Les auteurs israéliens David Grossman et Amos Oz publient chacun un recueil de réflexions, notamment sur le conflit israélo-palestinien. Face à la montée des fanatismes, ils ne voient pas d’autre solution que la paix.
Amos Oz. Photo Frédéric Stucin. Pasco
David Grossman. Photo Éric Garault. Pasco
Ils représentent à eux deux la conscience de l’Etat hébreu, nous avons failli écrire «de gauche» mais ce terme, tel que nous l’entendons en Europe, ne recouvre pas la même réalité en Israël. Disons qu’ils continuent tous deux, envers et contre tout, à militer pour deux Etats, israélien et palestinien, vivant côte à côte et en paix, avec les mêmes droits. David Grossman et Amos Oz publient chacun en ce mois d’octobre un court essai regroupant des réflexions ou des discours prononcés dans divers cénacles ou journaux. Réflexions qui tournent toutes autour de la judaïté, d’Israël, du fanatisme ou du terrorisme, de la guerre et de la paix, bref de tout ce qui nourrit leur vie quotidienne et intellectuelle.
Ce qui frappe et émeut, c’est le doute qui affleure parfois, ces hommes-là ne sont pas de ceux qui assènent des vérités, ils semblent réfléchir en écrivant. Disons qu’écrire est leur façon de comprendre, du moins d’essayer, et surtout de combattre la haine, la peur et parfois le chagrin. A cet égard, David Grossman est le plus poignant car l’homme a été touché dans sa vie même, dans sa propre chair, quand son fils Uri a été tué à la fin de la dernière guerre du Liban. Cette perte traverse toutes ses réflexions sur le passé, le présent et l’avenir d’Israël.
Elle apparaît dès les premières pages de son essai. «Au soir du samedi 12 août 2006, quelques heures avant la fin des hostilités, mon fils Uri a été tué avec les trois hommes d’équipage de son tank par une roquette tirée par le Hezbollah. Je vous aurais volontiers parlé d’Uri mais je n’en suis pas capable. Je ne dirai que ceci : imaginez un homme jeune, à l’aube de sa vie, avec toutes les espérances, l’enthousiasme, la joie de vivre, la candeur, l’humour et les aspirations d’un jeune homme. Il était ainsi et, comme lui, des milliers et des dizaines de milliers de ses semblables, Israéliens et Palestiniens, Libanais et Syriens, Jordaniens et Egyptiens, qui ont perdu – et continuent à perdre – la vie dans ce conflit. […] Pour moi, le retour à l’écriture après ce malheur fut une réaction instinctive : le sentiment que l’écriture serait le seul moyen par lequel je pourrais – en un certain sens – revenir d’exil.» Après une telle épreuve, l’homme pourrait être rempli de haine et d’envie de vengeance, c’est tout le contraire. «Celui qui a renoncé à une possibilité de paix est déjà vaincu, et, en fait, s’est condamné à la fatalité d’une guerre interminable», écrit-il. Car, pour Grossman, «la paix ne désigne pas uniquement la fin de la guerre avec toutes ses horreurs. […] Une paix véritable, pour Israël, lui offrirait la chance d’avoir une place légitime dans le monde. […] Seule la paix pourra guérir Israël de l’angoisse profonde qui étreint le cœur de ses citoyens quant à l’espoir d’avoir un avenir, pour eux et leurs enfants».
Scénario catastrophe
Amos Oz, au fond, ne dit pas autre chose, il va même plus loin, accusant certaines franges religieuses ou de droite (ce terme-là revêt également une autre signification, même si l’on comprend plus facilement de quoi il s’agit) de refuser la paix par crainte d’être assimilé et, au bout du compte, de perdre leur singularité. «Le judaïsme halakhique [basé sur la halakha, la loi juive, ndlr] ainsi qu’une partie de la droite considèrent les efforts de la gauche israélienne pour résoudre le « conflit éternel » entre les Arabes et nous, entre le monde entier et nous, comme une menace envers la singularité du peuple juif, écrit l’auteur du magnifique Judas (Gallimard, 2016). Sans ennemi, sans persécution, ni siège, ni martyr, le monde extérieur nous pervertirait, nous perdrions notre identité et nous nous assimilerions.»
Oz a toujours été tout en retenue, critiquant à fleuret moucheté la politique d’Israël. Désormais, épouvanté par le tournant autoritaire et religieux du gouvernement de Benyamin Nétanyahou qui va à l’encontre des idéaux des pères fondateurs, il n’hésite pas à formuler ses craintes devant l’évolution du pays : «Israël s’éloigne-t-il depuis quelques années de ma vision idéale d’un Etat juif ? Sans doute. De même que l’interdit d’infliger la douleur semble sérieusement ébranlé.»
Pour David Grossman, c’est simple, Israël ne sera jamais en paix si les Palestiniens ne le sont pas non plus, les deux sont intimement liés. «Israël a été fondé afin que le peuple juif, qui ne s’est jamais senti à la maison dans le monde, ait enfin droit à une maison. Et voilà que, au bout de soixante-dix ans, Israël est peut-être une forteresse mais n’est pas une maison. […] Si les Palestiniens n’ont pas de maison, les Israéliens non plus n’auront pas de maison.» Amos Oz va même plus loin, prédisant un scénario catastrophe pour Israël si la politique actuelle se poursuit. «Sans l’option rapide de deux Etats, il est fort probable que, afin d’empêcher l’établissement d’un Etat arabe coincé entre la Méditerranée et le Jourdain, s’instaure une dictature temporaire de Juifs fanatiques, un régime raciste qui opprimera à la fois les Arabes et ses opposants juifs, écrit-il. Ce genre de dictature ne durera pas. Aucune minorité opprimant une majorité n’a perduré dans l’histoire moderne. Et au bout du compte, il faudra s’attendre à la création d’un Etat arabe entre la Méditerranée et le Jourdain, suite à un boycott international ou à un bain de sang, voire aux deux.»
La «situation»
Que représente alors l’écriture dans cette vie d’incertitudes ? «L’écriture est la meilleure arme pour combattre l’arbitraire […],pose David Grossman. J’ai appris que, dans certaines circonstances, l’unique liberté laissée à l’individu est celle de décrire, dans ses propres mots, la destinée qui lui a été imposée. Parfois, cela permet de sortir de cet état de victime.» Quand David Grossman évoque le processus d’écriture, on comprend soudain pourquoi tant d’auteurs israéliens parviennent à écrire la grande histoire à travers les petites histoires du quotidien. Zeruya Shalev, Etgar Keret ou Eshkol Nevo ne font pas autre chose, qui parfois en disent davantage sur la vie en Israël à travers les déchirements d’une famille ou d’un immeuble que de longs essais sur le conflit.
«Lorsque j’écris, tout comme d’autres écrivains, je recherche toujours les moments infimes et privés dans la tempête « historique », politique, militaire, explique l’auteur du bouleversant Une femme fuyant l’annonce, retravaillé après la mort de son fils Uri. J’écris presque toujours sur la vie en Israël, sur des individus qui tentent de mener une existence normale dans une situation anormale. Des individus qui, pour la plupart, n’ont pas conscience à quel point la folie de « la situation » les façonne à son image.» La «situation», c’est ainsi que les Israéliens parlent du conflit israélo-palestinien, une façon de mettre à distance, peut-être, une crise qui fait intrinsèquement partie de leur quotidien mais que le mur de séparation a relégué «de l’autre côté».
L’écriture, les livres, ne serait-ce pas le socle du peuple juif, ce qui a permis de transmettre, génération après génération, une identité, une culture ? «La nation juive existe sans aucun doute, mais elle se distingue de la plupart des autres en ce que son principe vital ne se transmet pas forcément par les gènes ou les victoires militaires, mais par les livres […], écrit Amos Oz. Les Juifs ne sont pas des bâtisseurs de pyramides ni de cathédrales magnifiques, ils n’ont pas érigé la muraille de Chine ni le Taj Mahal. Non, ils rédigent des textes qu’ils lisent en famille, à l’occasion des fêtes ou des repas.»
«Vaccin partiel»
La douleur de la perte, la douleur du souvenir, voilà aussi ce qui façonne une société telle qu’Israël. «Se souvenir fait mal, oublier fait encore plus peur. Et, dans cette situation, comme il est facile de s’abandonner à la haine, à la colère, au désir de vengeance, a déclaré David Grossman en avril lors de la cérémonie du souvenir. Mais j’ai découvert que chaque fois que je suis tenté par la colère et la haine, je sens aussitôt que je perds le contact vivant avec mon fils. Quelque chose devient souvent opaque là-bas. […] Le deuil n’est pas ce qui isole, il est aussi ce qui relie et renforce.»
L’oubli, telle est la grande peur de ces intellectuels et d’une grande partie des juifs, en Israël et dans le monde. «La distance grandissante qui nous sépare des horreurs de la première moitié du XXe siècle est l’une des causes de la flambée actuelle de fanatisme,affirme Amos Oz. A leur insu, Staline et Hitler ont transmis aux deux ou trois générations suivantes la hantise de l’extrémisme et une certaine maîtrise des pulsions fanatiques. Durant plusieurs décennies, grâce aux pires assassins du XXe siècle, les racistes avaient un peu honte de l’être. […] Depuis quelques années, c’est à croire que le « cadeau » de Staline, de Hitler ou des militaristes japonais arrivent à la date de péremption. L’effet du vaccin partiel que l’on nous a injecté s’estompe. La haine, le fanatisme, la xénophobie, […] tout cela relève de nouveau la tête.»
Mais jusqu’à leur dernier souffle, et c’est l’enseignement de ces deux recueils éclairants en ces temps troublés, Amos Oz et David Grossman ne lâcheront rien. «Tout au long de ma vie, ma façon de faire face à des situations extrêmes a été d’écrire, conclut Grossman. S’asseoir et écrire, parfois contre mon gré.»
Liberation.fr