Pendant des années, les Ouagalais sont passés devant cette cité close sans savoir ce qui se cachait derrière ses murs. Passé le portail brinquebalant, une petite route en terre s’enfonce au milieu d’une espèce de terrain vague. Sur le bas-côté, quelques vieux blindés rouillés aux pneus crevés résistent comme ils peuvent à la végétation envahissante. Les seules âmes qui vivent dans ce décor figé sont une poignée de policiers qui font passer le temps en préparant du thé sous un flamboyant. Ils sont là jour et nuit, à monter la garde devant un bâtiment blanc parsemé de briques ocre.
Il y a trente ans, le 15 octobre 1987, aux environs de 16 heures, c’est ici qu’un commando d’hommes armés a fait irruption pour cribler de balles Thomas Sankara et douze de ses compagnons. De ce drame encore non élucidé il ne reste rien, sauf l’interdiction formelle – pour les besoins de l’enquête toujours en cours – d’entrer dans cette villa délabrée.
Le lieu du crime, une « no-go zone »
Sous le régime de Blaise Compaoré, c’était l’ensemble du domaine du Conseil de l’entente, ancien centre névralgique de la révolution sankariste, qui était interdit d’accès. Le successeur de Sankara (le tombeur pour certains) l’avait sanctuarisé pour éviter que des regards curieux ne se posent sur la scène du crime qui lui a permis d’accéder au pouvoir. Seuls des militaires et des dignitaires autorisés pouvaient entrer dans ce petit parc au cœur de Ouagadougou. Certains y avaient même une maison, comme le général Gilbert Diendéré, ex-chef d’état-major particulier de Compaoré.
Après la chute de ce dernier, le 31 octobre 2014, cette « no-go zone » a continué de garder ses secrets, surveillée par des éléments du régiment de sécurité présidentielle (RSP), la puissante garde prétorienne de Compaoré. Il faudra attendre son démantèlement après son putsch manqué, en septembre 2015, pour que le Conseil de l’entente redevienne enfin accessible.
L’idée est de construire un ensemble moderne pour promouvoir l’héritage et les idées de Thomas Sankara
Si l’accès à l’intérieur du bâtiment reste toujours impossible, plusieurs militants et acteurs de la société civile ont réfléchi à l’exploitation et à la mise en valeur de ce site historique. En 2016, ils ont donc formé le Comité international du mémorial Thomas-Sankara (CIM-TS), qui se mobilise pour y construire un mémorial dédié au président assassiné et à la révolution burkinabè.
Dirigé par le colonel Bernard Sanou, vieux camarade du capitaine au béret rouge, il est parrainé par l’ancien président ghanéen et ex-ami personnel de Sankara, Jerry John Rawlings. « Le mémorial devrait comporter un mausolée dédié aux victimes du 15 octobre 1987, un musée, un espace culturel, une salle multimédia… énumère Luc Damiba, chercheur et secrétaire général du comité. L’idée est de construire un ensemble moderne pour promouvoir l’héritage et les idées de Thomas Sankara. » Coût de ce complexe flambant neuf ? Environ 5 milliards de F CFA (7,5 millions d’euros). Le comité dispose du soutien technique et financier du gouvernement, en particulier du ministère de la Culture, mais compte surtout sur l’effort collectif pour concrétiser son ambitieux projet.
Un grand appel aux dons
Le 2 octobre, il a donc lancé une vaste campagne de souscription populaire au stade municipal de Ouagadougou, en présence du président Roch Marc Christian Kaboré. Dons en liquide, virements bancaires, transferts de fonds par téléphone, campagnes de crowdfunding sur internet… tous les moyens sont déployés pour récolter un maximum d’argent au Burkina, mais aussi à l’étranger.
« Nous voulons faire comme Sankara, qui demandait l’effort de tous pour réaliser certains projets, explique le colonel Bernard Sanou. Cela peut aller vite : si 10 millions de Burkinabè donnent chacun 100 F CFA, nous aurons déjà récolté 1 milliard. » En parallèle, le 16 octobre, au lendemain du trentième anniversaire de l’assassinat de Sankara, sera lancé un concours architectural international pour sélectionner les futurs bâtisseurs du mémorial.
Sur place, les travaux ont commencé. Près du bâtiment central du Conseil de l’entente, qui accueillait les chefs d’État membres de cette organisation régionale (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger, Bénin, Togo) lorsqu’ils se réunissaient à Ouagadougou, la villa Togo est en pleine réfection. Située à quelques dizaines de mètres de l’endroit où « Thom’ Sank’ » a été tué, celle-ci a été investie après le 15 octobre 1987 par François Compaoré, le frère cadet de Blaise, qui y avait installé ses bureaux. Aujourd’hui, une dizaine d’ouvriers s’y activent, au milieu des décombres et de vieilles affiches de Blaise. Le comité devrait y installer son QG pour suivre au plus près les travaux. Nul ne sait quand ceux-ci finiront.
« Tout laisse à penser que leurs corps ont bien été enfouis à Dagnoën, mais tant que nous n’en avons pas la certitude, aucune piste ne peut être écartée », explique une source proche de l’enquête
Fin juin, le CIM-TS a annoncé que des tombes avaient été découvertes à l’extrémité sud du site lors de relevés topographiques. De quoi relancer les interrogations sur le lieu de sépulture de l’ex-président et de ses compagnons après l’échec des différentes expertises ADN sur leurs corps présumés, exhumés en 2015 du cimetière de Dagnoën, à l’est de Ouagadougou, où ils sont supposés avoir été enterrés après leur assassinat. « Tout laisse à penser que leurs corps ont bien été enfouis à Dagnoën, mais tant que nous n’en avons pas la certitude, aucune piste ne peut être écartée », explique une source proche de l’enquête.
La justice militaire s’est donc rapidement intéressée à cette découverte. François Yaméogo, le juge d’instruction chargé du dossier, s’est rendu sur place et a entendu le colonel Bernard Sanou à ce sujet. De leur côté, les responsables du mémorial espèrent que des investigations poussées seront rapidement menées sur ces tombes afin de dissiper tout soupçon avant la pose de la première pierre. Ils pourront ensuite se concentrer sur l’essentiel : réhabiliter le Conseil de l’entente pour en faire un site consacré à la mémoire de Sankara.
jeune afrique