Le député Ousmane Sonko est indiscutablement admiré, il est fortement en vogue et, par voie de conséquence, il est l’objet d’un immense engouement. Bref, le leader et fondateur du PASTEF est devenu, en un temps record, la coqueluche de la classe politique sénégalaise et le réceptacle d’une grande sympathie populaire.
Le processus inédit de son surgissement peu ou prou héroïque sur l’échiquier politique n’est évidemment pas étranger à cet envol spectaculaire. Tout comme son courage personnel, son volontarisme impénitent et ses idées à profusion sur toutes les questions d’intérêt national, ont favorisé sa percée affective et effective dans l’opinion. En sera-t-il ainsi dans les urnes ? Le futur immédiat (le scrutin présidentiel de février 2019) et le peuple souverain confirmeront ou infirmeront. D’ici là, le jeune et véhément pourfendeur du « système » doit urgemment renforcer sa culture historique et utilement bonifier sa clairvoyance politique. L’exercice est d’autant plus aisé pour Ousmane Sonko, que l’ex-Grand Commis de l’Etat dispose d’une bonne mécanique intellectuelle. « Pour bien gouverner, il faut être féru d’Histoire et friand de prospective » disait le Général De Gaulle.
L’un des plus illustres et des plus lucides fils de la Diaspora africaine, Aimé Césaire, abondait dans le même sens : « Le plus court chemin vers l’avenir, passe par le passé ». Si Ousmane Sonko avait convoqué l’Histoire, sans œillères trop ajustées et sans prisme trop déformant, l’idée de pendre ou de passer par les armes les trois premiers Présidents du Sénégal, n’aurait jamais germé dans sa tête. Mieux, un opposant bien côté à la veille d’une élection présidentielle, doit se convaincre qu’il est, à la fois, un candidat embusqué (s’il franchit le cap du parrainage) et une cible guettée par des concurrents. Or le chasseur qui tousse, sans arrêt, rentre bredouille de la forêt la plus giboyeuse. La petite mais infernale phrase d’Ousmane Sonko est-elle une lugubre plaisanterie ou l’expression d’une effrayante conviction qui est volontairement omise des fameuses « Solutions », le bréviaire du Président de PASTEF ? Le propos de feu est-il, de façon tendancieuse, sélectionné et exhumé d’une archive sonore, donc sorti de son contexte par de farouches ennemis du populaire député ? Je n’en sais rien. Par contre, je constate, depuis un certain temps, une impétuosité forcément grosse de dérapages, dans les discours des uns et dans les répliques des autres. Et, aussi, une propension à comparer bassement et bêtement les trois régimes des trois chefs d’Etat qui se sont succédé au pouvoir, avant l’élection du Président Macky Sall, en mars 2012. Une comparaison qui accouche de conclusions et/ou de sentences variables : les unes sévères, les autres clémentes. Comme toujours, la passion est l’ennemie numéro un du bon jugement. Lequel requiert la bonne balance. Peut-on valablement mettre en parallèle les périodes, les missions et les personnes de Senghor, de Diouf et de Wade, avant de les envoyer tous devant un peloton d’exécution ?
Ancien Professeur, ex-élu sous le régime colonial, Léopold Sédar Sédar a eu pour mission primordiale, l’édification d’un Etat qui est un magma d’institutions-clés : gouvernement, administration, justice, police, éducation, diplomatie etc. Un chantier digne d’Hercule dans le contexte des souverainetés balbutiantes et des pénuries réelles de cadres aptes à assumer des responsabilités anciennement monopolisées par le colonisateur qui scindait la Fonction publique d’alors, en deux : une métropolitaine au top, pour l’Hexagone, et une autre au rabais, pour les colonies et les territoires d’Outremer. Dans un Sénégal sans pétrole ni manganèse (riche de ses phosphates, de ses cacahuètes et de son poisson), le Président Senghor entreprit de valoriser les ressources humaines. Le pari a été fabuleusement gagné. Deux magistrats sénégalais ont brillamment siégé à la Cour Internationale de Justice de la Haye : Isaac Foster et Kéba Mbaye. Des Généraux sénégalais ont commandé des troupes marocaines, indiennes et péruviennes à la MONUC et en commandent toujours à la MINUSCA. Ousmane Sonko, lui-même, est un brillant produit de l’ENA qui, dans son domaine, rivalise fort bien avec ses collègues français sortis de l’Ecole des Impôts de Clermont-Ferrand. Voilà un petit aperçu du bilan historique de Senghor. A contrario, le Président Félix-Houphouët Boigny, ébloui et enivré par les les richesses naturelles de la Côte d’Ivoire, avait opté pour le rapide développement, en réalisant le « miracle économique » vanté, jadis, par les médias. On connaît la suite : le miracle économique a été calciné par le feu politique du violent duel entre Laurent Gbagbo, Konan Bédié et Alassane Ouattara. Tandis que le Sénégal, lui, a échappé à l’épidémie de coups d’Etat sévissant longtemps en Afrique, grâce à la qualité de ses premiers officiers solidement formés par le Président Senghor, à la bonne école militaire et à la civique école de la République. Un haut cadre et un honorable député sénégalais né après 1970, doit-il condamner à mort – à titre posthume – Léopold Sédar Senghor ?
S’agissant de l’administrateur civil, Abdou Diouf, retenons, chez lui, une facette extrêmement rare mais très saine de la gouvernance : l’intangibilité des deniers publics. Pour qui connaît les rapports entre l’homme et sa famille en Afrique, notamment entre un fils et sa maman, il est frappant et impressionnant de savoir que la mère du Président Abdou Diouf (la défunte Coumba Dème) n’habitait pas la plus belle maison d’une ville de province comme Louga. A contrario, dans le superbe et gigantesque salon du manoir de François Compaoré (le frère et non le père de Blaise) se trouvait une grande piscine, rageusement vandalisée par la foule, après le putsch terminé en eau de boudin du Général Diendéré.
En fait, chez Abdou Diouf, l’Etat fut un culte voire une religion. Les fonds politiques légalement mis à sa totale disposition et à sa grande discrétion, étaient utilisés à bon escient et avec parcimonie. En tout cas, jusqu’au départ de Jean Collin, en 1990. Jean Collin. Un autre dinosaure de l’Etat qui fut interminablement Ministre sous les ères successives des Présidents L. S. Senghor et Abdou Diouf. Il est mort sans empire immobilier à Dakar. Son fils, l’Inspecteur général d’Etat François Collin (contrairement à son homonyme et chômeur François Compaoré) travaille pour gagner sa vie dans un quasi-anonymat à Dakar. Au vu de ce qui précède, Abdou Diouf mérite-t-il la peine capitale ?
Abdoulaye Wade est l’infatigable et l’intrépide combattant de la démocratie sénégalaise. Il a, après moult sacrifices et une patience digne de Pénélope, taillé en pièces l’hégémonie politique du PS sur le Sénégal. Sans effusion de sang. Une prouesse quand on sait que la plupart des alternances en Afrique, sont brutales, violentes et, parfois, sanglantes. N’étant ni féru d’organisation et de méthode – comme le fut Senghor – ; encore moins enclin à se momifier dans le moule de l’Etat, à l’image de Diouf, le très spécial Président Abdoulaye Wade a été, durant ses deux mandats, le plus farouche adversaire de l’inertie. Avec le Président Wade, les lignes n’ont pas bougé. Elles ont carrément sauté. La diplomatie, les investissements, l’éducation, les infrastructures et la gouvernance domestique ont subi une cure…d’ouragan. La ripaille d’Etat a vu le jour, mais les salaires anciennement gelés ont été follement majorés. Au plan institutionnel, les réformes ont brillé de mille feux (référendum de janvier 2001) avant de pâlir, en 2011, avec des modifications intempestives au parfum successoral fortement dynastique. Le bilan est controversé mais le personnage hors du commun garde un charisme inoxydable. Mieux, dans beaucoup de pays africains, Abdoulaye Wade est, à tort ou à raison, porté au pinacle. Le dernier géant qui, en dépit de tout, incarne toujours le triomphe et la vitalité de la démocratie, mérite-t-il d’être fusillé comme un inqualifiable criminel ? Il va sans dire que deux ou trois facettes d’une gouvernance ne reflètent pas l’intégralité du tableau des réalités. Chacun des trois régimes a eu son stock d’affaires tragiquement obscures et sordides. La mort du célébrissime Normalien Omar Blondin Diop, les scandales de l’ONCAD et de la SOSAP, la disparition truffée d’interrogations du Commissaire Sadibou Ndiaye, la radiation illégale de policiers brusquement plongés dans la dèche et la mort lente, l’inénarrable et sinistre Loi Ezzan etc. restent vivaces dans les mémoires. Cependant, il y a loin entre la coupe et les lèvres. Car vouloir n’est pas pouvoir. Même avec les coudées électoralement franches (une grande légitimité), Ousmane Sonko – s’il devenait chef de l’Etat – ne pourrait pas fusiller les deux ex-Présidents Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, sans provoquer des répercussions aux conséquences incommensurables.
Le Sénégal n’a pas la même trajectoire historique que le Ghana de l’expéditif capitaine Jerry Rawlings. Sociologiquement, le Sénégal ne peut pas – sans rupture d’équilibre ni amorce d’affaissement – encaisser de pareilles exécutions. D’ailleurs, en tenant de tels propos, l’opposant Ousmane Sonko torpille étourdiment ses chances (pourtant assez grandes) et joue inconsidérément avec le feu. En effet, derrière chaque ex-chef d’Etat, existent des gens habités par la gratitude, parmi lesquels une brochette d’anciens ou d’actifs Généraux qui lui doivent beaucoup. Il s’y ajoute que d’anciens chefs d’Etats-majors (encore influents dans l’armée) comprennent qu’après l’ancien Président fusillé, ce sera le tour de ceux qui ont obéi aux ordres. D’où la nécessité, pour tous les acteurs politiques, de se convaincre que dans un pays à cohésion sociale avancée mais insuffisante comme le Sénégal, les forces centrifuges et les forces négatives ne sont pas totalement domptées par le binôme Démocratie-République. Originaire de la Casamance, Ousmane Sonko doit redoubler d’attention et aiguiser sa perspicacité. Dans toutes les guerres, les bavures connues ou cachées ont ponctué les affrontements. Sans parler des dégâts collatéraux. Envisager de pendre les anciens chefs d’Etat (constitutionnellement anciens chefs suprêmes des armées), constitue la meilleure façon de paniquer les officiers supérieurs et subalternes qui ont fait le boulot sur le terrain. On n’agite pas un chiffon rouge devant un taureau, à fortiori, face à un enclos où se serrent, les unes contre les autres, ces puissantes bêtes. Au demeurant, le summum de la cécité ou de la naïveté politique est frôlée, lorsque l’opposant Ousmane Sonko sollicite la protection du Ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire celui qui, dans tous les pays, exécute une catégorie de besognes. Dans certains pays africains (je ne les cite pas) le Ministre de l’Intérieur danserait de joie, avant de lui envoyer une équipe de protecteurs-tueurs.
Babacar Justin Ndiaye, analyste politologue