Une photo (presque) inédite et iconique de Bob Marley en Éthiopie, la terre sainte rasta, vient de reparaître au grand jour comme l’avant-garde d’une biographie annoncée. Histoire d’un cliché unique à travers lequel se révèlent les différentes facettes du mythe Marley.
Aujourd’hui, la plupart de ces pépites brillent en continu sur internet et l’on croyait tout savoir sur Bob. On se trompait. Il y a peu, un cliché présenté comme inédit, montrant le musicien et deux compagnons devant un arbre, a refait surface par le biais d’un célèbre blogueur, Midnight Raver. Il provient, lui aussi, de la collection de Roger Steffens.
«Le Reggae Sunsplash Festival de 1981 fut donné en hommage à Bob Marley, qui venait de mourir, explique Roger Steffens. C’est là que j’ai rencontré le réalisateur sud-africain Jo Menell. Quelques jours après la mort de Bob, survenue le 11 mai, le boss du label Island, Chris Blackwell, contacta Jo pour lui demander de faire un documentaire sur la vie de Bob. Jo a donc rencontré nombre de proches de Bob et c’est à ce moment-là qu’il a récupéré le polaroïd officiel qu’il a légué à mon fonds d’archives, où il est resté depuis. Il sera publié dans mon prochain livre, So Much Things to Say: The Oral History of Bob Marley, en juin prochain.»
Sagement archivé, notre polaroïd? Les plus férus amateurs de Marley l’ont aperçu au moins deux fois, en fait. La première en 1995, dans une édition collector du magazine Radio Nova consacré à Bob Marley. La seconde dans le livre Reggae Scrapbook de Roger Steffens et Peter Simon. Pas exactement inédit, donc. Mais ce cliché n’a pas encore livré tous ses secrets. Retour en 1978, au pied d’un sycomore éthiopien…
L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours
Un simple polaroïd, de qualité forcément médiocre et d’une composition des plus banales. Il a été pris en 1978, en Éthiopie, par la copine de l’un des trois types présents sur la photo, celui au centre, avec la ceinture savamment détachée, des bagouzes et une gourmette en or et cette attitude typique des bad boys de Kingston (on dirait qu’il tire sur une pipe à ganja). Il s’agit d’une petite frappe de Trench Town, qui n’a laissé derrière lui qu’un surnom, Lip. Dans ses mémoires parus en 1994 et tout justes traduits en français, Bob Marley & Moi (DREAD Editions), l’ancien manager de Marley, Don Taylor, explique: «Par la suite, Lip se trouva mêlé à des affaires pas claires et quitta la Jamaïque. Mais […] il rentra sur l’île où il se fit descendre pour une histoire de flingue.»
Lip, rodé aux guerres politiciennes, faisait office de garde-du-corps lors de cette escapade africaine. En Jamaïque, Bob Marley s’entourait généralement des deux principaux «seigneurs de la guerre» (on dit des «Dons») de l’île, Tony Welch et Claude Massop, chacun affidé à l’un des deux partis politiques nationaux. Il avait grandi au milieu de la violence et des gangs, avait même essuyé une tentative d’assassinat en 1976. C’est le côté sombre de la star, révélé par la présence de Lip sur ce cliché; s’il s’agit bien de Lip car, après tout, rien ne vient formellement l’identifier, ni lui, ni l’endroit où le polaroïd a été pris. «On fait dire ce que l’on veut à une photographie», souligne le plus grand spécialiste français de Marley, Olivier Albot. «Je ne dis pas que celle-ci ne fut pas prise en Éthiopie, juste qu’il serait intéressant d’avoir confirmation.» Roger Steffens est formel, mais il reste l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, dans cette affaire.
Bob Marley, sur la photo, porte un large bonnet qui recouvre assurément des dreadlocks imposantes; un bon indice pour dater une photo de celui dont la chevelure n’a cessé de pousser au fil des ans. Ce cliché remonte bien à la fin de sa vie, alors que le cancer le rongeait lentement. Il a l’air absent sur la photo, tient un spliff dans la main gauche et porte des vêtements simples, comme toujours.
Malgré ce que nous en dit Roger Steffens, on s’interroge: ce cliché a-t-il réellement été retrouvé dès les années 80? Tout cela remonte à loin, et l’esprit du réalisateur Jo Menell a été bien occupé depuis. Mais il se rappelle les difficultés qu’il a eues à obtenir quelque information que ce soit sur le voyage de Bob en Éthiopie. «J’étais toujours sur le point d’avoir l’histoire, sourit-il, mais au bout du compte, je n’ai rien pu apprendre de ce qu’il avait fait sur place. Une chose est sûre, je cherchais tout ce que je pouvais sur Bob à cette période, et spécialement sur ce voyage. Si j’avais eu cette photo en ma possession, il ne fait aucun doute que je l’aurais mise dans mon documentaire. Or, elle n’y apparaît pas, tout simplement parce que je ne l’ai jamais eue entre les mains.»
En fait, il est bien possible que personne n’ait entendu parler de ce cliché avant que Don Taylor n’en révèle l’existence dans ses mémoires parus en 1994. «Si jamais quelqu’un retrouve [la copine de Lip], écrit-il, elle possède la seule et unique photo de Bob en Éthiopie. C’est un polaroïd pris par Lip. Bob se tient sous un grand sycomore.» Les approximations même de Taylor (Lip n’a pas pu prendre le cliché, il apparaît dessus) parlent plutôt en sa faveur; il aurait sans doute mieux travaillé un mensonge. Nous avons d’ailleurs recherché en vain une publication antérieure à 1995, soit un an après la publication de ces mémoires.
Alors? Tant d’histoires montées de toutes pièces circulent autour de Marley que la suspicion s’est installée. «[Chris Blackwell] s’est servi [des auteurs] Timothy White et Stephen Davis pour s’inventer une amitié avec Bob, affirme ainsi Don Taylor. Tout ceci, ou presque, n’est que mensonge. Quiconque connaît un peu la Jamaïque […] verra que tout ce qui est écrit dans les livres sur Marley n’est qu’un tissu de mensonges.»
Son livre, très virulent contre Blackwell et le «clan Marley», fut menacé de procès avant même sa sortie mais il ne fut jamais attaqué. «Sans doute, suggère l’éditeur jamaïcain, parce que ce livre ne contient que des faits.» De son côté, Rita Marley, l’épouse de Bob, nous avouait ne pas avoir daigné ouvrir ce «ramassis de mensonges». Mais pourquoi aurait-on «arrangé» l’histoire de ce polaroïd? Peut-être parce qu’en l’infirmant, on pourrait laisser à penser que le livre de Taylor de contient pas que des mensonges?
Terre sainte rasta
Qui d’autre gagnerait à mentir sur cette photo? Tous ceux qui «capitalisent» sur la dimension messianique de Bob Marley, en fait; et qui espèrent qu’un peu de sa gloire rejaillira sur eux et leurs projets. Pris en terre sainte rasta, ce polaroïd s’avère «iconique» et renforce le mythe, donc la puissance commerciale de Marley, dont le nom continue de soutenir nombre de projets d’envergure, comme une marque de café, de vêtements ou d’équipements audio (et bientôt de marijuana). Et qui, au classement Forbes 2015 des stars mortes les plus rentables, occupait la sixième place avec 20 millions de dollars, devant John Lennon…
L’Éthiopie occupe une place à part dans le cœur des Rastas. Suite à une prophétie du penseur noir Marcus Garvey (1887-1940), les Rastas identifièrent le négus comme le Christ réincarné. Il devint Dieu à leurs yeux –un dieu noir et bien vivant, solidement ancré dans le berceau de la civilisation originelle. Le rapatriement, autre pierre angulaire du mouvement, devint une réalité lorsque le négus céda un bout de terre à la diaspora africaine pour la remercier de son soutien lors de l’invasion mussolinienne de 1935. Shashamane! Ces deux cents petits hectares de terre, à 250 kilomètres d’Addis-Abeba, renferment donc plus qu’un rêve, la réalisation d’une prophétie. Relier Bob Marley à l’Éthiopie revient, en quelque sorte, à le canoniser et à renforcer sa souveraineté.
Mais qu’est donc allé faire Marley en Éthiopie, sans concert, ni photographe? Accomplir un fantasme rasta de voir la terre promise, sans doute. Retrouver un vieil ami, aussi, qu’il n’avait pas vu depuis deux ans, son ancien manager Allan «Skill» Cole : son «âme sœur» comme dit Don Taylor. Skill y vivait alors en exil forcé, après avoir organisé une combine en Jamaïque qui avait fait long feu. «Les chefs de gangs avaient découvert qu’on pouvait facilement truquer les courses de chevaux, explique Don Taylor, et ainsi amasser de petites fortunes […] et renflouer les caisses des partis politiques. »
De gros bonnets, donc. Qui, frustrés de leurs gains par la faute de Cole, lui demandèrent des comptes. Et comme le deal avait été passé au 56 Hope Road à Kingston, chez Bob, certains exigèrent qu’il rembourse la dette de son ami, «à hauteur de 2.000 dollars par jour», précise Don Taylor. «Le premier versement fut quasiment extorqué à Bob arme à la main dans le ghetto. Finalement, Skill quitta la Jamaïque pour les États-Unis, puis l’Éthiopie.»
Don Taylor ne dit pas grand-chose de ce mystérieux voyage : «Nous passâmes quatre jours à Addis-Abeba, à acheter des objets d’art et des souvenirs culturels.» Rien de plus, pas un seul mot sur les retrouvailles avec Skill. Il précise juste que Bob aurait envisagé de verser 4 millions de dollars à la petite communauté rasta de Shashamane. Mais l’Éthiopie socialiste sortait tout juste d’un conflit armé avec la Somalie et la liberté des voyageurs s’avérait restreinte. Nous devrions néanmoins en savoir plus d’ici peu: «Allan « Skill » Cole rédige en ce moment ses mémoires, nous apprend Roger Steffens. Elles s’intituleront The Bob I Know, et il y donnera d’amples détails sur cette période.»
«Si on écrivait toutes nos chansons en Éthiopie…»
Qui est le troisième type de la photo, sur la gauche? «Je n’en sais rien», nous avoue Roger Steffens. Mais nos récentes recherches nous ont permis de mettre un nom sur ce visage pâle et fermé: celui de Lascelles Earl Wilson, plus connu sous le surnom de Ras Malachi Gad (Don Taylor l’appelle Prince Malachi). Il fut l’une des figures historiques, en Angleterre, de la Ethiopian World Federation, une organisation de défense du pays fondée pendant les guerres avec l’Italie fasciste. D’après le site de l’organisation, il s’est éteint en 2013, à l’âge de 73 ans.
On sait que Bob l’a emmené avec lui en Éthiopie; sa présence sur ce polaroïd authentifie donc l’endroit où il fut pris, et confirme l’identité de Lip.
Dans son livre, Don Taylor se fait sarcastique:
«Nous n’étions pas sur place depuis deux jours qu’il commença à se plaindre, déclarant vouloir rentrer “chez lui”. Bob s’étonna: “Malachi, après tout l’argent que j’ai dépensé pour t’emmener en Afrique, tu parles de l’Angleterre comme d’un “chez toi” et tu veux t’en aller?” Il y avait du mépris dans sa voix.»
Entre fantasme et réalité, l’Afrique vacille parfois dans la panoplie identitaire de rasta. Pas chez Bob, qui lui consacrera l’un de ses albums les plus aboutis, Survival. On y retrouve notamment la chanson Zimbabwe. «Cette chanson fut écrite à Shashamane, déclara un jour Bob Marley. Et elle est sortie juste au moment où le Zimbabwe déclarait son indépendance. Imagine un peu si on écrivait toutes nos chansons en Éthiopie, alors elles pourraient se manifester concrètement. Quelqu’un dirait peut-être: Bob est un prophète.»
Il existe au moins une autre photo de Bob Marley en Éthiopie. On l’y voit entouré d’amis à Shashamane, dont Ras Malachi Gad. Le copyright de ce cliché est apparemment détenu par Mebrat Bekele, une vieille dame éthiopienne qui vit toujours sur place. Mais ce n’est pas elle qui l’a pris, elle en a juste conservé une copie. À regarder de plus près le polaroïd du sycomore, on constate que Lip porte, en bandoulière… un appareil photo! Qui sait, il a peut-être pris, lui aussi, une ou deux photos «iconiques» de Bob Marley?
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