En réponse aux affrontements racistes de Charlottesville (Virginie), le président américain convoque la mémoire de ses prédécesseurs, dont treize ont possédé des esclaves, pour relativiser les actes et les paroles des suprémacistes.
Mercredi soir, pour tenter d’éteindre, sinon justifier les flammes de l’extrême droite allumées à Charlottesville (Virginie), Donald Trump a brandi un allié historique en la personne de son prédécesseur, George Washington (1732-1799), le premier président du pays (entre 1789 et 1797), qui a donné son nom à la capitale fédérale et son effigie au billet d’un dollar. «Est-ce que George Washington était un propriétaire d’esclaves ?» interrogeait Trump fielleusement, dans sa volonté d’absoudre les néonazis et suprémacistes, qui se déchaînent depuis ce week-end, et ont tué une personne.
La question est purement rhétorique, parce que le public américain connaît la réponse : oui, Washington possédait des esclaves, et ce dès l’âge de 11 ans, lorsqu’il hérita de son père. Sous-entendu de Trump : on peut avoir été un «grand» président des États-Unis et un partisan de la traite négrière. Ce qui est au mieux une stratégie de la confusion, au pire une apologie ou une nostalgie de ce Vieux Sud raciste qui défile ces jours-ci, en réaction aux militants progressistes de Charlottesville qui demandent le démontage d’une statue équestre du général Lee, général confédéré pendant la guerre de Sécession. Trump donne tort à ces activistes en poursuivant : «Va-t-on démonter les statues de George Washington ? Et que fait-on avec Thomas Jefferson ?»
«Partie intégrante de la construction nationale»
Le fait que ces deux pères fondateurs de la nation américaine aient détenu des esclaves ne relativise pas la question de l’esclavage et des inégalités raciales dans le pays. Bien au contraire, le biographe Fritz Hirschfeld (George Washington et l’esclavage : portrait documenté, 1997, non traduit) estime que ce pan de la vie du premier président américain reste un tabou à faire sauter : «Parce que le général Washington – un héros universellement reconnu de la guerre d’indépendance – a combiné dans la période d’après-guerre, de façon unique, une autorité morale, un prestige personnel et un pouvoir politique qui a significativement influencé les évolutions et le résultat du débat sur l’esclavage, ses opinions sur la question des esclaves et de l’esclavage sont cruciales pour comprendre comment le racisme a réussi à devenir une partie intégrante et officielle de la construction nationale pendant ses étapes de formation.»
Il a fallu attendre près de deux siècles après la mort de George Washington, c’est-à-dire en 1983, pour inaugurer à Mount Vernon, sa résidence, une stèle à la mémoire des quelque 150 esclaves qui furent enterrés sur ces terres, en Virginie, proche de la ville de Washington. Et 2007 pour découvrir un tunnel secret qu’utilisaient neuf esclaves, dont le chef cuisinier, pour rejoindre la maison de leur maître sans être vus des invités. Ces vestiges archéologiques ont donné lieu à des débats sur le rôle précis du président dans les discriminations raciales, qui ont empoisonné la vie du pays jusque dans les années 60 et qui sont loin d’être réglées.
Capture des esclaves
À titre personnel, Washington acheta régulièrement des esclaves et en comptait 123 à la fin de son existence à Mount Vernon sur un total de 317, les autres étant propriété de sa femme Martha. Les témoignages divergent sur sa façon de les traiter. De même, sa volonté de les émanciper est très discutée. D’une part, Washington demanda dans son testament que ses esclaves soient libérés après la mort de Martha. D’autre part, il contournait la loi de Pennsylvanie qui déclarait les esclaves libres s’ils passaient plus de six mois avec leur propriétaire : le «grand George» leur fit régulièrement traverser les frontières de cet état afin de remettre les compteurs à zéro… De même, il rechercha un de ses anciens esclaves pour le rendre à son épouse, laquelle voulait l’offrir comme cadeau de mariage.
Dans ses fonctions de président, George Washington ne fit rien pour rompre avec le système négrier. En 1793, il signa le Fugitive Act Slave qui autorisait la capture dans n’importe quel état d’un esclave en fuite. À la même époque, il apporta un soutien militaire à la France qui luttait à Saint-Domingue (actuelle Haïti) contre une révolte d’esclaves.
La peur d’une «émancipation subite»
Washington ne condamnait l’esclavage qu’en privé, comme auprès du marquis de La Fayette qui l’avait aidé pendant la guerre d’indépendance. Alors que l’aristocrate français l’informait de son achat d’un terrain en Guyane pour y installer des esclaves affranchis, le président américain saluait dans une lettre «une généreuse et noble preuve de votre humanité». Ajoutant : «Plût à Dieu qu’un semblable esprit vînt animer tout le peuple de ce pays ! Mais je désespère d’en être le témoin. Quelques pétitions ont été présentées à l’Assemblée, pendant la dernière session, pour l’abolition de l’esclavage ; elles ont pu à peine obtenir une lecture.»
Dans cette missive datée du 10 mai 1786, Washington justifie son inaction politique : «Une émancipation subite amènerait, je crois, de grands maux ; mais certainement elle pourrait, elle devrait être accomplie graduellement, et cela par l’autorité législative.» Or, sous son mandat, aucun projet de loi abolitionniste ne sera débattu.
«Planteur du Sud avant toute chose»
«Son idéal maçonnique l’amène très tôt à défendre la tolérance religieuse, à telle enseigne qu’il proposa en 1776 la séparation de l’Église et de l’État en Virginie, observe Liliane Kerjan dans sa biographie française de George Washington (Folio, 2015). […] Pour autant, cette revendication de liberté ne s’étend pas à la question de l’esclavage et Washington, planteur du Sud avant toute chose, se montre très réservée sur la question de l’émancipation des Noirs […].»
Après lui, plusieurs présidents américains furent propriétaires d’esclaves, jusqu’à Ulysses Grant (à la Maison Blanche de 1869 à 1877), dont Thomas Jefferson (1801-1809), qui totalisait 600 sujets et dénonça le «trafic international» sans interdire cette institution aux États-Unis.
En outre, il fut établi en 1998 que Jefferson était le père de plusieurs enfants de l’une de ses esclaves, Sally Hemings. Lui qui n’hésitait pas à faire fouetter ses esclaves se plaignait de leur «puanteur» et refusait de les émanciper, par crainte d’un «métissage qui ouvrirait la voie à la dégénérescence» (à lire, un reportage de Libéde 1998, à Charlottesville, qui raconte comment l’affaire secoua l’Amérique de l’époque).
Sur les dix-huit premiers présidents de l’histoire de ce pays, treize furent patrons d’esclaves dont huit pendant l’exercice de leurs fonctions. L’abolition fut décidée par Abraham Lincoln et votée en 1865, après la guerre de Sécession – la France avait quant à elle enterré l’esclavage en 1848.
Opposition de mouvements religieux
Aux sources de l’histoire américaine, l’exploitation négrière, pratiquée par de nombreux chefs d’État qui la déploraient sans l’interdire, pourrait être banalisée comme dans les propos de Donald Trump aujourd’hui ou comme dans la communication de Mount Vernon, qui abrite le tombeau de George Washington. Le site internet de ce lieu de pèlerinage absout le père fondateur, rappelant que «comme jeune garçon, Washington grandit dans une société qui soutenait l’idée que l’esclavage était juste et naturel». Mount Vernon rend cependant hommage aux esclaves morts dans la propriété sur les bords du Potomac, dans une tentative de réconciliation des mémoires.
Toutefois, la culture de l’esclavage n’était pas une fatalité et ne faisait pas l’unanimité lors de la création des États-Unis, des mouvements religieux comme les mennonites et les quakers s’opposant à ce système dès la fin du XVIIe siècle, tandis qu’à l’époque de George Washington, celle de l’Europe «des Lumières», le royaume du Danemark devenait le premier pays occidental à bannir l’esclavage en 1792, dans une quête de justice universelle.
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