Libération a épluché les 315 pages du rapport du Bureau d’enquête et d’analyse pour la sécurité de l’aviation civile chargé de faire la lumière sur le crash d’un avion de Sénégalair qui a fait sept morts après avoir heurté un avion de CEIBA le 5 septembre 2015. Une constate : l’avion ne devait pas être dans les airs. Nous reproduisons in extenso les faits établis par les enquêteurs qui éclaboussent l’ANACIM (Agence nationale de l’Aviation civile et de la Météorologie) mais aussi Sénégalair qui exploitait l’appareil.
«Sur la base des éléments rassemblés au cours de l’enquête, les faits suivants ont été établis : – Les deux avions ont leur certificat de navigabilité en état de validité. La documentation de maintenance du Boeing 737-800 3C-LLY ne fait pas apparaitre de pannes de systèmes incompatibles avec le vol.
– L’avion de CEIBA était certifié et entretenu conformément à la réglementation.
– Le BEA Sénégal n’a pas eu à sa disposition toutes les informations requises auprès de l’ANA- CIM, de l’autorité de l’Aviation civile d’Algérie et de la compagnie Sénégalair.
– La compagnie SENEGALAIR ne disposait que d’un seul avion en exploitation.
– La compagnie ne disposait que d’un seul équipage et d’un seul mécanicien pour cet avion.
– Les contrats de travail des deux (2) pilotes, en vigueur avant l’application du nouveau code de l’Aviation civile de Mai 2015, ne sont pas conformes à l’Article 194 de la loi 2002-31 du 12 décembre 2002 du code de l’Aviation civile du Sénégal qui stipule que : «L’engagement d’un membre du personnel navigant professionnel donne obligatoirement lieu à l’établissement d’un contrat de travail écrit qui précise, en particulier : le salaire minimum mensuel garanti ; l’indemnité de licenciement qui sera allouée, sauf en cas de faute grave, au personnel licencié sans droit à pension à jouissance immédiate ; les conditions dans lesquelles le contrat est résilié en cas de maladie, invalidité ou disparition ; le lieu de destination final et le moment à partir duquel la mission est réputée accomplie si le contrat est conclu pour une mission déterminée ; le délai de préavis à observer en cas de résiliation du contrat par l’une ou l’autre des parties. Pendant le délai de préavis, le travail aérien mensuel demandé aux navigants doit rester égal à la moyenne de celui demandé pendant la même période aux membres du personnel navigant de l’entreprise considérée».
– Le mécanicien assurait les dépannages, les petites visites, la remise en service et l’accompagnement ; il était donc chargé du suivi et du maintien de la navigabilité. Il a quitté la compagnie le 15 août 2015. Son rem- plaçant a signé son contrat d’embauche le 17 août 2015. A partir de cette date, il ne faisait plus partie du personnel de la compagnie INTERJET. SENEGALAIR a demandé à l’ANACIM de lui valider sa licence le 10 Août 2015.
– L’Autorité de l’Aviation Civile n’avait pas encore validé sa licence (sud-africaine) ; par conséquent, il n’avait pas l’autorisation d’exercer sur avion sous immatriculation sénégalaise. Sénégalair n’avait pas d’autorisation pour exercer au Sénégal Il a exercé sur le 6V-AIM jusqu’au 05 septembre 2015.
– Du 15 août au 05 Septembre 2015, l’avion a effectué des vols sans être approuvé pour la remise en service (APRS) par un personnel autorisé. A partir du 15 Août 2015, l’avion n’était plus entre- tenu conformément aux règlements.
– Dans les dix (10) dossiers de vol disponibles, il n’y a ni plan de vol expoitation, ni devis de masse et centrage, ni bilan et suivi carburant. – La compagnie n’avait pas la capacité financière requise lui permettant une exploitation correcte : sur l’apport minimum de cent millions de francs CFA sur fonds propres prévu pour le redémarrage, elle n’a pu obtenir qu’un prêt bancaire de soixante-cinq millions. La plupart des déficiences relevées sont liées à la dégradation de la situation économique et financière de l’exploitant (audit renouvellement du PEA).
Le Certificat de navigabilité renouvelé malgré des anomalies
– Un seul équipage et un seul mécanicien qualifiés. L’appareil a été bloqué au sol un (1) an et trois (3) mois pour cause de Certificat de navigabilité (CDN) non renouvelé pour anomalie technique et ensuite sept (7) mois à cause d’une expiration de son Permis d’exploitation aérienne (PEA). Le CDN de l’appareil 6V-AIMa été renouvelé alors qu’il y avait encore une anomalie de niveau 1 non corrigée : lors de la visite de l’aéronef, la péremption des deux cartouches de percussion extincteur du moteur N°2 depuis le 01/06/2015 a été constatée et classée comme anomalie 1 n’empêche le CDN a été renouvelé le 23/06/2015 (verso renseigné et signé– tampon «Situation V» apposé). L’anomalie n’a été corrigée (remplacement des cartouches) que le 01/07/2015.
Les résultats et la conclusion de l’audit de renouvellement du PEA de SENEGALAIR stipulaient que la plupart des déficiences relevées sont liées à la dégradation de la situation économique et financière de l’exploitant; SENEGALAIR doit revoir son organisation car certains écarts de conformité reviennent en boucle depuis quelques inspections ; la compagnie doit faire un apport important en trésorerie afin de pouvoir financer son redémarrage. La personne dont le nom figure sur le PEA comme point de contact opérationnel ne fait pas partie du personnel de SENEGALAIR (pas de contrat, pas de bulletin de salaire).
La licence du copilote validée alors que le dossier était incomplet
– La licence du copilote a été validée alors que son dossier était incomplet ; il manquait le certificat médical que devait délivrer l’Autorité algérienne tel que requis par les procédures du manuel de l’inspecteur. L’authentification de la licence algérienne de base n’a pas été effectuée avant la validation conformément au RAS 01 et au manuel de l’inspecteur.
L’appareil effectué ses deux premiers vols le 10/07/2015 après être resté au sol sept (7) mois pour le renouvellement du PEA et de son CDN. A l’issue de ces vols, l’équipage avait signalé un écart de deux cents pieds entre les deux altimètres primaires. Cet écart interdisait à l’avion de pénétrer dans l’espace RVSM (Minimum réduit de séparation verticale) car les procédures de vol du manuel d’exploitation de la compagnie exigent, pour cela, que les deux systèmes d’altimètres primaires, correctement calés, présentent un écart inférieur à deux cents (200) pieds.
Le mécanicien avait demandé une confirmation au prochain vol sans aucune intervention sur les systèmes altimétriques. Ce vol a eu lieu dans la nuit du 22 au 23/07/2015. Cette nuit-là, il rentra en conflit avec le Boeing737de la compagnie ARIK (volARA387) qui était en sens opposé. L’équipage du 6V-AIM était persuadé d’être au niveau 320 (c’était ce qu’il lisait à l’altimètre) alors qu’ARA 387 le voyait au même niveau que lui (FL 310) sur son TCAS.
ARA 387 demanda à changer de niveau de vol pour éviter un désastre (FL 290 accordé). Lorsque le 6V-AIM passa sous la couverture RADAR de Dakar, il était détecté au niveau 310 au lieu du 320 indiqué par l’altimètre. Cet incident significatif qui mit en lumière des différences entre les données d’altitudes fournies par l’altimètre pilote et celles délivrées parle transpondeur n’a pas fait l’objet d’un rapport et n’a pas été non plus consigné dans le carnet de compte-rendu technique.
Deux mois avant le drame, l’avion avait fait un accident
Les feuillets de compte-rendu d’anomalies techniques qui couvraient les vols effectués à partir du 07/08/15 jusqu’au 04/09/15 ne sont pas disponibles.
– Le 31/08/2015, lors d’un vol ROBERTS / DAKAR, le 6V-AIM était coordonné par ROBERTS pour le point SESEL à 20H55 au FL 360. Lorsqu’il passa sous couverture RADAR, Dakar le détecta au FL 350 sans aucune révision, ni autorisation. Interpellé, il se mit à remonter. L’ASECNA a informé l’ANACIM de ces deux (2) incidents. Le rapport concernant l’incident du 23/07/2015 n’a été envoyé que le 27/08/15 ; soit un mois et quatre jours après l’occurrence.
Celui du 31/08/2015n’aété envoyé que le 08/09/15 ; soit trois jours après l’accident. L’ANACIM a reçu le premier rapport le 27/08/2015 ; soit neuf (9) jours avant l’accident. Dans ce rapport, l’ASECNA (Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar) recommandait à l’ANACIM de faire une inspection technique du 6V-AIM. L’avion a continué à voler sans inspection technique, ni intervention sur ses systèmes altimétriques. L’équipage du 6V-AIM a pris un repos conforme aux règlements avant le voldu05/09/15.
Le 05/09/2015, le6V-AIMeffectuaitle vol DAKAR / OUAGADOUGOU/ DAKAR et le Boeing 737 3C-LLY DAKAR / COTONOU / MALABO. Au vol aller (DKR – OUA), le 6VAIM a provoqué le déclenchement de deux alarmes CLAM RADAR (différence significative entre le niveau de vol autorisé et le niveau de vol détecté par le RADAR) entre les points NURAS et DISNO : Alarme 1 : 6V-AIMauFL 311 au lieu du 330 autorisé (à 13H11’50) ; Alarme 2 : 6V-AIM au FL 333 au lieu du 330 autorisé (à 13H16’21). L’accident s’est produit sur le vol retour. Vers 18H12’ le 3C-LLY a vu un trafic croiser son niveau de vol, a senti un choc au niveau de son aile droite et a constaté un peu plus tard qu’une partie de son winglet droit était arrachée.
Au moment de l’abordage, le 6V – AIM était autorisé niveau 340. À 18H12’58’’ le 3C-LLY a oscillé sur ses trois axes et est parti à gauche en mise en virage non commandée. A 18H21’15’’son Mach est passé de 0.78 vers 0.76 (données enregistreur de vol). Le Boeing 737 a effectué toute la croisière entre DKR et SSG au FL350 avec le pilote automatique et l’automanette engagés (données enregistreur de vol). D’après les communications entre les différents contrôleurs ATC et le trafic, les seuls avions qui se trouvaient en ce moment-là dans cette partie de l’espace aérien, étaient le 3C-LLY et le 6VAIM. Le troisième avion qui était sur cette route dans le sens BAMAKO-DAKAR, était le Burkina 514 (VBW 514) qui estimait GATIL à 18H29’ au niveau 340 ; il était donc très loin derrière le 6V-AIM.
Le 6V-AIMétait autorisé au FL 340 (34.000pieds) d’altitude croisière au moment de l’abordage et le Boeing 737-800 de CEIBA Intercontinental au FL 350 (35.000 pieds) d’altitude croisière, ceci suivant la règle RVSM et leur plan de vol respectif. A partir de l’heure de croisement (18h12’58’’), le 6VAIM n’a plus répondu aux multiples messages qui lui sont envoyés (par DKR CCR2, DKR APP, DKR TWR et par les relais effectués par Burkina 514, Transair 605 et SKK 054).A18h22’ le radar de Dakar détecte l’écho d’un avion qui est sur l’UA 601 (route Bamako-Dakar) et qui passe TD (Tambacounda) au niveau 350 avec le code transpondeur 5004 aulieudu5040attribué.
Vu les circonstances, cet écho radar ne pourrait être que celuidu6V-AIM. L’écho radar a fait verticale YF (Le VOR de Dakar), s’est éloigné sur le radial 293° au niveau 350, a commencé à descendre à 19h07’, estpasséduniveau330auniveau 126enquelques secondes et a disparu des écrans radar à 59NM à l’Ouest de Dakar (Océan Atlan- tique), coordonnées géographiques : 14° 58’ 44N / 018° 28’ 13 W. CEL 071 a effectué un vol de trois heures vingt-huit minutes (3h28mn) pour rejoindre sa base MALABO après le constat d’une partie du winglet droit arrachée suite à l’abordage avec 6V-AIM.
Ce long vol, sans maitrise des conséquences du choc sur l’état de l’aile, a eu pour effet l’effacement des conversations cockpit et d’éventuelles alarmes susceptibles d’aider à élucider l’accident et aurait pu mettre les passagers en danger.
Cause probable et facteurs contributifs
L’abordage est dû au non-respect parle 6V-AIM de son niveau de vol. Il s’est retrouvé au FL 350 qui était le niveau assigné au 3C-LLY alors qu’à 18H01’11¨, il avait confirmé à CCR2 maintenir le 340. Le CDB du 3C-LLY a affirmé l’avoir vu descendre sur eux. Seuls, les enregistreurs de vol auraient pu aider à déterminer comment une pareille situation a pu se produire ; malheureusement ils ont disparu avec l’avion. Le défaut d’altimétrie a peut-être contribué à la collision en vol.
Ces problèmes ont pu contribuer à l’abordage. Les indications des deux altimètres primaires étaient différentes ; les indications de l’altimètre du pilote en charge des communications et les données d’altitude transmises par le transpondeur étaient différentes d’environ mille (1000) pieds.
Le 23/07/2015, l’avion était détecté au niveau 310 au lieu du 320 assigné par le contrôleur ATC et indiqué par l’altimètre. Le 31/08/15, le 6V-AIM était coordonné par Roberts : Point SESEL à 20H55 et FL 360. Une fois en contact radar, il était détecté au FL 350 sans aucune révision ou autorisation. Interpelé, il s’est mis à remonter.
Le 05/09/2015, au vol aller (DKR – OUA), l’avion avait déclenché deux alarmes CLAM : -Niveau de vol assigné 330 et ni- veau acquis par le pilote automatique 311-Niveau de vol assigné 330 et niveau acquis parle pilote automatique 333.
Les dispositions du manuel d’exploitation de Sénégalair interdisent la pénétration en espace RVSM dès qu’il y a un écart de 200 pieds entre les deux altimètres primaires (à la préparation du vol, l’écart maxi est de 75 pieds). Elles exigent que le Commandant de bord renseigne le CRT de l’avion à l’issue de chaque vol et que le document soit exploité immédiatement par la maintenance et les opérations, puis archivé.
Après l’incident significatif du 23/07/2015, le CRT n’a pas été renseigné (problèmes altimétriques). L’avion a été maintenu en exploitation sans intervention technique et sans restriction jusqu’au 05/09/2015. Le technicien autorisé à signer l’APRS (approbation pour la remise en service) et à assurer le suivi et le maintien de la navigabilité a quitté la compagnie le 15/08/2015.
A partir de cette date, l’avion n’aurait pas dû être remis en vol. L’avion est rentré de RABAT le 08 août 2015 et est resté au sol jusqu’au 29 août 2015. Le rapport d’incident significatif a été envoyé le 27 août 2015. L’application rigoureuse des dispositions prévues pour ce type de situation aurait permis d’empêcher l’avion avec ses problèmes altimétriques de faire la série de vols ayant mené à la fatidique date du 05 septembre 2015.
Ce non-respect des procédures a été relevé dans d’autres secteurs d’activités citées ci-dessous : dans le renouvellement du CDN (le CDN du 6V-AIM a été renouvelé alors qu’il existait encore une anomalie de niveau1);dans la validation de la licence du copilote (La licence a été validée alors qu’il n’avait pas le certificat d’aptitude physique et mentale requis par les procédures du manuel de l’inspecteur.»