Karim Sy: la France et l’Afrique ont «un avenir commun qu’on ne peut pas occulter»

Karim Sy est l’un des grands noms de la scène tech en Afrique francophone. Le quadragénaire qui a lancé le concept des «Jokolabs» vient d’intégrer le Conseil présidentiel pour l’Afrique créé par le président français Emmanuel Macron. Celui que l’on présente comme un «Serial-entrepreneur» pose pour l’Agence Ecofin son regard empreint d’humour et d’optimisme sur la tech africaine, des relations entre la France et l’Afrique et la communauté de destin qui lie ces deux zones.

 

Agence Ecofin : quel est aujourd’hui le principal besoin de la tech africaine?

Karim Sy: Il faut déterminer où on va. Quand on parle de tech on a tendance à revenir sur l’infrastructure. Mais au delà de cet aspect, il y a une question relative au sens de l’histoire. Le numérique fait partie des événements qui ont été extrêmement  transformateurs du sens de l’histoire. Et on est juste au début. Par rapport à ça, on a une émergence incroyable. Et l’un des grands facteurs a été de découvrir que l’Afrique peut en faire partie malgré son supposé retard. Quand on voit que 45% voire 50% du PIB du Kenya passe par la solution de mobile banking M-PESA; quand on voit l’adoption qui est faite de la téléphonie mobile sur le continent, qui en fait le continent le plus dynamique; quand on voit la connexion qui se fait entre mobile et internet, on remarque que si on adopte une démarche de rupture, on a un vrai potentiel pour inventer un nouveau modèle. On comprend aussi assez bien qu’il faut dépasser la créativité et l’idéation pour faire émerger des acteurs forts. L’intégration régionale est un enjeu majeur pour ça, en termes de marchés et de clients potentiels.

Quand on voit la connexion qui se fait entre mobile et internet, on remarque que si on adopte une démarche de rupture, on a un vrai potentiel pour inventer un nouveau modèle.

On a un besoin de financement aussi qui se fait clair tout au long de la chaîne. Aujourd’hui, on a très peu d’offres qui permettent d’accompagner l’amorçage, un début de croissance, le développement et le passage à l’échelle supérieure.  Jusque-là, les principales réponses que l’on voit émerger ce sont les incubateurs. Ce n’est pas mal en soi, mais on le fait en suivant des modèles qui datent de l’ère industrielle, plutôt que de se mettre dans une dynamique propre à la société de l’information. Il faut une plus grande synergie au niveau des acteurs plutôt que de créer des structures qui se retrouvent en compétition alors qu’elles devraient toutes travailler à la construction d’un écosystème favorable à l’émergence de jeunes pousses capables de se développer et d’atteindre leur maturité.

 

AE: Votre actualité, c’est votre entrée au Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) d’Emmanuel Macron, qu’est-ce qu’un techie va chercher la-bas? 

KS: Je suis plus qu’un gars de la tech, même si c’est ce qu’on voit le plus. Déjà le numérique, on le retrouve aujourd’hui dans toutes les questions. Mon parcours personnel pour ceux qui le connaisse m’a amené à intervenir dans beaucoup d’autres secteurs comme le commerce international en tant qu’expert pour le Ministère des Affaires Etrangères hollandais ou le Centre du Commerce International. Par ailleurs, la particularité du numérique et de l’innovation c’est sa transversalité: on les retrouve aujourd’hui dans toutes les questions.Par exemple, j’ai eu à coordonner le contrôle du fichier électoral au Sénégal; ça m’a permis de me pencher sur les questions de gouvernance.

 

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On a quand même une initiative qui est partie de Dakar, qui aujourd’hui est active sur 12 pays, dont la France.

On a été parmi les premiers à mobiliser des logiques de participation citoyenne, par l’organisation de formations de blogueurs et autres, avec Mondoblog, RFI, CFI et d’autres partenaires. On a inauguré cette démarche d’avoir une nouvelle relation avec la société civile, et par ailleurs, avec Jokkolabs, on contribue, depuis 7 ans, à faire émerger tout cet écosystème et le faire communiquer avec différents acteurs, que ce soient les ONG, les gouvernements, etc. Ceci nous amène à prôner l’émergence d’une nouvelle dynamique de relations. Du coup, je me vois plus comme un pont. On a quand même une initiative qui est partie de Dakar (Jokkolabs, ndrl) , qui aujourd’hui est active sur 12 pays, dont la France et on doit faire le lien culturel entre ces divers pays. Et quand on prend le cas du CPA, j’apporte mon expérience sur une vingtaine de pays africains. En plus, je suis moi-même issu d’une relation binationale, j’ai grandi entre la France, le Canada et d’autres pays, donc j’appréhende assez bien d’autres cultures. Et je pense que ce qui est innovant dans la démarche du CPA, c’est d’avoir une autre écoute de l’Afrique, de sa société civile, des jeunes qui représentent tout de même plus de 60% de sa population. Cette écoute est différente des modalités classiques qui sont toujours en place d’ailleurs. Donc, je viens modestement pour essayer de faire profiter le conseil de mon expérience acquise dans différents secteurs et dans différents pays, pour nourrir la politique africaine de la France, comme le président l’a demandé, et essayer d’aider à construire une relation saine entre les pays africains et la France voire l’Union Européenne..

 

AE: Pensez-vous que la France ait aujourd’hui en Emmanuel Macron un président qui connait l’Afrique ou qui au moins en a vraiment envie?

KS: Déjà il en a envie, ça c’est clair. Sinon, il n’aurait pas créé le CPA. Ce conseil est composé de ce qui fait l’Afrique, parce que l’Afrique c’est essentiellement des jeunes. En outre, le CPA est composé de personnes – pour beaucoup binationale d’ailleurs – qui font des actions sur le terrain, qui parcourent l’Afrique à travers leurs activités que j’ai découverte et qui sont passionnantes. Ils ont une vraie connaissance du terrain et un lien intime avec le continent. Je remarque que c’est très innovant pour un conseil pareil d’être directement rattaché au président français.

Moi je vis sur le continent depuis plusieurs années, je voyage en Afrique, j’échange avec des Africains. Et je crois qu’aujourd’hui il faut être très prétentieux pour dire qu’on connaît l’Afrique.

Ensuite, connaître l’Afrique c’est une grande ambition. Est-ce que les Africains eux-mêmes connaissent l’Afrique? Moi je vis sur le continent depuis plusieurs années, je voyage en Afrique, j’échange avec des Africains. Et je crois qu’aujourd’hui il faut être très prétentieux pour dire qu’on connaît l’Afrique. Il y a des Afriques. L’Afrique c’est 54 pays et énormément de richesses culturelles. Donc dire qu’on connaît l’Afrique c’est délicat. Mais la démarche qu’il a mise en place est intéressante. Sortir des sentiers un peu classiques où on avait peu de profils issus de l’Afrique en tant que telle ou qui se retrouvaient directement en contact avec d’autres  réalités de l’Afrique. Cette nouvelle démarche permet d’avoir une vision de l’Afrique qui marche.

 

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Je pense que c’est un bon signal, d’avoir au moins une oreille sur une Afrique qui n’a pas l’habitude d’être entendue.

Il a donc créé quelque chose d’assez novateur pour appréhender l’Afrique et pour avoir un autre lien avec le continent. Et c’est dans son tempérament, me semble-t-il. Je pense que c’est un bon signal, d’avoir au moins une oreille sur une Afrique qui n’a pas l’habitude d’être entendue. Après je vous invite à lui poser la question directement, je ne suis pas son porte parole vous savez!

 

AE: Qu’est-ce que selon vous, la France appréhende mal dans sa relation avec l’Afrique et vice-versa?

KS: Déjà il y a une relation qui est extrêmement forte qui s’est construite dans le temps. Dans le cas particulier avec l’Afrique francophone, il y a des liens qui sont extrêmement forts des deux côtés. Il y a des Africains qui sont français et des Français qui sont africains. Je dirai presque qu’il y a une relation de consanguinité, d’où le débat entre la France et l’Afrique qui est très passionné à l’image d’un vieux couple qui est en difficulté.

Il y a des Africains qui sont français et des Français qui sont africains. Je dirai presque qu’il y a une relation de consanguinité, d’où le débat entre la France et l’Afrique qui est très passionné à l’image d’un vieux couple qui est en difficulté.

Je pense qu’il faut reposer les bases et se demander pourquoi on est en couple. Il faut le faire sur la base authentique d’un partenariat plus franc, se dire les choses qui fâchent. La réalité elle est là: l’Afrique est à la fois un continent qui émerge et qui a plein de défis. Elle est par exemple le continent qui sera le plus touché par la transition écologique. La transition démographique, par exemple, est certes très porteuse parce qu’on est en démographie positive, et ça, c’est super. Mais si on a une démographie positive et que nos économies ne suivent pas, que nos infrastructures ne suivent pas, si on ne pense pas la transition écologique qui laisse augurer d’un déplacement de populations de plus de 150 à 200 millions de personnes dans la zone du Sahel, du fait du changement climatique, si on a un défi au niveau de l’éducation qui fait qu’en raison de cette transition démographique, on n’a pas des gens qui sont préparés pour le futur, et qui ne pourront pas contribuer à relever ces défis, on va avoir des problèmes et ces problèmes auront forcément des répercussions en Europe.

Je dirai donc qu’on a un avenir commun qu’on ne peut pas occulter. On a des intérêts qu’il faut prendre en charge. D’où la nécessité de tout remettre à plat et recommencer à construire sur la base de ce qui fait la force de la relation. Et que la relation ne soit pas une relation paternaliste ou condescendante. Je pense qu’on a la chance d’avoir un président qui est jeune comme nous, qui est nouveau sur l’Afrique et dont le regard est dépassionné puisqu’il n’y a plus ce lien colonial, ni les vieux réseaux tant décriés ; on a l’occasion de repartir sur des bases claires et transparentes.

 

AE: Justement, l’un des sujets brûlants de l’actualité d’Afrique francophone, ces jours-ci, est la question du franc Cfa. Quel est votre avis sur la question?

KS: Mon avis, à titre personnel, est que le CFA cristallise des tensions car il est symbolique d’une époque qui est révolue aussi bien au niveau du nom, qui énerve tout le monde, que de ce qu’il représente. Au-delà de cet aspect, ça devient un grand débat d’économistes, avec des gens pour et d’autres contre, et plein de sujets qui énervent comme la réserve de change. C’est donc une question complexe qui n’a pas de réponse binaire ou simple voire simpliste. Ce que je vois, à un autre niveau, c’est que ça me fait bien plaisir d’avoir une même monnaie qui me permet de circuler et de fonctionner dans le contexte régional de la zone UEMOA. C’est quand même utile. Ça aussi, il faut qu’on ne l’occulte pas dans le débat. Il ne faut pas laisser la passion qu’on a dans la relation avec la France, nous faire oublier ce qu’on a pu construire ensemble: une union économique et monétaire qui est forte avec l’OHADA, avec le franc Cfa qui est quand même quelque chose d’assez extraordinaire quand on y regarde de près..

Il ne faut pas laisser la passion qu’on a dans la relation avec la France, nous faire oublier ce qu’on a pu construire ensemble: une union économique et monétaire qui est forte avec l’OHADA, avec le franc Cfa qui est quand même quelque chose d’assez extraordinaire.

Je le vois quand je vais faire des affaires en Afrique de l’Est que ça peut devenir très compliqué. On a quand même une union qui est là, qui est très avancée, qui arrive même au niveau des populations. Et ça, il faut le garder en mémoire. Et enfin, je crois savoir que l’Union africaine aussi travaille à créer une union monétaire à l’horizon 2030, je pense. C’est assez marrant de voir qu’on a une discussion au niveau des politiques pour construire une union monétaire et en même temps de vouloir casser ce qui est déjà fait. Je pense qu’il faut faire attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

 

AE: Dans le domaine de la tech, on fustige le retard des pays d’Afrique francophone sur leurs homologues anglophones ou même lusophones. Est-ce que ce retard est réel et à quoi est-il dû si c’est le cas ? 

KS: Ce qu’on voit au niveau de l’entrepreneuriat, c’est que les zones francophones sont moins entreprenantes, moins dynamiques que les zones anglophones. Ce qui est assez surprenant, c’est qu’on peut constater la même chose dans un pays comme le Canada où le Canada francophone est moins entreprenant que le Canada anglophone.  Tout le monde essaie de comprendre. Personnellement, je crois que les Anglais sont plus pragmatiques. Au Sénégal, par exemple, une initiative comme Jokkolabs qui a reçu plusieurs reconnaissances n’a eu quasiment aucun appui de l’Etat. Au Kenya, la même initiative s’est vu octroyer un million de dollars pour être répliquée sur tout le territoire. On voit que nous ne sommes pas dans les mêmes logiques. La-bas, on accompagne ce qui marche.

Mais progressivement, on prend le train de l’entrepreneuriat. C’est assez intéressant de voir qu’il y a une capacité à réussir à le faire. Je pense qu’on a trop de fois attendu et pas assez osé en Afrique francophone. Aujourd’hui, à travers Jokkolabs, je vois des jeunes qui n’attendent plus. Ils créent leur espace.

 

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Aujourd’hui, à travers Jokkolabs, je vois des jeunes qui n’attendent plus. Ils créent leur espace.

Des initiatives ont été mises en place par des jeunes qui mettent leur énergie, leur passion et finalement qui créent tout ce boom qu’on voit aujourd’hui. La question est désormais de savoir comment accompagner tout ça, pour que les jeunes aussi puissent rêver et contribuer à construire l’Afrique de demain que nous voulons tous voir émerger. Il faut qu’on fasse attention à ne pas tuer cette dynamique en créant des incubateurs et des activités subventionnées sans une réflexion minutieuse derrière.

 

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