au Commissariat spéciale du Port. Et n’eût été le soutien de Ahmed Khalifa Niass, nous allions passer la nuit à même le sol. Il nous a apporté des matelas et nous avons été relativement bien traités. Le lendemain, une fois dans le bureau du Doyen des juges, notre placement sous contrôle judiciaire nous a été notifié. Nous avons poussé un ouf de soulagement.
Avez-vous craqué ?
Non ! La Police aime jouer sur les nerfs des interpellés, mais j’ai tenu bon. Je m’inquiétais plus pour ma mère et ma femme. Je pensais beaucoup à leur réaction. Mon fils aîné s’est même bagarré à l’école parce qu’un de ses camarades le chahutait en lui disant : «Ton père est en prison». Il avait 6 ans. L’autre anecdote, c’est quand j’ai claqué la porte d’une audience avec Wade. Il recevait les patrons de presse qui étaient venus lui présenter leurs condoléances lors du décès de Karine Marteau, la femme de Karim. Devant mes pairs, il a trouvé que je manquais de crédibilité et j’ai claqué la porte. J’ai pris cela comme une insulte et je lui ai dit que je n’étais pas venu ici pour me faire insulter. Par la suite, nous avons fait la paix lors d’une audience qu’il avait accordée au Cdeps et ce jour-là, il m’a tapoté à l’épaule et a dit : «Thierno Talla et Youssou Ndour, ce sont mes enfants perdus.» Wade avait beaucoup d’affection pour nous.
Avez-vous des regrets ?
Non, cela ne sert à rien. Les regrets sont une perte de temps. Cela fait toujours mal quand on est démenti et ce papier sur le malaise de Wade, je l’ai senti passer. J’ai eu mes plus belles satisfactions dans le journalisme. Alors que j’étais prédestiné à un métier de contrôleur économique. C’est la presse qui m’a fait.
Quelle est l’édition qui vous a amené au 7e ciel ?
C’est difficile à dire. Il y a l’exclusivité que j’ai décrochée avec Franck Timis de British Petroleum, en présence de Aliou Sall. Au «Matin», je me souviendrai toujours de l’interview avec les feus Ousmane Tanor Dieng et Djibo Leïty Kâ.
IGFM