La nécessité d’auditer la Senelec (Madiambal Diagne)

Je paie directement ou indirectement des factures d’électricité en zone urbaine, en zone périurbaine et en zone rurale. Les dernières factures sont particulièrement salées, avec des montants allant parfois du simple au triple, comparativement aux factures habituelles. Aussi, sur certains compteurs prépayés, il a été observé que le niveau de consommation a augmenté fortement. J’ai alors écrit à la Société nationale d’électricité (Senelec), en charge de la production, de la distribution et de la vente de l’électricité, pour avoir des explications sur cette situation. Je n’ai reçu aucune réponse, en dépit de mes multiples relances. Les factures étant échues, il faudrait s’en acquitter au risque de se voir couper l’électricité sans ménagement ou aucune autre forme de procès. Ils sont certainement nombreux des gens, à avoir été à la marche organisée par l’initiative citoyenne «Nioo lank», protestant contre la hausse des factures d’électricité qui les concernaient directement. La frustration des consommateurs est grande, surtout qu’aucune autorité n’avait daigné s’expliquer et assumer une communication pour éclairer la lanterne des abonnés. Pourtant, quand il s’était agi de présenter la politique énergétique et les «bons résultats» tant vantés de la Senelec, les responsables de la société nationale, comme les autorités de tutelle au niveau gouvernemental, ne se privaient de savourer leurs réussites sur les plateaux des télés et autres colonnes des journaux. Mais quand il y a une pilule amère à faire avaler au consommateur, il ne se trouve personne pour risquer son image dans une communication désavantageuse. Les consommateurs ont dû hurler leur mécontentement pour qu’enfin quelques responsables de second plan ne soient poussés à monter au créneau pour chercher à expliquer que les hausses qui entreront en vigueur à compter du 1er décembre 2019 allaient être entre 6 à 10%. La réalité des factures distribuées montre des proportions bien supérieures. Aussi, le Directeur général de la Senelec a fini par dire que 54% des abonnés, constituant les plus faibles revenus, étaient épargnés de la hausse. Là également, la réalité montre une autre situation.
Mais si on en est arrivé à cette situation qui consiste à augmenter fortement le prix de l’électricité alors que les responsables de ce secteur nous assuraient du contraire, c’est parce qu’il y a quelque part un problème et pas des moindres, que les populations méritent de savoir.

Qu’est-ce qui se passe à la Senelec ?

Le 11 mars 2017, dans le cadre des «Grandes conférences du journal Le Quotidien», Mouhamadou Makhtar Cissé, actuel ministre de l’Energie, alors Directeur général de la Senelec, assurait que la Senelec était sortie de l’obscurité. Mouhamadou Makhtar Cissé s’était livré à une véritable séance d’explication sur sa «nouvelle Senelec». Le secret de ce succès tenait aux investissements en cours, à la production et à l’accès universel. En vantant les mérites du plan stratégique qu’il disait être en train de mettre en œuvre, le Dg de la Senelec avait soutenu que les «investissements importants contenus dans le plan stratégique permettront à la Senelec d’être aux normes d’ici 2020». D’après M. Cissé, «c’est une promesse ferme, rationnelle et raisonnable». «La situation de la Senelec et de la fourniture de l’électricité ne peut que s’améliorer», avait-il assuré. Il ajoutait : «Nous sommes fortement dépendants du pétrole, mais grâce aux perspectives que nous avons avec les découvertes de gaz et de pétrole au Sénégal, la planification que nous avons mise en place et les solutions de substitution, nous arriverons à avoir une production suffisante, assurer une meilleure qualité, mais surtout généraliser l’accès.»

Partant de ces prévisions, il soulignait que le problème de la disponibilité de l’énergie était réglé jusqu’à l’horizon 2030. La disponibilité de l’énergie assurée, celle-ci aura des répercussions sur le coût de l’électricité. «C’est cette diversification qui permet de baisser le coût de l’énergie. Nous voulons nous inscrire dans une baisse structurelle, pas dans une baisse conjoncturelle. On n’a pas suivi le coût du baril de pétrole. Si on l’avait suivi, peut-être que la baisse aurait pu être plus importante, mais elle aurait augmenté de façon exponentielle aussitôt.» Nul ne pouvait douter de la prouesse qui avait permis de passer de 2011 à plus de 900 heures de délestages à quelque 66 heures en 2016. Cerise sur le gâteau, la Senelec avait baissé ses tarifs aux consommateurs et son Directeur général promettait une situation encore bien meilleure. Le Directeur général Mouhamadou Makhtar Cissé annonçait la distribution de dividendes aux actionnaires de Senelec et étudiait la perspective de l’entrée de sa société en bourse. Nous avions donc été enthousiaste à saluer cette belle performance quand, dans une chronique en date du 13 mars 2017, nous relevions «les bonnes notes de Makhtar Cissé».

Le risque de retomber dans les travers du Plan Takkal de Karim Wade, malgré 266 milliards donnés par l’Etat en 2019

On peut aujourd’hui légitimement se demander ce qui cloche pour que toutes les prévisions optimistes et rassurantes soient subitement compromises. Nous ne voudrons croire qu’à l’époque Mouhamadou Makhtar Cissé ou le gouvernement du Sénégal se livraient à une opération de propagande de mauvais aloi, mais on est en droit d’être édifié sur les difficultés qui ont pu compromettre ainsi la situation idyllique de la Senelec. La société d’électricité nous garantissait une production suffisante avec ses différents circuits d’approvisionnement, mais aujourd’hui le Sénégal se trouve obligé de louer un navire turc, une centrale électrique flottante, pour produire de l’électricité et la vendre à un coût que d’aucuns jugent relativement élevé. On semble retourner à la situation des heures sombres du «Plan Takkal» de Karim Wade, qui avait recours aux mêmes procédés. Une sinistre perspective ! Aujourd’hui, les consommateurs se retrouvent subitement pressurisés avec des factures jugées unanimement exagérées. La Commission de régulation du secteur de l’électricité a lâché le morceau, indiquant que la Senelec est en proie à un déficit de trésorerie de plus de 70 milliards de francs. Cette situation de tension de trésorerie est durement ressentie par les fournisseurs de la Senelec.

Dans le même temps, l’Etat du Sénégal avait fini d’allouer, dans la dernière Loi de finances rectificative adoptée le 15 novembre 2019, la somme de 125 milliards de francs Cfa pour permettre à la Senelec de sauver sa gestion. Cette somme a déjà été totalement encaissée par la Senelec et s’ajoute à la somme de 141 milliards de francs Cfa de l’Etat du Sénégal à la Senelec, au titre des compensations tarifaires et des pertes commerciales. Soit 266 milliards pourvus par l’Etat au profit de la Senelec pour la seule année 2019. Cette somme s’ajoute à une première allocation de 75 milliards, avec une autre Loi de finances rectificative adoptée le 26 juin 2018. Tout cela, en attendant l’exercice budgétaire de l’année 2020 pour prendre en charge de nouvelles allocations pour le secteur de l’électricité afin de pouvoir solder la gestion 2019. En effet, les stocks des obligations de paiement non encore liquidées par l’Etat du Sénégal au profit de la Senelec, pour les exercices 2017 et 2018, pour un montant total de 189 milliards de francs Cfa, seront payés sur 3 ans à compter de 2020, conformément aux accords convenus avec le Fonds monétaire international. Le plan d’apurement arrêté se décline ainsi : 53 milliards de francs en 2020, 68 milliards de francs en 2021 et 68 milliards de francs en 2022. Encore une fois, compte non tenu des nouvelles allocations.

La Senelec se révèle ainsi être un véritable gouffre financier. Pape Demba Bitèye, son Directeur général, a confirmé ces chiffres dans la presse quand il relève que l’Etat du Sénégal a alloué plus de 316 milliards de francs Cfa, afin d’éviter une augmentation des tarifs au consommateur.

Pourtant, nous ne sommes pas dans une situation de renchérissement des intrants sur le marché mondial, notamment avec les prix des hydrocarbures ; les cours mondiaux du baril du pétrole suivent une tendance baissière, depuis la fin de l’année 2017, passant de plus de 75 dollars le baril à quelque 56 dollars aujourd’hui. Les autres producteurs continuent de vendre l’électricité à la Senelec au même prix qu’il y a deux ans, conformément aux contrats négociés depuis. Et ces prix devraient même baisser, avec la mise en œuvre du projet scaling solar. L’Etat du Sénégal n’a jamais rien refusé à la Senelec ces dernières années. Régulièrement, l’Etat du Sénégal mettait donc la main à la poche pour renflouer, encore renflouer la Senelec. Dans le même temps, jamais la Senelec n’a été autant autorisée à recourir aux marchés financiers pour financer ses projets et son fonctionnement. Comme condamné à ne pas laisser flancher, encore moins tomber la Senelec, le Président Macky Sall a systématiquement procédé à des arbitrages budgétaires au bénéfice de la société. Il était en outre difficile de ne pas croire que la Senelec était en train de faire financer ses déficits par les consommateurs, jusqu’à ce que son Directeur général, M. Bitèye, ne souligne que les «consommateurs vont participer avec les nouvelles hausses à combler les déficits d’exploitation». Si les facteurs de production n’ont pas changé et que la Senelec se porte de moins en moins bien malgré le soutien accru de l’Etat, c’est sans doute qu’il y a anguille sous roche. Quelle logique pouvait justifier la baisse des tarifs de l’électricité annoncée à la fin de l’année 2016, alors que la Senelec continuait de demander de l’argent à l’Etat pour pouvoir assurer ses fins de mois? Il n’est véritablement pas exagéré de mettre une telle mesure sur le registre de la démagogie. Il est également légitime d’interroger la gestion interne de la boîte. Qu’est-ce qui fait de la Senelec un gouffre financier ?

On ne le dira jamais assez, Pape Dieng, à la tête de la Senelec de 2012 à 2015, avait agi avec un scalpel pour élaguer de nombreux postes de dépenses non indispensables à la viabilité financière de l’entreprise. Ces mesures courageuses avaient eu pour résultat d’assainir la gestion de la société, mais aussi pour conséquence de distendre les relations entre Pape Dieng et les syndicats de travailleurs, habitués à un certain népotisme. Pape Dieng avait cristallisé les mécontentements et autres ressentiments du personnel et, donc, l’arrivée de Mouhamadou Makhtar Cissé avait été bien accueillie par les travailleurs, même si tout le monde s’accordait sur les améliorations de la gestion interne de la boîte. La Senelec de Mouhamadou Makhtar Cissé n’était-elle pas retombée dans les turpitudes et le népotisme d’hier ?

Par ailleurs, on apprend que le Sénégal avait frôlé une coupure générale d’électricité en février 2019, à quelques heures du scrutin présidentiel, du fait qu’un navire de fuel ne pouvait décharger sa cargaison sans un règlement rubis sur l’ongle. Le trésor public avait était obligé, dans l’urgence, de payer la facture et sauver ainsi le pays. C’est le lieu de se demander si ce ne serait pas d’ailleurs tout le secteur de la politique énergétique qui devrait être examiné, contrôlé, pour identifier les problèmes d’inefficacité et de manque d’efficience, pour dire le moins. Le seul moyen de lever toute équivoque est de procéder à un audit externe de la Senelec. Demander un audit ne signifie accuser quiconque de quoi que ce soit, mais la moindre exigence de gestion est d’y voir clair. On ne peut pas continuer d’engloutir autant de ressources publiques dans un secteur économique et social si stratégique, sans chercher à savoir où va réellement chaque denier. Le gouvernement ne saurait poursuivre une politique de fuite en avant ou une politique de l’autruche, en détournant le regard de la gestion interne de la Senelec. Il sera certes assez simpliste de ne voir à travers toutes les exigences de clarifier des situations de gestion, de tel ou tel responsable public, que des actions ou tentatives de déstabilisation ou de discrédit.

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