Serré dans son jean et un haut de survêtement d’un jaune éclatant, Youssou Ndour parle « jeune ». Du genre : « Je suis fan de Stevie Wonder grave. » Avec son allure d’étudiant attardé, le célèbre chanteur sénégalais ne fait pas les 48 ans qu’il a pourtant fêtés le 1er octobre dernier. Les anglicismes qui ponctuent ses phrases renforcent cette apparence juvénile, mais témoignent surtout d’un certain cosmopolitisme. Étonnant, pour un homme qui n’a jamais vécu qu’à Dakar, sa ville natale. Dans l’hôtel parisien où il s’est installé en septembre dernier pour préparer la sortie internationale, le 26 octobre, de son dernier disque, Rokku Mi Rokka, (« Donne et reçois », en peul), il enchaîne les interviews avec les journalistes de tous médias et de tous horizons.
C’est pourtant ce modèle d’antistar, cultivant discrétion et humilité ostentatoire dans un univers où tout n’est que forfanterie et jactance, qui est devenu l’artiste africain le plus populaire au monde. C’est ce saltimbanque musulman que le magazine américain Times a classé parmi les 100 personnalités les plus influentes de la planète dans son palmarès 2007. Jusqu’où ira l’irrésistible ascension de l’ambitieux Dakarois né dans le quartier populaire de la Médina, qui a quitté l’école à l’âge de 13 ans et sans diplôme pour devenir le roi du mbalax, mais aussi un des ambassadeurs du Sénégal contemporain, une icône africaine et un acteur important des causes humanitaires ? Fortune faite, le génie musical semble mûr pour donner un autre sens à son itinéraire singulier.
Certes, « You », comme l’appellent affectueusement ses compatriotes, éprouve quelque gêne à parler du milliardaire qu’il est devenu. Mais admet néanmoins qu’il est « tranquille pour le restant de [ses] jours ». En réalité, le chanteur, qui n’a pas fait vœu de pauvreté, est aussi un homme d’affaires avisé et un entrepreneur prospère. Il a bâti un groupe, Futurs Médias, qui, dans un avenir proche, devrait entrer en Bourse, à Paris. Et qui pourrait bien devenir la deuxième société du continent, après le manutentionnaire ivoirien Simat, à lever des capitaux sur la place financière française (voir p. 87). Puisque les banques africaines ne prêtent qu’à court terme et avec des taux d’intérêt élevés, autant tenter l’aventure en Bourse pour financer de nouveaux investissements, diminuer l’endettement, favoriser les partenariats ou accroître la visibilité des activités et de l’image de l’entreprenante vedette africaine. En tout état de cause, l’opération sera l’aboutissement du parcours hors normes d’un artiste africain à multiples facettes.
Il y a le « You », exemple quasi unique sur le continent, musicien-homme d’affaires ; le « You » aux chansons truffées de messages pacifistes et panafricanistes ; le « You » fou-accro de foot qui aime à taquiner le ballon dès qu’il en a le loisir ; le « You » bon copain féru de soirées entre amis sacrifiant à la liturgie du ataya, le thé à la sénégalaise ; le « You » militant des droits de l’homme, celui d’Amnesty International et de l’Unicef, qui se veut l’arme et l’armure de la veuve et de l’orphelin ; le « You » croyant, celui de Egypt, son septième album sorti en 2004, une ode à Dieu, à l’islam et à Cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de l’influente et entreprenante confrérie mouride ; le « You » qui intégra en 2005 Le Petit Larousse des noms propres.
Le fils du modeste menuisier Elimane Ndour et de la griotte Ndèye Sokhna Mboup transforme tout ce qu’il touche en or. Son entreprise la plus emblématique, le label Jololi, réalise 60 % de la production musicale du marché sénégalais. La maison de disques a produit des dizaines d’artistes à succès locaux dont Pape Diouf, Fatou Guewel, Cheikh Lô, le duo Pape et Cheikh, Ami Collé ou encore Ousmane Gangué. Mais comme bon nombre de ses confrères, Youssou Ndour est confronté au piratage. Producteur sourcilleux, il se montre particulièrement sensible au respect scrupuleux des droits d’auteur. Ce qui a tout naturellement conduit Jololi à attaquer le Bureau sénégalais des droits d’auteur (BSDA) en justice, pour dénoncer un contrat de téléchargement de sonneries tirées des œuvres appartenant au répertoire du label. Fin août dernier, la maison de production finit par obtenir un arrangement avec le BSDA et le s prestataires de service en ligne en contrepartie du paiement de 12 % de droits de reproduction. Dans la foulée, Jololi en a profité pour faire opportunément son entrée sur le marché juteux des sonneries de téléphones mobiles au Sénégal, en créant sa propre plate-forme de téléchargement.
La nuit, c’est une tout autre activité qui attend « You ». L’artiste possède également Le Thiossane, une boîte de nuit fréquentée par le tout-Dakar et dans laquelle le chanteur se produit régulièrement dans une ambiance indescriptible de déhanchements provocateurs et de regards concupiscents…
Ainsi vit le Youssou Ndour des chaudes nuits dakaroises, celui qui a également ouvert le studio Xippi, où viennent enregistrer de nombreux artistes. L’établissement permet surtout à son promoteur de maîtriser toute la chaîne de fabrication de ses produits culturels. Et bien plus encore, puisqu’il peut en assurer la promotion sur les ondes de Radio Futurs Médias (RFM), la deuxième station du pays (40 % de parts sur le marché publicitaire) dont il a pris le contrôle.
Créé en 2003, Futurs Médias représente un investissement de 200 millions de F CFA (environ 305 000 euros), emploie une centaine de salariés et compte également un quotidien, L’Observateur. Le groupe envisage de lancer une chaîne de télévision. « En Afrique, nous ne recevons que des images venues de l’extérieur, nous sommes envahis. Il nous faut lancer des chaînes avec des contenus africains pour donner notre point de vue à l’Europe et à l’Amérique », se justifie-t-il. Le besoin de financement de ce projet, piloté par Alioune N’Diaye, pourrait bien expliquer la cotation en Bourse en cours…
Pour les détracteurs du chanteur, son intérêt pour les médias n’est pas dénué d’arrière-pensées politiques. « C’est une manière de se positionner dans la bataille du contrôle de l’opinion au Sénégal », croit savoir un journaliste de la place. « Lors des élections, j’essaie de rester le plus neutre possible. Je n’ai jamais appelé à voter pour un candidat », proteste l’artiste. Sans vraiment convaincre, loin s’en faut. Pour avoir publié un article jugé diffamatoire à l’égard de l’influent fils du président de la République, Karim Wade, L’Observateur a été attaqué et condamné en justice par l’intéressé. Le musicien, qui a soutenu ses journalistes bec et ongles, se défend d’avoir commandé le fameux article traitant d’une sombre affaire de trafic de devises. Youssou Ndour assure que ses relations avec la famille Wade sont « cordiales ». Comme l’étaient celles avec Abdou Diouf, l’ancien chef de l’État socialiste du Sénégal. Beaucoup lui reprochent d’ailleurs cette proximité avec les différentes autorités qui se succèdent à la tête du pays. Lui répond, invariablement, qu’il ne fait que respecter ceux qui « incarnent » les institutions de son pays. « Naturellement, ça peut toujours servir quand on a autant d’intérêts personnels à protéger et à faire prospérer », persifle un ancien compagnon du Super Étoile de Dakar, la première formation (lancée en 1977) de Youssou Ndour. Prudents, les hommes politiques savent, quant à eux, qu’il vaut mieux, au regard de l’immense popularité de ce dernier, le compter parmi ses amis. Lors de la campagne des élections locales de 2002, Pape Diop, l’ancien président de l’Assemblée nationale et actuel maire de Dakar, lui a proposé d’étendre à l’ensemble de la ville le projet d’insertion professionnelle « Joko » (« chaîne de solidarité », en wolof) que le chanteur avait élaboré pour venir en aide, grâce à Internet, à la jeunesse du quartier de la Médina.
Mais Youssou Ndour ne fait pas toujours l’unanimité. Son omniprésence dans l’espace culturel, social, politique et économique et son insolente réussite agacent. D’aucuns s’interrogent sur ce que cache cet activisme qui l’a conduit, en juin dernier, jusqu’au G8 d’Heiligendamm, en Allemagne, où il s’est attaché à rappeler à l’aréopage de puissants l’engagement pris en faveur de l’aide à l’Afrique. À ses côtés pour plaider la même cause : Richard Branson, le PDG de Virgin, Bono, le chanteur irlandais, et sir Bob Geldof, le vieux rocker qui, sur le front de l’humanitaire, connut son heure de gloire au milieu des années 1980. Mais « You » ne fait pas que donner son avis. Il le chante aussi. Dans « Picc Mi » (« l’oiseau, le mange-mil », en wolof, épouvantail des paysans), il stigmatisait les politiques de la Banque mondiale et l’économie libérale, avant de se ranger, quelques années plus tard, aux théories de l’État régulateur prônées par les institutions financières internationales. Sur le front de l’immigration, il n’hésite pas à déclarer devant la reine Sofia d’Espagne, le 25 octobre : « Je peux comprendre que l’Espagne ait la tentation de fermer ses frontières, mais elle doit ouvrir son cœur et son esprit à la solidarité et à la paix. » Il s’est récemment proposé de promouvoir le gouvernement des États-Unis d’Afrique que les dirigeants du continent n’arrivent pas à mettre en place dans le cadre de l’Union africaine. De là à prêter à « You » des velléités d’engagement politique…
La succession d’Abdoulaye Wade, 81 ans, réélu à la tête du Sénégal en février dernier pour un second et dernier mandat, n’aura lieu qu’en 2012, mais la course semble d’ores et déjà lancée. La rumeur de l’entrée en lice de l’artiste alimente les conversations. Surtout chez les jeunes, prompts à dénoncer la corruption des politiques et à caresser l’idée d’une classe politique alternative dont « You », à qui on a d’ailleurs prêté l’intention de se lancer dans la conquête de la mairie de Dakar, pourrait être le chef de file. « Je n’ai pas de projet politique. Je pense que je n’en suis pas capable. Car mon métier, c’est la musique. Mais je ne m’interdis pas de parler, de prendre part au débat politique », dit-il, un brin énigmatique.
Ses contempteurs pensent que le chanteur avance masqué et qu’il finira bien par capitaliser cette popularité lors d’une consultation électorale. Reste à choisir le moment opportun. La presse se perd en conjectures. Et les multiples démentis de l’intéressé n’y font rien. Au point que « You » pense être victime d’un tir de barrage déclenché par de potentiels rivaux et autres jaloux, soucieux de l’éloigner dès à présent de l’arène. Pour mettre un terme à ce qu’il perçoit comme une campagne de presse qui viserait à ternir son image, l’artiste a décidé de mettre sur pied un bureau de presse – le Youssou Ndour Head Office – chargé de « répliquer à toutes les attaques sordides contre le musicien et sa famille ». Le service est animé par une équipe qui promet des « réponses personnalisées à la mesure du tort causé » aux journalistes qui « diffament » le roi du mbalax.
Mais il n’y a pas que les rivalités politiques qui menacent d’ébranler le monument. Son divorce, prononcé il y a quelques semaines, d’avec la discrète Mamy Camara, qu’il a épousée en 1990 et dont il a eu quatre enfants, a quelque peu brouillé son profil de gendre idéal. L’image de bon père de famille pudique et soucieux de préserver son intimité, « attentionné et humain avec ses collaborateurs », selon son ami Alassane Samba Diop, directeur de l’information de RFM, a volé en éclats. Tout comme celle, progressivement érodée par les « affaires », du bon musulman mouride, qui a dédié un album – Sant’Yallah (« Grâce à Dieu, merci à Dieu », en wolof) – aux chefs religieux sénégalais. Des artistes qu’il a produits, dont Cheikh Lô, l’ont accusé de les avoir privés d’une partie de leurs droits et d’avoir entravé leurs carrières internationales.
Son omniprésence dans les médias agace au point que Félix Nzale, un éditorialiste de l’influent Sud-Quotidien, rapporte que « les artistes se sont plaints et se plaignent encore de la présence médiatique écrasante de Youssou Ndour ». « Le phénomène étouffe plus qu’il ne porte les autres musiques », écrit le journaliste.
Jusqu’à présent, le chanteur s’est contenté de jouer de sa notoriété pour aider les plus démunis et faire avancer des dossiers auprès des autorités. Lors des « audiences » qu’il accorde dans sa résidence du quartier huppé des Almadies, à Dakar, il lui arrive de céder à toutes sortes de sollicitations. El Hadji Diouf, le capitaine de l’équipe nationale de football, décide de ne plus jouer pour les Lions du Sénégal ? « You », passionné de football et nimbé d’autorité morale, est appelé à la rescousse pour infléchir la décision de la capricieuse vedette du ballon rond.
Mais le compositeur aux trois cents titres, dont de nombreux tubes, l’ambitieux quadragénaire, qui se promet de faire dans deux ans le bilan d’une carrière de trente ans, le symbole vivant de l’Afrique qui en veut et qui gagne, se laissera-t-il convaincre par ceux qui le pressent de descendre dans l’arène politique pour y jouer une autre partition ?
Source: Jeune Afrique Archive 2007