Drôle de démocratie que la nôtre, où l’interdiction de la marche, liberté constitutionnellement consacrée, est aujourd’hui la règle et non l’exception. Tous les pouvoirs démocratiquement élus depuis notre libération de la tutelle coloniale en ont fait leur règle d’or, de droit. Lorsqu’ils sont dans l’opposition, tout est prétexte à marche.
Une fois au pouvoir, plus personne n’a plus le droit, la liberté de mettre un pied devant l’autre. C’est que le pouvoir et la démocratie sont ainsi conçus et vécus dans notre pays : tout est interdit, sauf ce qui est autorisé, le plus souvent par pures condescendance et démagogie.
Non pas par le Texte impersonnel et intemporel de la Constitution, mais suivant le bon vouloir des gens du pouvoir, selon les enjeux de pouvoir auxquels ils sont confrontés. En attendant de se retrouver dans l’opposition. Alternativement. En l’occurrence, ce mouvement pendulaire du droit constitutionnel qu’est la marche, entre interdictions probables et autorisations improbables, est parfaitement résumé par ce propos tout aussi improbable du député Abdou Mbow. Qui du haut de sa Vice-présidence à l’Assemblée nationale, condescend à rafraîchir la mémoire à l’opposition : «L’arrêté interdisant les manifestations politiques en ville a été pris par cette opposition alors qu’elle était au pouvoir.»
Suivant la logique de la réciprocité, le droit de marche prend ainsi les allures de cette «plaisante justice dont parle Pascal (et) qu’une rivière borne» : «erreur» nécessairement interdite en-deca du pouvoir, «vérité» forcément autorisée au-delà. C’est pour cette impertinente raison qu’aujourd’hui, fort de sa position de pouvoir, M. Mbow se retranche derrière l’autorité légale du préfet pour donner une leçon de «responsabilité» aux opposants.
En prenant soin de leur délimiter un chétif espace d’expression dont la pertinence se résume à des considérations non pas historiques mais purement passéistes; non pas constitutionnelles mais purement politiques : «Même quand nous étions dans l’opposition, les rassemblements se faisaient à la Place de l’Obélisque», leur rappelle-t-il, avant de menacer : «L’Etat restera toujours fort.» Sans s’apercevoir que c’est précisément la même force qui les combattait hier, qu’ils utilisent aujourd’hui pour combattre ceux qui alors, en abusaient aux dépens des opposants qu’ils étaient.
Pour cette seule raison, pouvoir et opposition, au gré des alternances, doivent en permanence se rappeler qu’en démocratie, hormis celle du peuple souverain et celle de l’Etat, impersonnel et intemporel, aucune force n’est jamais définitivement forte ni aucune faiblesse condamnée à le demeurer indéfiniment. Et, qui plus est, même légale et légitime, lorsque la force se transforme en violence répressive et non pas dissuasive et régulatrice, elle devient dérisoire.
Et ne mérite plus alors que mépris et dérision. En vérité, la seule force véritable en régime démocratique ne devrait être qu’une Justice résolument équitable, au service d’une gestion transparente et vertueuse des affaires publiques. C’est tout ce que le peuple attend de ses dirigeants, c’est ce qui fait le plus cruellement défaut aujourd’hui dans notre pays. De ce point de vue, l’interdiction de la marche de l’opposition, ainsi que les violences qui lui ont été consécutives, sont significatives d’un mal qui, quoi que conjoncturel, est plus profond et dangereux pour notre démocratie que la rageante querelle du pétrole.
En effet, le spectacle des responsables de l’opposition martyrisés par la police n’est que l’expression de l’incurie de nos gouvernants, tous, ainsi que de leur intolérance vis-à-vis de tous ceux qui se mêlent de leur indiquer le droit chemin lorsqu’ils sont dans la déviance. Or en politique plus qu’ailleurs, l’intolérance est toujours abusive car elle procède de la conviction d’être l’unique détenteur d’une vérité unique et infaillible. Au demeurant, même s’ils avaient eu tort de marcher, même s’ils étaient dans l’erreur, ceux du pouvoir ne sauraient avoir raison ni être dans le vrai en les réprimant si sauvagement.
Car en démocratie, c’est le permis qui est la règle et l’interdit, l’exception. Or pour un peuple libre, une opposition légalement constituée, dans une démocratie civilisée, marcher pour exprimer son désaccord devrait être aussi naturel que d’aller voter. Si bien que finalement, pour tous nos gouvernants (passés, actuels et à élire), interdire de telles banalités démocratiques est une pure hérésie. Comme les pires dictatures, la démocratie aussi peut comporter de semblables hérésies. Aux citoyens ne plaise…