En Gambie, la répression est devenue encore plus féroce. Ces derniers jours, plusieurs opposants, dont des femmes, sont arrêtés et détenus dans des conditions effroyables. Solo Sandeng, un leader du parti UDP, a été tué en détention. Des manifestations, pourtant pacifiques, ont été réprimées dans le sang. Une situation qui inquiète la communauté régionale et internationale. Fatou Jagne Senghor, Directrice du Bureau Afrique de l’Ouest de l’organisation des droits humains Article 19 qui travaille sur la liberté d’expression en Afrique de l’Ouest, s’est entretenue avec Seneweb sur la situation qui prévaut dans ce pays. Elle tire la sonnette d’alarme !
Fatou Jagne Senghor que vous inspire la situation actuelle en Gambie ?
C’est une situation qui perdure depuis bientôt 22 ans. Un régime autoritaire, autocratique qui a dirigé ce pays d’une main de fer avec une répression insidieuse. Une répression que toutes les voix critiquent notamment celles des journalistes et des opposants. Une répression à travers la législation pour légitimer ses actes. Une justice asservie, aux ordres, qui n’est là que pour entériner les décisions du régime autocratique. Une violence orchestrée par l’État avec des forces de sécurité qui agissent de manière illégale et impunément sur les citoyens. Des citoyens sont enlevés. Plusieurs personnes ont disparu dans ce petit pays. Personne ne sait où elles sont. Des meurtres jamais élucidés et des emprisonnements sans procès. Des gens sont emprisonnés dans des structures que seuls le gouvernement et son appareil répressif connaissent. Car il y a un système paramilitaire de terreur parallèle orchestré par la NIA.
Quel est le rôle de ces services secrets dans la dictature de Jammeh ?
En Gambie, les services secrets jouent un rôle de police politique qui enlèvent les gens le soir chez eux – encagoulés comme des criminels – qui à travers des actes atroces les emprisonnent dans des lieux hors centres de détention officiels et qui les torture à mort. Donc voilà une partie du système très répressif et très inquiétant qui existe en Gambie qui fait que les gambiens vivent dans la peur. Dès que vous parlez, dès que vous vous insurgez contre le régime, la machine répressive s’abat sur vous. Chaque fois qu’il y a eu des velléités de soulèvement, c’est réprimé dans le sang. Des jeunes élèves se sont soulevés en 2000 et ils ont été réprimés dans le sang : 14 élèves ont été tuées, des dizaines blessées, certains vivent toujours avec leur handicap. L’enquête menée par une commission reconnaissait la responsabilité du Gouvernement. Ce dernier l’avait rejeté et de surcroît, il a entériné l’impunité de ces actes odieux par une loi d’amnistie en faveur des auteurs des meurtres.
Des opposants demandant simplement des réformes ont été tués. Cela est-il acceptable de nos jours ?
C’est inadmissible qu’un acteur politique soit tué et brutalisé de cette façon parce qu’il réclame des réformes et des discussions. C’est aussi une autre face du régime qu’on voit : l’intolérance à l’extrême. Le régime s’est révélé au monde peu à peu. Les choses se passaient en secret, mais depuis quelque temps, ce régime se dit que rien ne peut l’arrêter. Tuer une personne parce qu’elle demande des réformes, c’est quelque chose qu’on ne peut plus accepter dans ce monde. Il faut que ce régime réponde de ses actes. Nous, dans notre organisation, nous avons pu documenter, pendant 21 ans, toutes ces atrocités. Nous avons partagé avec les institutions de droits humains au niveau régional et international et nous allons continuer. Il faut que le régime de Jammeh soit arrêté avant qu’il ne soit trop tard. Il a exécuté illégalement il y a quelques années, 9 personnes. Et jusqu’à ce jour, personne ne sait où elles sont enterrées. C’est inédit !
Qu’avez-vous listé dans vos documents ?
Nous avons pu recenser entre autres des centaines de cas de violations graves (meurtres, tortures, disparition forcée, emprisonnements, attaques et saccages contre des organes de presse, arrestations des familles de présumés « traitres », agressions sexuelles contre des détenues…). Il y a des cas qui sont encore en instance. Vous savez quand des gens disparaissent, on a souvent des traces. Mais dès fois, il y a beaucoup de familles qui ne parlent pas du fait de la peur des représailles. Cependant, depuis quelque temps, des familles témoignent avec des preuves claires. Et il y a des gens qui peuvent mettre des noms sur les visages pour dire que telle ou telle personne a pris part à l’enlèvement est venue chez moi le soir, ils avaient une voiture de cette couleur, etc. Et avec l’ère du numérique, de plus en plus de gens essayent de prendre des photos et des images pour les garder et les partager avec les organisations de droits humains. Nous sommes prudents dans notre documentation, car nous voulons qu’à chaque fois que nous avons des données, qu’on arrive à les prouver. Beaucoup de gens ont quitté le pays du fait de l’oppression. On vous étouffe politiquement, on vous étouffe économiquement et socialement. Les lois sont contre vous.
Les Gambiens manifestent de plus en plus. Ce qui n’était pas le cas auparavant. Selon vous, est-ce le début de la fin de ce régime ?
On l’espère. Lorsqu’un régime brutalise son peuple pendant plus de 21 ans, ce régime n’a plus de légitimité. Et je pense qu’aujourd’hui, le gouvernement a atteint ses limites. Il n’a plus de légitimité. Un gouvernement digne doit créer le cadre pour que les populations puissent s’épanouir et non le contraire. Aujourd’hui, on peut dire vraiment que c’est le début de la fin, le mythe est tombé, la peur commence à s’estomper et à changer de camp. La résistance n’est pas encore bien organisée, mais les gens commencent à braver les abus, les gens ont senti que c’était trop. Certaines franges de la société ont commencé à sortir dans les rues et les femmes sont au premier plan. Pour le reste, l’histoire nous dira. Une fois que le peuple est excédé, rien ne les arrête. Mais nous craignons le pire avec la brutalité exercée sur les manifestants. Nous demandons à ce que tout le monde soit vigilant. Car il y a de fortes chances que, si les gens continuent à manifester, les autorités répriment sévèrement.
Quel sort est réservé aux femmes arrêtées dans le cadre des manifestations ?
Nous sommes très préoccupés par le sort des femmes qui ont été réprimées sévèrement dans des conditions atroces. Nous avons reçu des témoignages très accablants qui inquiètent par rapport à la maltraitance et l’atteinte à l’intégrité physique que des femmes détenues auraient subies dans les centres de détention et nous alertons l’opinion internationale pour une vigilance accrue sur ce qui se passe. Car nous craignons qu’il y ait plus d’atrocités, des règlements de comptes pour simplement réprimer de manière définitive ces voix-là. Et lorsqu’on essaye d’utiliser les violences sexuelles contre les femmes, comme une arme de répression et pour faire taire ça devient grave.
Que doivent faire le Sénégal et la Cedeao face à une telle situation ?
Montrer que dans notre sous-région, nous essayons d’avoir des valeurs communes. Des États qui aspirent à la consolidation de l’État de droit. À la consolidation du respect des droits humains fondamentaux. Aujourd’hui, nous avons un pays qui se singularise par la brutalité, qui bafoue toutes les règles qui unissent les pays de la sous-région. Il faut que les pays de la sous-région, de manière concertée et unie, fassent pression sur le régime gambien pour que ces atrocités cessent. Le régime gambien ne peut pas continuer à tuer des gens en plein jour, à bafouer les droits humains, à torturer, violer des femmes en détention dans l’impunité totale et tout le monde se tait dans cette sous-région. C’est inadmissible ! La Cedeao a déjà timidement donné le ton, mais il faut plus d’engagements des États membres. Nous espérons que des décisions importantes seront prises lors du prochain sommet de la Cedeao. Il est vrai que chaque peuple doit se battre pour son propre destin, mais je pense que dans la sous-région on ne doit pas admettre en silence certaines atrocités et violences contre les citoyens et se dire que nous sommes dans une communauté.
Elle ne respecte pas les droits humains, mais la Gambie abrite pourtant le siège de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. N’est-ce pas une contradiction ?
Le siège y était depuis la fin des années quatre-vingt. Cela montre aussi qu’en Afrique on ne prend pas au sérieux la question des droits humains au niveau politique. Aujourd’hui, cette commission qui est là, oubliée à Banjul, qui se réunit tous les 6 mois, n’intéresse pas vraiment les États. On a l’impression que de manière délibérée, les gens s’en fichent un peu, excusez-moi du terme. Ils se moquent des décisions de cette commission. Pourtant, c’est une commission qui fait un travail remarquable. Mais tout le travail de cette commission est discrédité du fait de son siège et la non-coopération des États. Et la Gambie a intérêt à ce que cette commission reste là-bas.
Mais est-ce que le régime de Jammeh respecte les résolutions de cette commission ?
Au-delà des aspects purement logistiques, la Gambie ne respecte pas les décisions de la commission. Et la commission devait s’autosaisir pour dire qu’elle ne peut être dans un pays qui bafoue la charte au quotidien. C’est un des pays les plus répressifs du continent. Et pourtant, aujourd’hui la Gambie continue d’abriter la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle n’est pas inquiétée même si elle ne respecte pas les résolutions de la commission. La Gambie n’a pas présenté de rapport depuis 1994. Elle refuse que les commissaires s’y rendent pour savoir ce qui se passe réellement.
Quels échos avez-vous du procès de l’opposant Ousainou Darboe ?
C’est un procès politique. C’est un opposant qui a manifesté parce qu’on a tué un de ses camarades de parti et qui est en prison depuis le 16 avril 2016. C’est un procès qui ne respecte pas les règles d’un procès équitable d’où l’importance de la mobilisation. D’ailleurs, le juge s’est récusé après des déclarations malencontreuses dans les médias. Parce que, je pense, que c’est la pression de la rue qui fera la différence. Elle ne se fera pas au tribunal. Nous demandons qu’il soit libéré avec ses partisans et que la lumière soit faite sur la mort de Solo Sandeng. Nous demandons que la lumière soit faite sur ces cas et que le régime puisse rendre compte de ses atrocités.
Votre dernier mot ?
Que la Gambie soit aidée pour la restauration de la démocratie et de l’État de droit. Que l’effort, en gestation, du peuple gambien soit soutenu pour qu’enfin ce régime ne puisse pas continuer à tuer, torturer et violenter les populations dans l’impunité. Nous saluons toutes les voix qui se sont levées contre ce qui se passe en Gambie au niveau régional et international et surtout celles de certains parlementaires, décideurs et populations du Sénégal. La résolution du parlement européen qui demande aux États de l’UE de considérer des sanctions ciblées dont les interdictions de voyages aux auteurs des atrocités sont des mesures importantes. Aujourd’hui, il faut soutenir les populations dans cette quête de liberté et les soutenir sur le plan moral pour mettre fin à cette répression violente.