L’actualité politiquement violente en Gambie et l’immobilisme économiquement sévère le long des frontières artificielles créent une nervosité de moins en moins contrôlable entre deux pays extraordinairement imbriqués. La Gambie n’étant pas un pays voisin, mais un pays dans l’estomac voire l’œsophage du Sénégal. Une image qui donne du relief au propos de l’académicien et historien Pierre Gaxotte : « De nos jours, les montagnes les plus escarpées et les mers les plus profondes ont cessé d’être des frontières. Les seules qui soient infranchissables sont politiques ».
Cependant, l’infranchissable momentané est préférable à l’irréparable durable avec son lot de sauts dans l’inconnu. D’où l’impératif de donner un coup d’arrêt aux slogans habituellement incendiaires, aux analyses nettement parcellaires et, surtout, aux commentaires lourdement tendancieux etinévitablement erronés. S’agissant de la Gambie (de 1965 à nos jours) il convient de produire une réflexion séquencée ; tel qu’on égrènerait un chapelet d’expériences mémorables et de leçons instructives.Sous cet angle, cinq chapitres de réalités vivaces et de relations convulsives accrochent l’attention : les affaires intérieures gambiennes, les relations sénégalo-gambiennes, le conflit casamançais, le trafic transfrontalier et le casse-tête fluvial.
La souveraineté. « Messieurs, l’Angleterre est une île » répétait inlassablement Jules Romains, en direction de gens durs d’oreilles ou ayant la berlue. Faut-il rappeler aux uns et aux autres que la Gambie est indépendante depuis cinquante et un an ans ? Un demi-siècle. Sa parenthèse démocratique (1965-1994) et sa nuit dictatoriale (1994-2016) sont des questions strictement domestiques. Le peuple gambien a le monopole du pilotage de son destin politique. Toute ingérence brouillonne – notamment sénégalaise – sera fatale à la stabilité des deux pays très soudés.
Les opposants qui arrivent au pouvoir dans les fourgons ou les blindés d’une armée étrangère sont des trouillards qui rendent un mauvais service à leur pays. Des peuples plus écrasés et plus martyrisés que le peuple gambien, ont vaincu leurs tyrans ou leurs dictateurs. Le Chah d’Iran avait la plus puissante armée du Golfe arabo-persique et une police secrète (la SAVAK commandée par feu le Général Nassiri) plus performante et plus sophistiquée que l’artisanale NIA de Yaya Jammeh.
N’empêche, le peuple iranien courageusement aiguillonné par l’Imam Khomeiny a culbuté puis exilé l’Empereur longtemps maitre de son Empire. Dans le cas gambien, il s’agit de combiner les pressions extérieures (soutien politique et psychologique de la communauté internationale) et la combativité intérieure, c’est-à-dire l’héroïsme des populations et des opposants prêts à se sacrifier sur l’autel de la démocratie. En un mot, des moyens radicaux qui ne sont pas synonymes d’agression étrangère ou de guerre classique.
Les relations bilatérales. Par tempérament, le Président Senghor était un homme politique non belliqueux. Par voie de conséquence, ses options étaient aux antipodes du bellicisme, notamment de type militaire. Sinon le premier Président du Sénégal puiserait dans l’Histoire contemporaine, des antécédents intéressants ou des jurisprudences relativement contagieuses, donc transposables. Au début des années 60, le Premier ministre Nehru, a annexé militairement l’enclave coloniale portugaise de Goa située sur la côte occidentale de l‘Inde. Pour la petite histoire, Goa est la terre natale du journaliste tiers-mondiste Aquino De Braquança, co-fondateur (avec Simon Malley et Ahmed Baba Miské) du journal AFRICASIA.
L’illustre disciple de l’illustrissime Gandhi rééditera son action, en récupérant (sans violence) le comptoir français de Pondichéry niché sur les flancs de l’immense Inde.Plus près de nous, les Camerounais anglophones et francophones ont surmonté graduellement et pacifiquement les barrières coloniales, en forgeant les institutions d’un Cameroun fédéral puis unifié et finalement unitaire. C’est dire que le Sénégal a – pour des raisons que l’Histoire dévoilera entièrement – raté le coche dans un cas de figure où il n’annexe pas physiquement mais avale promptement « cette banane enfoncée dans sa bouche » pour paraphraser le Professeur burkinabé Joseph Ki-Zerbo. Regardez attentivement la carte !
Sept mois après son accession à la magistrature suprême (le 31 juillet 1981) le Président Abdou Diouf a déclenché l’opération « Fodé Kaba II ». La légalité balayée par des putschistes arrivés de l’extérieur et non surgis de l’intérieur, a été manu militari rétablie au prix de pertes assez élevées dans les rangs de l’armée sénégalaise. Dans la foulée, une confédération dénommée Sénégambie a fait son apparition dans le concert des nations, présidée par le sauveur Abdou Diouf et vice-présidée par le miraculé Daouda Diawara. L’oraison funèbre de l’hérésie gambienne (un pays dans un autre pays) est ainsi prononcée. Coup de théâtre, de trahison ou de poignard ?
En 1989, Daouda Diawara – travaillé au corps par les Présidents Ould Taya et Nino Vieira – a torpillé la Confédération dans un contexte périlleux où le Sénégal est à deux doigts d’une guerre avec la Mauritanie et en délicatesse avec la Guinée-Bissau, à propos de la litigieuse frontière maritime. Ces faits bruts et dépoussiérés corrigent moult analystes et quelques responsables de l’APR qui croient, dur comme fer, que le Président Yaya Jammeh est historiquement le pire empêcheur de tourner en rond. Erreur. On doit être plus indulgent vis-à-vis du soudard Yaya Jammeh que du vétérinaire Daouda Diawara, bourgeois cultivé, raffiné et grand joueur de golf, souvent debout sur le même green que la Reine Elisabeth d’Angleterre. En vérité, une maladive « sénégaloméfiance » très voisine de la sénégalophobie a la peau dure dans les hautes sphèresde l’Exécutif, à Banjul, et dans de nombreux segments de la population.
Le conflit casamançais. Le Président Yaya Jammeh est arrivé au pouvoir, douze ans après l’ouverture des hostilités militaires en Casamance. Donc, il n’a pas créé le MFDC. La rébellion est une carte que la conjoncture lui offre sur un plateau d’argent. En chef d’Etat, joueur de poker comme ses pairs, il s’en sert sporadiquement et la range périodiquement. Mais ne la déchire jamais. Exactement comme ses collègues sous d’autres cieux. Qui ne se sert pas de la carte touarègue au Mali ? En tout cas, la France, le Burkinade Blaise Compaoré, l’Algérie et la Mauritanie ont poussé et poussent encore leurs pions dans la patrie d’IBK.
Plutôt que d’en vouloir au Président gambien, ayons le courage de l’autocritique en ces termes : pourquoi le conflit est latent et larvé, malgré les solutions constamment annoncées par les candidats vainqueurs des successives élections présidentielles ? Il s’y ajoute qu’entre quelques vacheries en Casamance et l’exécution de la Sénégalaise Tabara Samb, Yaya Jammeh a glissé un bienfait comme la libération des huit soldats prisonniers du MFDC. Dans cette médiation aboutie, Sant’Egidio n’a fait que du cinéma. Car dans un système aussi policier, aussi féroce et aussi centralisé que celui de la Gambie, rien ne bouge sans le feu vert du dictateur. Même le protégé Salif Sadio a peur de son farouche et versatile protecteur.
Le trafic frontalier. Le gouvernement du Sénégal a gravement péché, en faisant montre d’une gouvernance assoupie ou en sieste prolongée. Dans un Etat de droit, de bonne et vigilante gouvernance, les transporteurs ne ferment pas les frontières. Une si haute prérogative est l’apanage des plus hautes et légitimes autorités de l’Etat. Car, la fermeture desfrontières est l’antichambre d’une déclaration de guerre. Comme en témoigne la meilleure la définition de la frontière.
Ne la cherchez pas dans le Littré, le Larousse ou le Robert ! La définition géopolitique de la frontière, on la doit au Général Ratko Mladic ex-commandant de l’armée serbe en Bosnie-Herzégovine : « La frontière est tracée par le sang et bornée par les tombes ». Une telle ligne de démarcation entre deux Etats ne saurait être gérée par des camionneurs. Sinon demain, les étudiants en colère de l’Université Assane Seck fermeront une portion de la frontière. Et les paysans furieux de Kidira barreront le pont sur la Falémé et isoleront le Sénégal du Mali. Une démocratie respectée ne rivalise avec une dictature guignolesque sur tous les terrains.
Du reste, le parallélisme des formes s’impose autour de Saint-Louis où la configuration kaléidoscopique des eaux – l’océan, le fleuve et le bras de mer mêlés dans une inextricable embrassade – catapulte, dès les premiers coups de pagaie, les pêcheurs de Guet-Ndar dans les eaux poissonneuses de la Mauritanie dont les garde-côtes ouvrent le feu, arraisonnent et emprisonnent. Avec le Général Abdelaziz, Dakar va à Canossa, en quémandant la restitution des embarcations et l’élargissement des embarqués. Avec Yaya Jammeh, on vocifère et tape sur la table. Deux poids, deux mesures à l’égard de deux Etats totalement souverains.
Le casse-tête fluvial. Le fleuve Gambie porte bien son nom. A la différence du fleuve Sénégal qui coule entre une rive mauritanienne et une rive sénégalaise, le fleuve Gambie a ses rivages à l’intérieur du territoire éponyme. Personne ne peut imposer la construction d’un pont à la souveraine Gambie. Un peu comme le canal de Suez (nationalisé par Nasser en 1956) qui est égyptien de part et d’autre de ses rivages. Ici, le Sénégal encaisse les contrecoups ou les retours de manivelle du déficit de hardiesse dans sa politique d’équipement du territoire et de connexion d’une région ultra enclavée comme la Casamance. Déficit de prospective égale excédent d’emmerdements.
PS : Le journaliste-écrivain Babacar Touré m’a rangé dans la catégorie “des chiens de guerre”. C’est faux et discourtois. Mes séjours et mes amitiés dans des pays marqués par la guerre (Algérie, Angola, Mozambique, Mali etc) m’ont douloureusement confronté aux affres de l’après-guerre. Même ceux qui choisissent ou pratiquent le métier des armes, détestent la guerre. A commencer par Napoléon : “En temps de guerre, les pères enterrent les fils. En temps de paix, ce sont les fils qui enterrent les pères.” Voilà une vérité qui donne amplement des frissons.