Les Sénégalais se plaignent de la faiblesse de niveau dans les rédactions de la presse nationale, mais il ne pouvait en être autrement au regard des leviers qui font marcher un pan entier de cette noble corporation. Le journalisme, comme l’enseignement, a cessé d’être une vocation pour devenir un gagne-pain. Il n’y a guère longtemps, une des plus célèbres plumes de ce pays s’indignait (avec un grain de suspicion manifeste) du niveau de vie très élevé de certains journalistes. Il a raconté en direct dans une radio l’anecdote dans laquelle il faisait observer à un « jeune journaliste » que malgré sa carrière de plusieurs décennies dans le métier, il ne pouvait pas rêver d’une voiture aussi luxuriante que celle que conduisait son jeune confrère. Aujourd’hui il a rangé sa plume de journaliste d’investigation auréolé du statut autoproclamé « de conscience critique de son peuple » au profit d’une carrière politique d’une rebutante pauvreté.
Néanmoins son témoignage reste intéressant du point de vue historique: tant que les profanes le disaient, ça ne pouvait pas être pris au sérieux. Mais puisque l’auteur de cette réflexion est lui-même un éminent représentant de la corporation, l’énergie de l’incrédulité commence à s’épuiser. Quand l’argent devient le principal souci dans la collecte et le traitement de l’information, c’est faire preuve de mauvaise foi que de réclamer une presse de qualité. Or qu’est ce qui peut expliquer que de grands entrepreneurs qui n’ont rien à voir avec le journalisme investissent dans un domaine où la rentabilité est presque nulle ? Ce serait étrange que cet engouement pour la presse soit seulement mu par l’amour de la profession de journalisme. Il est fort probable que la presse soit désormais un moyen de pression sur les décideurs politiques. On sait que la politique fiscale du gouvernement peut parfois se muer en une sorte de persécution fiscale face à laquelle il est indispensable de trouver une forme de résistance, fut-elle sournoise.
Dans une démocratie d’opinion les leaders politiques se soucient parfois plus de leur image auprès de l’opinion que de la demande sociale : ils cherchent davantage à contrôler les consciences qu’à satisfaire les besoins réels des citoyens. Il est dès lors plus prudent pour un homme d’affaire avisé d’avoir une force de pression que de ne pas en avoir. Que devient alors le rendement démocratique de la presse dans cette large supercherie ? La presse doit être « l’instrument démocratique par excellence » et ce, pour au moins deux raisons. La première est que c’est elle qui, comme courroie de transmission entre les préoccupations des citoyens et le leadership des décideurs politiques, doit refléter la vitalité démocratique d’une société. La deuxième est qu’elle a un rôle d’éveil des consciences et d’éducation des masses : c’est à la presse d’aider à élever les citoyens au niveau des élites. C’est par le biais de la presse que peut s’établir une véritable éthique de la communication. Cette éthique veut que tous les sujets de la société fassent l’objet d’une délibération dans laquelle tous les citoyens, pourvus qu’ils soient doués de bon sens, sont conviés.
Le principe de la société ouverte n’aurait jamais de sens sans une presse libre et indépendante. C’est seulement par la presse que le principe fondateur de la véritable humanité est possible, à savoir l’altérité. Sans altérité il n’y a ni humanité ni humanisme. C’est pourquoi une presse ne doit jamais être inféodée aux pouvoirs (l’argent et le politique), elle ne doit jamais abdiquer face à la tentation de l’unilatéralité. Les wolofs ont le terme le plus philosophique pour conceptualiser l’altérité : Nawlé. C’est celui dans le regard duquel on se mire, s’identifie et se rectifie pour devenir meilleur. Nawlé (alter ego) c’est celui qui me rappelle mon propre Moi, l’extrême contingence de ma subjectivité, la non transcendance de ma perception du monde sur celle des autres. Nawlé c’est celui par qui mon humanité a une garantie, car je le prends comme témoin et mesure de celle-ci dans ma conduite quotidienne. Ce n’est pas parce qu’on détient le pouvoir qu’on est pur, saint, au-dessus de tout le monde. Par la presse chaque secteur, chaque parti politique, chaque force sociale, doit voir à travers les autres forces sociales un partenaire démocratique, un Nawlé.
Mais quand la presse est outrancièrement partiale, quand elle sacrifie sa noble vocation d’instrument démocratique par excellence sur l’autel de l’argent ou du pouvoir, c’en est fini des piliers de la société ouverte. Or ce machin pompeusement appelé « publi-reportage » est l’hameçon qui a harponné le paysage audiovisuel sénégalais. L’espace le plus visible de la presse est devenu un espace publicitaire ce qui se traduit par une réduction drastique de l’espace dédié à l’information. On crée de cette façon une confusion entre l’information et la publicité (qui est une forme de communication) de sorte que le cerveau du citoyen ordinaire ne soit plus en mesure de dissocier l’information et la communication. Ce qui s’est passé durant le référendum est un véritable scandale en démocratie : tout l’espace médiatique a été monopolisé par un camp ce qui, du coup, en a exclu l’autre camp. Ce qui se trame en direction des législatives est encore pire : une presse a décidé de détruire tous les camps opposés à celui du pouvoir. Jamais dans l’histoire de notre pays on a vu un concubinage aussi manifeste entre un pouvoir et des professionnels des médias.
Il n’y a que dans les régimes autoritaires qu’une telle intempérance en matière de communication se voit. Il faut soigner cette profonde blessure de la démocratie sénégalaise pour la prémunir des forces réactionnaires qui la travestissent au gré de leurs intérêts. Seul un régime corrompu peut faire preuve d’une si grande frénésie dans la confiscation de l’espace médiatique qui est avant tout un espace public. Il n’y a plus de doute, nous vivons dans un régime dictatorial dont les prémisses universelles sont toujours les mêmes : la diabolisation de ses adversaires, la confiscation de la presse et l’emprisonnement des récalcitrants. Quand la presse devient une arme du pouvoir pour ternir l’image des opposants et les vouer à la vindicte populaire c’est qu’elle a troqué son indépendance contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Il suffit simplement de parcourir les titres « à la Une » pour comprendre que la liberté et l’indépendance sont devenues le saint graal de la presse dans ce pays. Un des symptômes d’une presse qui a perdu sa liberté, c’est l’homogénéité de ses titres et des contenus des faits traités
*Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
Secrétaire général du Mouvement citoyen LABEIL-Sénégal
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