En jetant l’idée d’un Conseil suprême de la République dans la circulation, l’ancien premier ministre Idrissa Seck ne pouvait s’attendre à une telle levée de boucliers. Pourtant, son idée ne manque pas de pertinence si l’on considère l’histoire politique et économique de notre pays d’une part et d’autre part les évolutions en cours au sein d’une économie mondiale globalisée.
Déjà à l’aube de notre indépendance, une diffraction se fit jour autour des grandes orientations de la politique économique qui conduisit ultimement à la crise politique de 1962. L’une des raisons évidentes de cette crise était liée au manque de consensus fort et d’une vision largement partagée au sein de l’appareil dirigeant du Parti-État. C’est pourquoi, pendant que le président du Conseil Mamadou Dia convoquait la prééminence du Parti, l’ancien président Senghor actionnait l’Assemblée nationale dans le dénouement de la crise.
On peut dire que de l’indépendance à nos jours, les incertitudes économiques ont constamment jalonné la trajectoire du Sénégal. Et ce, en raison des difficultés à nous affranchir des aléas de la nature et des vicissitudes de la conjoncture mondiale mais aussi et surtout en raison des déficits dans la construction de consensus forts autour des questions essentielles. C’est le président Abdou Diouf qui fut le plus éprouvé par ce manque de consensus quand il s’est agi de faire face au rouleau compresseur des institutions de Bretton Woods. La rigueur des programmes d’ajustement structurel (PAS) aurait été certainement moins ressentie si le président Abdou Diouf pouvait s’appuyer sur des franges importantes de la population dans la conduite de processus négociés en lieu et place des diktats tous azimuts.
Parmi les questions essentielles qui n’ont jamais fait l’objet d’un débat sérieux au Sénégal, figure celle du modèle de développement économique. Le professeur et animateur Mamadou Sy Tounkara a raison de dire que le Sénégal, de l’indépendance à nos jours, ne s’est pas encore doté d’un modèle de développement majoritairement accepté et connu de tous.
Il est vrai que le président Wade a ouvert la voie dans la construction d’infrastructures de haute facture afin, pense-t-il, de mettre en place les conditions initiales du développement. Mais de quel développement s’agit-t-il ? La question reste posée. Le président Macky Sall déroule le Plan Sénégal Émergent (PSE),-un des programmes les plus aboutis dans sa formulation depuis l’indépendance-, dont l’horizon théorique est fixé à 2035. Mais une grosse hypothèque pèse sur le PSE dont l’espérance de vie pourrait culminer, tout au plus, à 2024 si le successeur du président Macky Sall ne lui prête pas une seconde vie sous forme de prolongation. Au-delà du Sénégal, c’est le grand drame de la postcolonie qui est ici posé où les perspectives économiques durables, contrairement aux pouvoirs politiques trentenaires, constituent l’exception. D’où la pertinence de la proposition de l’ancien premier ministre Idrissa Seck.
IL est impérieux que la majorité des Sénégalais se retrouve autour d’un socle, d’un certain nombre de constantes, d’un certain nombre de positions et de propositions non négociables dans le seul intérêt du Sénégal. Des questions autour desquelles la couleur partisane s’efface. Il en est ainsi dans un pays comme la France que nous aimons tant copier. Alain Juppé et Laurent Fabius sont l’un de droite, l’autre de gauche, mais ils sont interchangeables dans la défense des intérêts de la France. Dans un même dossier, ils arriveront aux mêmes résultats, à epsilon près, dans la défense des intérêts de leur pays. Car ils ont, tous les deux, la claire conscience des contours des intérêts non négociables de la France. Je ne suis pas sûr que nos hommes politiques de différents bords soient aussi interchangeables en ayant une même tenue ou sensiblement identique face à des interlocuteurs étrangers dans la défense des intérêts du Sénégal.
En somme, notre pays ne peut se payer le luxe de vouloir, à chaque alternance politique, modifier les fondations ou l’architecture de la « Maison Sénégal ». Des consensus forts doivent être trouvés pour déterminer les parties « pérennes » de l’édifice.
Sans consensus autour de l’essentiel, notre pays risquera de se perdre dans la frénésie concurrentielle d’une mondialisation foncièrement inégalitaire. Dans mon livre intitulé : Pour mieux amarrer l’Afrique noire à l’économie mondiale globalisée, je souligne l’importance du consensus dans l’essor économique relativement récent de certains pays d’Asie du Sud-Est en ces termes : « Pourtant, au départ, l’expérience de certains pays d’Asie du Sud-Est, modèle achevé de réussite du point de vue des institutions financières internationales et de bien d’autres, a reposé principalement sur le leadership d’États capables d’initier et d’organiser de vastes consensus autour du choix stratégique de l’ouverture sur l’extérieur, de nature à impulser « un développement industriel accéléré ». Les acteurs de ces consensus furent les différents États, affichant des velléités nationalistes et dotés de solides pouvoirs coercitifs, capables de moduler la violence à des fins productives, ainsi que les multinationales, les élites locales, les organisations ouvrières et paysannes, etc. » (P99).
Pour revenir à la proposition de l’ancien premier ministre Idrissa Seck, peu importe l’appellation de ce cadre. En quoi un « Conseil suprême de la République » peut-il se situer au-dessus du Président de la République ? Un Conseil, c’est pour conseiller. Un président, c’est pour présider. Il n’y a pas de confusion possible. Comment d’ailleurs quelqu’un qui convoite la place du Calife peut-il travailler à se fabriquer un futur éventuel patron en l’occurrence le Conseil suprême de la République ?
Pourtant, même le Canada, pays de paix par excellence, s’est doté d’un Conseil de la fédération en 2004, regroupant les premiers ministres des provinces et celui du fédéral, pour discuter, à intervalles réguliers, des grandes questions qui agitent la confédération. L’existence de ce Conseil de la fédération canadienne ne fera perdre la moindre once de son charme à Justin Trudeau encore moins de sa popularité.
Il faut laisser le Président Macky Sall prendre langue avec l’ancien premier ministre Idrissa Seck dans l’intérêt du Sénégal en ces termes : Vous voulez un Conseil suprême de la République, discutons de son contour et de son contenu. En retour, j’attends votre contribution ou votre soutien au PSE, le programme phare de mon mandat. C’est par la négociation que procèdent les présidents américains avec le Congrès, surtout quand celui-ci leur est hostile, pour arriver à des compromis dynamiques dans l’intérêt des USA. C’est peut-être là que gît, en partie, le secret de la réussite et de la puissance américaines.
Mamadou Lamine Sylla, PhD, Montréal, Canada
Auteur du livre : Pour mieux amarrer l’Afrique noire à l’économie mondiale globalisée, Éditions L’Harmattan, 2015