Comment l’Etat sénégalais peut-il dégager, lui-même, de l’argent pour financer ses politiques publiques ? La question est essentielle ; les réponses moins certaines. L’Etat tient une ressource importante, presque la seule, dans l’impôt. Mais tout porte à croire qu’en l’état, la structure de l’économie nationale, ne lui permet d’en tirer de grands moyens. L’assiette fiscale reste modeste. Les recettes, en conséquence, assez faibles. La taille de l’informel, prégnante. L’informelisation, qui désigne ce vaste champ des entreprises à la fois formelles et informelles, autre caractéristique de notre système économique, réduit encore la portée de la collecte. L’optimisation et l’esquive fiscale des multinationales, grandes pourvoyeuses de ces ressources, réduit ce qu’on peut escompter. Enfin, le laxisme dans la traque des irrégularités des solvables, affaiblit davantage un pouvoir qui se résout, ainsi, à voir le système fiscal, inoffensif, voire impuissant.
Un Etat faible et sans idées
L’impôt exclu, il reste finalement assez peu de chose à l’Etat. Chercher peut-être ailleurs, dans le marché commun. Les prêts sur les marchés financiers, tributaires de la santé du pays, suivent un cours sur lequel le pouvoir politique n’a pas une grande emprise, sinon à bien travailler et espérer la confiance des bailleurs. Restent les Investissements Directs à l’Etranger (IDE), qui en sont une variante, dépendant de l’attractivité du pays et des conjonctures mondiales. Ou alors les Aides Publiques au Développement (APD), qui depuis quelques années font l’objet d’une critique intense sous la houlette notamment de l’économiste zambienne Dambisa Moyo. Une critique, tout compte fait, bienvenue.
Tout ceci mis de côté, il reste l’option de l’argent des immigrés, les transferts d’argent. Premier flux de capital injecté dans l’économie nationale, avant les deux précités, il représente quasiment au Sénégal, 15% du PIB. Il est vu comme la manne salvatrice, même si des études, économiques et anthropologiques, ont pu tempérer l’euphorie en montrant que ces ressources rentraient dans des logiques intrafamiliales ; que les fonds doivent être dématérialisés ; que même l’épargne, les investissements, sont éclatés en des entités disparates, souvent individuelles, familiales ou communautaires. On est donc loin du flux homogène. Toute la question de lever des fonds, à l’endogène, par une ingénierie locale, reste entière. C’est là où le bât blesse.
Signification sociale de l’argent
Pourtant, un rapide survol du lexique national de l’argent permet de voir l’existence d’une vraie signification sociale de celui-ci. Dans une société de classes et anciennement de castes, l’argent est un marqueur, comme partout. A ce titre il entre dans la composition symbolique des attributs du pouvoir. Les expressions wolofs, pour ne citer qu’elles, qui comportent le terme argent (Xaliss), ou ses variantes comme fortune (Alal) n’en font que très rarement le fruit du labeur, la sanction du travail salarié, mais une récompense, souvent divine, à minima, les faveurs de la providence. Dans la pratique sociale, qu’il s’agisse de l’économie communautaire à base religieuse, des tontines, des cotisations, la création des ressources est souvent indissociable de la dynamique de groupe, où l’effet de l’identification crée des objectifs communs. La levée de fonds dans les petits cercles, même dans l’économie intermédiaire, se fait plutôt bien, mais le modèle est peu traductible à l’échelle de l’Etat. Prise par tous les bouts, la question reste entière. Les bonnes idées sont fragmentées, possiblement freinées par leur nature même, et l’économie ne produit pas de grandes entreprises nationales capables de créer, à échelle industrielle et significative, des emplois et des ressources. Qu’il s’agisse, pour ne citer que des initiatives gouvernementales récentes, entre autres, du FAISE (Fond d’appui à l’investissement des sénégalais de l’extérieur), en passant par la toute neuve DER (Délégation à l’entreprenariat rapide), la stimulation de l’entreprenariat entre dans une vulgate mondiale des sociétés post-industrielles. Ce qui n’est pas le cas du Sénégal. Cela peut être un pari, comme le continent a réussi par exemple à sauter l’étape du téléphone filaire, avant les mobiles. Mais avec la démographie, il serait imprudent, de ne pas miser sur l’emploi de masse, dont l’industrie reste la grande garantie.
Le patronat sénégalais : l’avoir et le néant
Comme autre hypothèse, l’Etat peut-il s’adresser au patronat national, ou plus singulièrement, aux grandes fortunes ? Non pour les appeler à la rescousse par patriotisme, mais simplement pour réfléchir, plus globalement, à générer des ressources. Beaucoup de grandes fortunes du reste, ont pactisé par le passé avec l’Etat, qui a été le moteur de leur ascension. Les marchés étatiques sont souvent les lieux des enrichissements licites et illicites. A ce propos, Cheikh Amar est un cas d’école, sorte d’emblème national, de la fortune qui emprunte à tous les registres : mérite personnel d’abord, appui de l’Etat, dynamique communautaire, connaissance dans le sérail, grand réseau et redistribution sociale dans les grandes œuvres sociales. Du BTS qui lui ouvrit les magasins Leclerc en France, jusqu’à la création de son entreprise d’importation de matériel agricole, Cheikh Amar est devenu un modèle de réussite qui suscite la glose médiatique, partagée entre les procès d’intention à charge et la bienveillance laudative.
On peut tout à fait chanter les mérites de ce Saint-Louisien, saluer l’idée de redonner du tonus au secteur agricole dont on connait le potentiel. On pourrait même, si on est touché par la dimension de l’allégeance religieuse, s’émouvoir de ce disciple qui rentre comme le fils prodigue. Se réjouir aussi de son cheminement et de son établissement dans les grandes fortunes sénégalaises. Mais on le sait bien, aussi, le mythe du self made man est une autre construction, qui ne tient pas véritablement. Cheikh Amar a bénéficié, sans que ce ne soit réellement frauduleux ou totalement répréhensible, des largesses de l’Etat. Ses réseaux familiaux et amicaux, les accointances politiques, ont eu aussi un poids certain dans sa fulgurante carrière, qui le voient comme une des plus belles réussites économiques du Sénégal.
Il reste cette curiosité au Sénégal, où le mérite ne semble jamais total, toujours potentiellement entaché d’un soupçon. C’est souvent la rencontre entre un certain talent et une opportunité, la rencontre entre le vice et la vertu, comme pour attester de la phrase de Balzac : « le secret des grandes fortunes, c’est que ce sont des crimes propres. ». On se gardera bien ici, n’ayant ni enquêté, ni eu de près ou de loin des pièces à conviction, d’accabler Cheikh Amar comme s’y est pris la presse sur l’affaire des 5 milliards. On peut juste, en revanche, entre le faste et le dénuement, lire la signification de l’avoir dans une société qui nage dans les besoins urgents. Saisir le contraste pour mieux se demander si la réussite personnelle a encore, au-delà de la générosité ponctuelle et mise en scène, un impact plus global dans le pays.
Modèles de réussite stériles
Cheikh Amar est discret comme homme. Son visage débonnaire, un peu pataud, sa montre en or, tout dépeint cette caractéristique du nouveau riche sur qui la gloire et la fortune sont arrivées comme par effraction. Il en garde un visage incrédule comme un lapin pris dans les phares. Quand il daigne s’afficher, il le fait souvent bien entouré, dans le cœur du Baol, où ses solides attaches religieuses en ont fait un disciple modèle. A l’intérieur de la communauté mouride, de belles réussites sont régulièrement notées. La compatibilité entre la religion et le capitalisme a été démontrée, mais cette économie ne sacre encore que quelques cas rares alors que le bassin arachidier reste encore un foyer important de la pauvreté. L’économie mouride garde cette caractéristique assez curieuse, où la force de frappe est réelle, importante, tenant presque du lobby, mais la structure verticale crée des bénéficiaires peu nombreux. Le ruissellement ensuite, très faible, nourrit le tissu informel sans impact sur le recul de la pauvreté de masse.
Endogamie des riches
Chez d’autres milliardaires de la place dakaroise, les tares annexes surgissent souvent : une exposition indécente, un avoir voyant, clinquant, la mise en scène du don, l’escompte religieuse qu’on en tire, la domination par l’écrasement comme cela est étudié en sociologie du don. On peut noter aussi l’arrivisme. Les milliardaires sénégalais n’auront pas légué au pays des entreprises légendaires, dispensant un savoir-faire, imprimant fermement leur marque sur la destinée d’un pays. On associe généralement, ailleurs, chaque grande fortune à un secteur, à une identité, à un legs, à un message et une innovation politique, à la manière de Bill Gates, Steve Jobs mais au Sénégal, les très riches n’auront pas laissé une empreinte à l’économie qui est finalement un veau d’or pour eux. Ils finissent bien par se regrouper dans des sphères fermées, inaccessibles, univers qui semble lointain, parfois nébuleux, et avec qui l’Etat traite sans qu’ils ne s’inspirent mutuellement. Le mécénat culturel n’est pas non plus à leur ordre du jour. Tous les ressorts de la souveraineté sociale, culturelle, sont ainsi loin des grands barons. Les réussites personnelles sont trop personnelles, et sans portée collective. C’est presque le récit de l’insoutenable légèreté de l’avoir, voire l’insoutenable inutilité de l’être riche, dont Amar, hélas, à son corps défendant, est un agent, sinon le soldat suprême.
LA CHRONIQUE HEBDO D’ELGAS