Nous sommes aux premiers jours de janvier 2017, et les médias américains phosphorent : «Mark Zuckerberg lorgne-t-il la Maison Blanche ?» s’interroge Newsweek, tandis que Wired diagnostique : «Zuckerberg se comporte assurément comme quelqu’un qui pourrait briguer la présidence.» Sur Facebook, le tycoon de Menlo Park a annoncé son «challenge personnel» de l’année : visiter chaque Etat des Etats-Unis, y rencontrer des habitants. Pour paver la voie à une future campagne électorale ? L’intéressé dément. Mais la rumeur, qui s’appuie aussi sur un changement des règles de gouvernance de l’entreprise – depuis mai 2016, son fondateur est autorisé à en garder le contrôle même en cas d’absence pour assumer une fonction gouvernementale -, va courir pendant des mois. En septembre, on en parle encore…
«Ouragan de force 5»
C’était, semble-t-il, dans une autre vie. Cette semaine, «Zuck» est à Washington, mais c’est pour témoigner en personne devant le Congrès américain. Mardi, il a été entendu par les commissions judiciaire et du commerce du Sénat ; ce mercredi, il devra répondre aux questions de la commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants. Une première : fin 2017, c’était le directeur juridique de la plateforme qui s’était déplacé. Mais le fondateur et patron de Facebook n’avait plus le choix. Le «scandale Cambridge Analytica», selon la formule consacrée, a plongé son entreprise dans une crise inédite, et la pression des politiques et de l’opinion est plus forte que jamais.
Il y a deux affaires dans l’affaire. D’un côté, le rôle de Cambridge Analytica, une firme de «marketing» commercial et politique accusée d’avoir siphonné les données de dizaines de millions d’utilisateurs du réseau social, dont leurs mentions «j’aime» et leurs contacts, à des fins de profilage psychologique, pour tenter de les influencer par des messages ciblés pendant la campagne présidentielle américaine et celle du Brexit. Cette histoire-là, c’est celle d’un écosystème trouble dans lequel voisinent le milliardaire ultraconservateur Robert Mercer, l’ex-éminence grise de Trump Steve Bannon et une entreprise britannique spécialisée dans les opérations d’influence, SCL (lire page 8).
L’autre histoire, c’est celle de Facebook, des quantités colossales de données personnelles qu’accumule la plateforme et de la manière dont elle les partage avec des tiers. L’histoire, aussi, d’un moment politique où le modèle économique est accusé, bien au-delà des franges habituelles de militants de la vie privée, de déposséder ses 2 milliards d’internautes de leur vie numérique et de menacer le débat démocratique. Ce moment-là, à Menlo Park, on ne l’a pas vraiment vu venir. Les premières révélations sur Cambridge Analytica datent de décembre 2015 : à l’époque, le Guardian explique que c’est Ted Cruz, candidat à l’investiture républicaine, qui a bénéficié des données accaparées par la firme. Et quand, le 17 mars dernier, l’hebdomadaire britannique The Observer et le New York Times publient le témoignage du lanceur d’alerte Christopher Wylie, l’essentiel de l’affaire est déjà sur la place publique. Facebook s’attend, écrit Wired, à l’équivalent d’une «forte tempête estivale» mais se retrouve soudainement pris dans un «ouragan de force 5». Le titre chute en Bourse (entre la mi-mars et le 8 avril, l’entreprise a perdu environ 80 milliards de dollars, soit 65 milliards d’euros, de valeur boursière) ; des deux côtés de l’Atlantique, des élus demandent des comptes ; le hashtag «#DeleteFacebook» circule sur les réseaux sociaux, un appel qui semble pour l’heure peu suivi d’effets mais qui témoigne d’un mouvement d’opinion bien réel.
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