Élégie pour jeunes prisonniers politiques du Sénégal
En ce début d’année 2016, alors que les autres jeunes du Sénégal célèbrent la fête du nouvel an, quelques jeunes croupissent injustement dans les prisons sénégalaises devenues l’asile des hommes d’honneur. Arbitrairement arrachés à leur famille et coupés de leurs études, des jeunes innocents sont détenus sans raison dans les prisons. Une partie de leur jeunesse est en train de leur être spoliée, leur avenir est en train d’être compromis sans que personne ne s’en émeuve vraiment, leur innocence est train d’être souillée !
Toussaint Manga, Victor Diouf, et autres jeunes sevrés de fêtes de fin d’année, jeunes injustement écroués pour épouvanter les autres, sachez que votre martyre n’est pas vain. Vous pouvez être fiers d’avoir été les premières victimes d’une dictature rampante parce que vous avez été les premiers à comprendre la sournoise supercherie qui sévit dans ce pays.
Cette épreuve, quoique inique, contribuera à parfaire votre personnalité et à révéler au monde l’étroitesse d’esprit de vos bourreaux et de leur inculture démocratique.
Certes, passer les fêtes de fin d’année en cellule de prison est éprouvant pour de jeunes étudiants dont la place naturelle est l’amphithéâtre, mais il y a des choses que l’on ne peut apprendre à l’université. Le monde est plein d’injustice, notre pays est perverti par le mensonge, mais les hommes d’honneur n’abdiquent jamais de leurs obligations envers l’humanité. Résister à l’oppression n’est pas seulement un devoir envers sa propre personne, c’en est également un envers l’humanité tout entière.
Des criminels auteurs d’homicide en direct à la télévision sont auréolés de gloire au moment où vous, qui n’êtes coupables que du fait d’être dignes, languissez dans la solitude de la douleur mentale que produit la prison. Des auteurs de crimes crapuleux sont donnés en exemple ou promis à des postes de choix au moment où des innocents payent l’effronterie de leur liberté.
Ceux qui ne sont pas disposés à perdre leur liberté en la défendant ne connaissent que médiocrement la valeur de la liberté. Des hommes et des femmes meurent chaque jour en défendant la liberté dont jouissent facétieusement les traitres et les lâches. Ceux qui n’ont rien fait pour la conquête et la préservation de la liberté sont les plus prompts à la ravir aux autres. Ceux qui sont attachés aux délices de la vie pensent que c’est la prison qui est la privation de la liberté alors que vous, vous comprenez que la liberté est justement dans le détachement par rapport à la vie frivole et aux misérables craintes.
Ceux qui ne connaissent pas le coût de la liberté sont les plus enclins à la destruction de la liberté d’autrui, mais il est des hommes que la persécution construit et fortifie plus qu’elle ne détruit : je ne doute pas que vous en faites partie. Il est des hommes qui ne peuvent mesurer leur puissance qu’en dominant et en humiliant leurs adversaires : contre leur force qui n’est faiblesse sous le manteau de la justice, votre patience et votre sérénité seront le palliatif.
Vous n’êtes pas vraiment en prison, vous êtes plutôt affranchis de la lâcheté qui s’empare de jour en jour de notre pays ; vous êtes épargnés d’un mystérieux mal-vivre universellement éprouvé pas les Sénégalais ; vous n’êtes pas comptables de la dégradation avancée de l’État de droit et de la liberté dans ce pays. L’attachement aux biens de la vie a corrompu le peu de dignité qui restait dans ce pays et abimé les ressorts de la droiture de nos compatriotes.
Jeunes détenus politiques mûrissez votre colère et vous verrez qu’elle sera pétrie en générosité citoyenne au lieu d’être une locomotive pour le train fou de la vengeance. Vous comprendrez que l’injustice est parfois formatrice à l’universalité et au principe de l’équité dans les affaires humaines. Vous verrez que mieux qu’Hermès distribuant les arts politiques aux membres de la cité pour conjurer le désordre fratricide, l’injustice qui vous frappe ouvrira dans les tréfonds de votre humanité l’œil de la sagesse qui ne se refermera jamais.
Jeunes prisonniers politiques, en vérité vous n’êtes pas en prison, vous êtes plutôt en formation, les sévices qu’on vous fait vivre sont rédempteurs pour votre avenir et pour celui de votre pays. Il faut vivre un seul jour de privation de la liberté pour comprendre le drame qui peut habiter un jeune prisonnier qui frappait avec espoir et impétuosité à la porte de la vie active.
Les faibles d’esprit ne peuvent savourer leur victoire qu’en écrasant leurs adversaires, mais les grands et ceux qui sont destinés à l’être ont compris que par-delà les alliances et les adversités toujours contingentes, il y a la condition humaine qui nous unit et nous rappelle que la précarité de notre existence exige de nous autre chose que la dislocation et l’animosité.
Dans les prisons de l’arbitraire vous avez sûrement compris que la faiblesse de l’homme n’est pas liée à la fatalité de sa mort, ni même à son désarmement face à la furie des éléments de la nature : la vraie faiblesse de l’homme est dans la vanité de sa vanité. Demain il fera jour et vos geôlier croupiront dans la prison du remords ad vitam aeternam. Hitler avait ses juges ; l’Apartheid était théorisé et défendu avec zèle par de grands juristes ; Compaoré avait une justice et des juges prétendument libres, mais le temps est le seul juge.
Jeunes gens, n’avez-vous constaté que l’ironie de l’histoire a commencé et que le rideau du grand spectacle de la tragédie politique du siècle venait juste d’être tiré ? N’avez-vous pas vu qu’au fond du décor, il y a la grande statue de la honte que l’on cherchera à cacher par une chorégraphie de l’imposture ? N’avez-vous pas vu que ceux qui prétendaient traquer l’argent « sale » sont empêtrés dans des combines qui les discréditent à jamais, même s’ils persistent à vouloir occulter les rayons du soleil par un simple paravent.
En attendant de vous voir sous le soleil de la liberté triomphante de cette parenthèse d’hystérie collective, nous vous exprimons notre solidarité et vous souhaitons une bonne année 2016. Que la grâce protectrice de Dieu soit votre avocat devant l’infamie et la tyrannie de la loi du plus fort.
Alassane K. KITANE, professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès