(Dossier) Lutte avec frappe : Menaces sur la vie et la santé des lutteurs

Un puissant crochet du droit et Zoss s’affale de tout son long, face contre terre.

N’eût été la prompte réaction de l’arbitre du combat l’ayant opposé le 4 avril dernier à Siteu, on aurait pu craindre le pire pour le lutteur des Parcelles Assainies. Zoss n’oubliera pas de sitôt ce knock down qui aurait pu lui être fatal en ce jour de célébration du 57e anniversaire de l’indépendance du Sénégal.

Le drame évité de justesse, cela n’en repose pas moins le débat sur les menaces que la lutte avec frappe fait peser sur la vie et la santé des lutteurs. A force de recevoir à la tête des coups de plus en plus violents, des traumatismes crâniens guettent la plupart d’entre eux. D’autant que les mastodontes qui se battent à main nue dans l’arène, sans aucune protection, maîtrisent de plus en plus les techniques de la boxe.

Le Comité national de gestion (Cng) de la lutte est conscient du danger, lui qui se penche, depuis plusieurs saisons, sur les mesures pouvant garantir la sécurité des athlètes. Tout autant que les anciennes gloires de la lutte. Certes, des mesures ont été prises, mais elles semblent insuffisantes à éviter le pire. D’où le cri du cœur des médecins, mais aussi des observateurs et amateurs.

 

Ce drame qui guette l’arène sénégalaise

Seul, au milieu de l’arène, Zoss est plus que sonné. Face contre terre, le lutteur des Parcelles Assainies reste inerte pendant de longues secondes. Ses accompagnants, sous le choc de voir leur champion mis knock down en moins de trois minutes de combat, ne se préoccupent sur l’instant que de l’humiliation qu’ils viennent de subir. Les deux mains sur la tête, ils n’en croient pas leurs yeux. Tout à leur désillusion, ils en oublient la situation dramatique que vit, en cet instant précis, le chef de file de l’écurie Door Doorate et ne font pas un geste en sa direction. Quant à son vainqueur Siteu et ses partisans de l’écurie Lansar, tout à leur jubilation, lorsqu’ils jettent un regard sur leur victime affalée de tout son long dans l’arène, ils ne voient que leur trophée de guerre. Dans les tribunes, on est sous le charme de ce knock down mémorable réussi par le lutteur de Lansar. Qu’importe le drame que vit Zoss. Qu’importe la tragédie qui aurait pu survenir si l’arbitre central de ce combat organisé le 4 avril dernier, n’avait pas eu la présence d’esprit de redresser ce visage enfoui dans le sable et la promptitude de lui enlever son protège-dents de peur qu’il ne s’étouffe avec, en reprenant ses esprits. Et son geste a certainement sauvé l’arène sénégalaise d’un drame, en ce soir de festivités marquant le 57e anniversaire de l’indépendance du Sénégal. Un drame dont elle ne se serait pas relevée de sitôt après que les gros sponsors lui ont tourné le dos à cause, entre autres, de la violence dans les gradins et lors des face-à-face.

La lutte avec frappe, dont la popularité est fondée sur le culte de l’image corporelle et sur celui de la technique intrinsèque, devient de plus en plus dangereuse pour les combattants depuis qu’ils se sont mis à l’apprentissage de la boxe, dont la maîtrise des techniques vaut souvent le voyage jusqu’au pays de l’oncle Sam. Elle appelle d’autant à la réflexion médecins, anciens lutteurs, observateurs, journalistes et amateurs que les puissants coups de poing que se donnent les mastodontes, au point de provoquer des KO, peuvent être à l’origine de graves traumatismes crâniens chez les lutteurs.

Les risques sur la santé et même la vie des acteurs sont d’autant grands que la tête est la partie du corps la plus visée par les coups de poing que se donnent à main nue ces mastodontes. Et c’est pourquoi les saignements du visage, les fractures du nez, les coquards et autre ouverture de l’arcade sourcilière sont monnaie courante dans ce sport de combat. Plus rarement, on y voit des fractures de la pommette ou de la mâchoire. Mais l’autre risque tout aussi grave auquel sont exposés les lutteurs, c’est le décollement de la rétine (la rétine, située au fond de l’œil, est indispensable à la vision) à cause de l’accumulation des coups.

C’est partant de ce constat que le boxeur italo-sénégalais Mohamed Ali Ndiaye avait lancé un message à l’endroit des autorités de la lutte pour qu’elles amènent désormais les lutteurs à subir des examens médicaux après chaque combat de lutte. Et il explique le pourquoi : «Si je lance un appel au Cng pour qu’il exige des lutteurs qu’ils fassent des Irm (imagerie par résonance magnétique) en vue de contrôler l’état de leur cerveau, c’est parce qu’ils prennent trop de coups. Ils doivent, par conséquent, vérifier en permanence les dégâts que cela crée. Sinon ces coups pourraient être fatals un jour. Personnellement, je fais une Irm tous les six mois parce qu’il faut toujours faire dans la prévention en sport de combat».

 

DE MOHAMED ALI A YEKINI JUNIOR

Retour sur les différents KO

Des KO debout ou des knock down, l’arène de la lutte avec frappe en a connu. Yékini Junior peut vous en conter un bon bout. Alors pensionnaire de l’écurie Ndakarou, «Tonnerre» lui avait fait voir des étoiles en plein jour. Sur un enchaînement rapide de coups de poing, le sociétaire de l’écurie Pikine Mbollo l’avait mis KO après seulement une minute et 41 secondes de combat. Les coups de poing reçus en pleine figure avaient été si violents qu’il s’était affalé de tout son long. Et sans se soucier outre mesure de son état de santé, le trio arbitral se désintéressera de lui pour ne se préoccuper que de lever la main droite du vainqueur et siffler la fin du combat. 

Malick Niang a également marqué les esprits, surtout par sa propension à mettre KO ses adversaires. Parmi ses victimes, «Sococim» de l’école Balla Gaye et Adama Diouf. Et il était finalement craint dans l’arène à cause de la violence et de la précision de ses coups de poing. Le combat Ness-Papa Sow est une autre illustration des confrontations marquées par un knock out.  Après quelques minutes d’attente, le «Puma» de Fass avait choisi le combat en assénant un uppercut à Ness. Bien que KO debout et tenant difficilement sur ses jambes, le lutteur de Lansar parviendra tout de même à se saisir de son adversaire et à le plaquer au sol. Malgré sa victoire, Ness est sorti de ce combat avec un œil enflé.

D’autres lutteurs ont été victimes d’un KO comme les anciens lutteurs Mor Fadam et Mohamed Ali, tous victimes du crochet droit de Mouhamed Ndao Tyson. L’actuel «Roi des arènes», Bombardier, en a aussi fait les frais devant Tapha Tine. Ce dernier l’avait roué de coups, jusqu’à le défigurer. Le visage tuméfié, Bombardier sera forcé de passer chez Ardo. Ce jour-là, Bombardier a vécu plus qu’une humiliation, sous les coups de poings d’acier de son jeune adversaire.

Le dernier cas en date est le knock down de Zoss face à Siteu le 4 avril dernier. Ce combat n’a même pas duré plus de trois minutes. A peine le coup d’envoi donné, les deux lutteurs déclenchent les hostilités. S’ensuit une bagarre entre les deux athlètes. Siteu plus entreprenant et plus frais physiquement, met KO Zoss d’un coup de poing foudroyant qui l’a rendu inconscient pendant un bon moment.

 

Le Dtn et le président des amateurs minimisent

«Le vin est tiré, il faut le boire». La sentence est du Directeur technique national (Dtn) de la lutte. Pour Abdou Badji, comme tous les sports de combat, la lutte avec frappe n’est pas sans danger. Et les acteurs ont choisi de la pratiquer en toute connaissance de cause. Nul parmi eux n’ignore que cette discipline très populaire au Sénégal, n’est pas sans conséquences. Quand deux mastodontes se font face dans l’enceinte, tels des gladiateurs, et que tous les coups sont permis ou presque, tout peut arriver. Comme ce qui est arrivé au leader de l’écurie Door Dorate, Zoss qui a été foudroyé par un direct du gauche du pensionnaire de Lansar, Siteu. Le lutteur des Parcelles Assainies est KO, un knock down qui aurait pu déboucher sur un scénario catastrophe n’eut été l’intervention rapide de l’arbitre de la partie. Pendant ce temps, les supporters de Thiaroye, surexcités par la victoire de leur poulain, jubilent, sortent du stade en trombe, laissant dernière eux une image qui aurait pu écorner celle de cette discipline qui attire des milliers de jeunes sénégalais. 

Ce sont les aléas de la lutte avec frappe, diront d’autres comme le Dtn. «Je ne vois pas comment un KO peut ternir l’image de l’arène. C’est comme la boxe, même s’il y a mort d’homme, c’est le jeu qui est ainsi fait. Cela fait partie des actions qui peuvent donner la victoire à un lutteur, au même titre que les quatre appuis ou une chute normale. Dès lors qu’on accepte de pratiquer la lutte avec frappe, il faut en assumer toutes les conséquences», commente Abdou Badji. Doudou Diagne Diécko, le président des amateurs, va plus loin : «Il ne faut pas qu’on nous fatigue en nous parlant des risques de coup mortel. La mort est inhérente à la vie. Chacun peut mourir de façon accidentelle. Cela ne peut nullement écorner l’image de l’arène».

La lutte avec frappe qui a produit de grands champions, a connu une ascension fulgurante depuis l’avènement de Mohamed Ndao Tyson. Avec la génération de ce dernier, les cachets des lutteurs ont connu une hausse considérable qui a fait de cette discipline qui était, jadis, une passion, un business. Mais ce milieu a très vite connu une descente aux enchères avec la fuite de plusieurs gros sponsors. Même si les raisons de leur retrait sont multiples, la violence qui règne dans ce milieu en est l’une des causes.

En plus de l’insécurité qui sévit autour de l’arène, la lutte avec frappe est devenue un sport d’une extrême brutalité où les pratiquants se vantent d’avoir envoyé leurs adversaires chez Ardo (nom du médecin du Cng qui est donné à toute personne de santé qui officie lors d’un combat, Ndlr) pour y recevoir des soins. «La lutte avec frappe a tout le temps connu des KO, mais aujourd’hui, c’est beaucoup plus fréquent parce que les jeunes privilégient la bagarre à la lutte. Cependant, ils sont plus respectueux du règlement, contrairement à ce qui se faisait auparavant. Il faut dire que c’est un jeu d’homme et c’est tout», tranche l’ancien lutteur Mor Fadam.

 

AVIS D’EXPERT

Dr MAGATTE GAYE SAKHO (NEUROCHIRURGIEN A HOGGY)

«Les lutteurs sont assujettis à des séquelles de traumatismes crâniens encéphaliques» 

Les KO des lutteurs, lors des combats de lutte, ont des conséquences graves sur leur santé.  Telle est du moins la conviction du Dr Magatte Gaye Sakho. Selon la neurochirurgienne en fonction au Service de Neurochirurgie de l’Hôpital Général de Grand Yoff, la façon dont la lutte se fait au Sénégal est source de traumatisme. «C’est des adultes qui reçoivent des coups. Nous remarquons tous que les lutteurs ont tendance à viser la tête. Lorsqu’une personne est soumise à une telle vitesse de frappe, le cerceau va buter sur l’os. Puisque l’intérieur de la boîte crânienne n’est pas lisse, il y a des excavations osseuses. Le cerveau va forcément buter. Et il y a un danger à ce niveau», explique Dr Sakho. Selon elle, la conséquence, c’est que le cerveau est ébranlé. Mais pire encore, soutient l’enseignante à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), il y a même des lésions directes, qu’on appelle les hématomes. Ce qui fait que le lutteur, après avoir reçu un tel coup, dandine avant de tomber.

«En général, ce qu’on voit, c’est que lorsque la personne reçoit le coup, on a l’impression qu’elle est ébranlée avant même de s’évanouir. Les cas extrêmes que nous avons, ce sont les évanouissements. C’est la commotion cérébrale. C’est ça qui explique que la personne perde connaissance un moment, avant de revenir à elle-même», souligne le chercheur à l’Ucad. Poursuivant, elle ajoute : «Vous connaissez tous le boxeur Mohamed Ali qui a fait la maladie de Parkinson. Et on sait que c’est lié aux différents coups qu’il a eu à recevoir. Cela entre dans les séquelles des traumatismes crâniens encéphaliques. Les lutteurs qui reçoivent certains coups, sont assujettis à présenter ces séquelles. Cela se traduit par des troubles de la conscience, un vieillissement précoce, des troubles de mémoire, etc. Ce qu’on a surtout tendance à craindre, c’est ce phénomène parkinsonien», dit-t-elle.

Aussi grave encore, poursuit-elle, il y a une autre pathologie qui guette ces lutteurs à l’avenir. Il s’agit de l’hydrocéphalie à pression normale même si, de son avis, elle n’est pas toujours normale. «Lorsque vous avez des problèmes de circulation ou de réception du liquide céphalorachidien, vous pouvez avoir des pertes de la pression intracrânienne. Ça se manifeste par des troubles du comportement. Vous avez l’impression que ces personnes sont déconnectées du monde. Elles ont des troubles de la marche. Ce sont des personnes qui,  lorsque vous les voyez, vous avez l’impression qu’elles apprennent à marcher», explicite-t-elle.

Le dernier cas de figure auquel les lutteurs pourraient faire face aussi, ce sont les troubles urinaires. «Ces problèmes urinaires font que ces personnes ont tendance à uriner n’importe quand et n’importe comment. On l’appelle souvent urination, parce qu’elles ne savent pas très bien ce qui est permis et ce qui n’est pas permis. Ce sont des personnes qui sont capables d’uriner dehors devant tout le monde sans gêne. Donc toutes ces conséquences peuvent relever des traumatismes  crâniens encéphaliques. Voilà ce qui guette, aujourd’hui, ceux qui reçoivent des coups violents dans l’arène», indique-t-elle.

 

Ce que prévoient nos textes pour les victimes de KO, la catégorisation…

Prenant prétexte, il y a trois ans, du combat Bombardier-Modou  Lô,  le Cng avait travaillé sur cette catégorisation des lutteurs. C’est ainsi que des mesures avaient été prises. Chargé de la communication du Cng de lutte, Thierno Kâ renseigne d’emblée : «Dans les textes du Cng, il est clairement indiqué qu’un lutteur qui a été victime d’un KO doit faire obligatoirement l’objet d’un examen médical avant d’obtenir un autre combat. Donc sur ce point, nous avons pris toutes les dispositions nécessaires».

Parlant ensuite de la catégorisation proprement dite, M. Kâ rappelle que, dans la réglementation, «il est clairement dit, pour les combats préliminaires, que la différence de poids entre les deux protagonistes ne doit pas dépasser 15 kg et c’est ce qu’on applique jusqu’à présent. Le seul problème, c’est au niveau des poids lourds. Et même là aussi, on a fixé que la différence de poids ne doit pas excéder 20 kg. Seulement, ce qu’il faut comprendre, c’est que dès l’instant qu’on pèse plus de 100 kg, on est dans la catégorie des lourds. Donc la catégorisation dans la lutte avec frappe existe bel et bien», précise-t-il.

Le chargé de la communication du Cng a aussi tenu à apporter des éclaircissements sur le port des gants par les lutteurs en vue de mieux les protéger : «Nous avons engagé la réflexion sur le port des gants. Mais il s’est trouvé que jusqu’à présent, nous n’avons pas encore trouvé un prototype de gants adéquat à la lutte avec frappe. Parce qu’avec les «safaras» (Ndlr : eau bénite) que les lutteurs utilisent, et le sable qu’ils se versent sur tout le corps, le port de gants peut devenir plus dangereux que le combat à main nue. N’empêche qu’on est en train de pousser la réflexion pour essayer de trouver la bonne solution»

 

CATEGORISATION DES LUTTEURS : Un mal nécessaire

Plutôt que de s’extasier, les férus de lutte souffrent de voir le sang des lutteurs couler à flots ou d’assister à des KO qui peuvent, si l’on n’y prend garde, entraîner mort d’homme. Or, on assiste de plus en plus à des combats où la différence de poids est très importante, comme ce fut le cas lors des combats Ness-Sa Thiès, Bombardier-Balla Bèye, Bombardier-Modou Lô, Tapha Tine-Zoss, Tapha Tine-Ama Baldé, Bathie Séras-Zarko. A cela s’ajoutent les blessures très fréquentes, les traumatismes de tout genre. Tous ces constats ne seraient-ils pas la conséquence d’un manque de catégorisation des lutteurs en fonction de leur poids ?

En tout cas, le président du Comité national de gestion (Cng) de la lutte avait fait savoir, le 4 août 2015, que la catégorisation des lutteurs dans l’arène est devenue impérative. Mais, contrairement au Dr Alioune Sarr, les anciens lutteurs Mor Fadam et Marx Mbargane sont d’avis que la catégorisation des lutteurs dans la lutte avec frappe est quasi impossible. «Parce qu’il faut tenir compte de l’aspect sponsoring, avance Marx Mbargane. Il y a des lutteurs qui pèsent plus de 100 kg et qui ne peuvent pas drainer une grande foule. Or, il arrive souvent que le choix des combats dépende de la popularité du lutteur. Par exemple, entre Sa Thiès et Siteu, tout le monde était conscient que la différence  de poids était importante. Seulement Siteu a la capacité de remplir les gradins de par sa popularité et c’est ce qui intéresse les sponsors», précise l’ancienne gloire devenue commentateur de télévision.

Même son de cloche chez Mor Fadam pour qui «catégoriser la lutte avec frappe, c’est anéantir la discipline. Mais, les lutteurs doivent respecter les règles parce qu’il y a des parties qu’on ne doit pas toucher. On avait même évoqué le port du casque, mais cela ne règle pas le problème parce qu’en boxe, on porte des casques et cela n’empêche pas qu’on assiste chaque jour à des KO. Donc le mal, il faut le chercher ailleurs», dit-il.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici