On ne le présente plus. Son franc-parler, sa vision et son engagement pour une Afrique unie et émergente ont franchi les frontières de son pays. Alpha Condé, dans le Palais Sékhoutouréya, a accordé à une partie de la presse sénégalaise une interview. Une occasion pour le Président de la Guinée d’aborder toutes les questions de l’heure. De ses médiations dans la sous-région à ses relations avec le Sénégal, en passant par le 3emandat en Guinée, il s’est livré. Entretien.
Vous avez récemment mené une médiation remarquée dans la sous-région durant la présidentielle sénégalaise entre les présidents Macky Sall et Abdoulaye Wade. Quelles ont été les motivations qui vous ont poussé à entreprendre une telle initiative et quelles ont été les contraintes auxquelles vous avez été confronté?
Je suis très lié au Sénégal et lorsque j’ai été arrêté, il y a eu des comités de soutien lancés par des hommes politiques. Mais la particularité au Sénégal, c’est que c’est la population elle-même qui s’est mobilisée. Ousmane Ngom, qui était mon avocat, m’a dit que c’est dans la rue qu’il a appris que j’ai été libéré et je n’oublie pas non plus que le comité international créé par Albert Bourgi et Babacar Touré ont fait l’essentiel de l’union à Dakar. Il était de mon devoir de ne pas rester indifférent. Dans une médiation, l’essentiel est d’arriver à concilier les deux positions. Ce que nous avons fait. C’est vrai que l’incompréhension avait atteint un tel niveau que cela ne s’est pas passé sans difficulté. Mais avec la volonté des deux parties de préserver l’essentiel, c’est-à-dire le Sénégal et la paix, nous avons pu arriver avec la bénédiction de Dieu au résultat que vous connaissez.
A ce sujet, il a été agité un protocole de Conakry. Peut-on en connaître les termes ?
Non, ça, ce sont les journalistes qui l’ont dit. Je pense qu’il revient plus tard aux présidents Macky Sall et Abdoulaye Wade de dévoiler exactement la teneur de cette médiation. Mon rôle s’arrête à ce que j’ai fait. Le reste leur appartient.
La Guinée et le Sénégal sont deux pays avec une forte communauté présente çà et là. Quelle est votre lecture de cette situation et quelles sont les contraintes qui peuvent éventuellement exister ? Et quelle est la nature de vos relations avec Macky Sall ?
On dit souvent que la dent et la langue coexistent, mais il arrive que la dent morde la langue. Le Sénégal et la Guinée sont liés par l’histoire et par leur peuple. Il y a eu des péripéties dans l’histoire. Mais l’avantage que nous avons aujourd’hui, c’est que nos dirigeants sont des panafricains. Il se peut qu’il y ait des problèmes entre les Etats, mais Macky Sall est avant tout un ami et un jeune frère. Macky Sall est mon jeune frère et nous avons de très bonnes relations. Dernièrement, il y a eu un malentendu avec un standardiste et la presse a fait beaucoup de bruit autour. Macky et moi, on en a rigolé. J’ai de très bons rapports avec le président Macky. Il m’arrive de venir passer mes vacances au Sénégal et j’avais logé à Popenguine. Il est venu me voir et on a beaucoup discuté. Son épouse, Marième Faye Sall, me fait de très beaux boubous, au point qu’on lui dit qu’elle m’habille mieux que son mari. Evidemment, je ne suis pas gros (sic), je suis plus mince. Et j’aime bien le chambrer en lui disant qu’il faut qu’il fasse du sport.
Tout dernièrement, vous avez rendu visite à Amadou Makhtar Mbow. Etait-ce une simple visite de courtoisie ou pour prendre des conseils dans le but de lancer dans un futur proche, des assises en Guinée ?
Non, le président Mbow comme le professeur Cheikh Anta Diop, sont les précurseurs de la Fédération des étudiants africains en France (Feaf), nous sommes dans leur lignée. C’est quelqu’un pour qui j’ai un très grand respect et je lui avais même promis qu’on fêterait son anniversaire à Conakry et que j’allais le décorer. Malheureusement, sa santé s’est dégradée et il a dû aller en France. Aujourd’hui, il ne peut plus se déplacer. Je suis parti le voir parce que c’est mon ami, un grand-frère et c’est un précurseur. J’ai voulu lui montrer que quelle que soit ma position, je reste son petit-frère. Disons que c’était plutôt une visite de courtoisie d’un petit-frère à son grand-frère. Rien n’est au-dessus des relations sociales, si vous n’avez pas de relations sociales, vous n’avez rien. Moi, je privilégie toujours les relations sociales. Dîner avec Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng, Babacar Touré, Khalifa Sall, Bouncounta, Mamadou Diop Decroix, Sidiki Kaba, Dansokho etc.
Avez-vous des nouvelles d’Amath Dansokho ?
Quand j’arrive à Dakar, la première chose que je fais, c’est de rendre visite à Amath Dansokho. Et juste avant que je n’arrive, son fils m’a appelé pour me dire qu’ils amènent Amath en catastrophe en France. Je suis en contact avec sa femme. Il y a toujours eu des affrontements avec mes frères du Pai, mais Amath reste un frère. C’est un homme exceptionnel. Je l’appelle le dernier des Mohicans. C’est un homme politique qui n’a pas d’ambitions personnelles. Je suis extrêmement attaché à Dansokho. Quand le président Wade a voulu le convoquer, j’ai pris mon billet et je lui ai dit que s’il va à la police, j’irai avec lui. Je ne peux pas accepter qu’on mène Amath Dansokho à la police sans moi.
«Si les ethnies s’affrontent, nous allons vers la catastrophe»
Vous avez joué un rôle majeur dans la médiation qui a sorti la Gambie de l’impasse en 2017. Quel a été dans ce dossier le rôle clé que vous y avez joué ? Est-ce que cela a été facile pour vous ?
Au départ, Yayah Jammeh et moi, nous avions de très mauvais rapports, parce que j’avais dit qu’il était pour quelque chose dans l’attentat qui avait été organisé contre moi au début de mon mandat. Nous avions des rapports très tendus, surtout qu’on avait comme point commun notre franc parler. Et progressivement, il a concédé que j’étais le président avec qui il avait les meilleures relations. Lorsqu’il y a eu la crise, c’est moi qui ai proposé que le président Muhamadou Buhari (Président du Nigéria) soit le médiateur. Les choses se compliquant, il n’était pas impossible que la médiation du président échoue, lorsque j’ai constaté qu’il y avait des difficultés, j’ai décidé de m’impliquer directement. Et comme le président mauritanien avait fait du travail, j’ai été à Davos avec le vice-président du Nigéria, je lui ai dit : il faut que la médiation du président Bouhari réussisse. Je suis allé en Gambie, j’ai prévenu le président mauritanien, je suis passé par son pays pour le remercier et il m’a proposé de m’accompagner. Aucune action de cette nature ne saurait être facile, comme tous les domaines de l’Etat. Et là également, le président Jammeh a été à l’écoute de son peuple. Je lui ai dit : «Vous avez travaillé pour ce pays. Est-ce que vous allez gâcher ce que vous avez fait ou bien vous allez préserver la paix ? Il a été très raisonnable. Il m’a répondu : «Effectivement, il est très important pour moi que la paix et la concorde continuent à régner dans ce pays.» C’est cela qui a facilité la médiation. La Gambie comme le Sénégal sont des pays frères et notre mission c’est d’être à leur écoute et de nous impliquer pour la paix et la sauvegarde des intérêts des populations de ces deux pays. Etant le doyen d’âge de ces présidents, il est normal que je m’implique quand il y a des problèmes dans ces pays.
Vous avez été médiateur en Guinée-Bissau, des accords ont été signés, pensez-vous qu’une sortie de crise est possible ?
En Guinée Bissau, ce n’était pas facile. Parce que c’est un pays où les élections se passent toujours normalement, mais par la suite, très peu de présidents ont terminé leur mandat. Malang Bacaï Sanha a été un bon président qui a été malheureusement emporté par la maladie. Et nous savons aussi le rôle que la première République de Guinée a joué en accompagnement du Paigc dans la lutte de libération. Il était important pour nous qui avons été désignés comme médiateurs par la Cedeao qu’on réussisse cette mission. Dieu merci, les élections législatives se sont déroulées de façon transparente et dans le calme. Le Parlement va être installé ces jours-ci et le nouveau gouvernement va être mis en place. Nous espérons que cette crise qui dure depuis longtemps va enfin connaître son terme. De toutes les façons, nous allons continuer à accompagner nos frères de Guinée Bissau afin que ce pays connaisse la paix et la stabilité. De même que le développement. Ce pays a eu une montée importante à Bruxelles. Mais cet argent n’a pas pu être utilisé à cause de la crise. S’il y a la paix, le peuple peut bénéficier de ces richesses.
Peut-on dire aujourd’hui que le président Alpha Condé est un magicien de la paix sur le continent ?
Non. La magie n’existe que dans l’imaginaire populaire. Je suis un panafricain et dans ma lutte, j’ai eu beaucoup de soutien de la part de ces pays. Certains sont mes camarades. Donc, il est de mon rôle quand il y a un problème dans ces pays, d’user du peu d’expérience que j’ai pour aider des frères à trouver une solution.
On parle d’une éventuelle médiation au Burkina Faso entre Roch Marc Christian Kaboré (Mpp) et Zéphirin Diabré (Upc). Qu’en est-il exactement ?
Le Burkina est un pays où je vais souvent. Le président Roch est un camarade. Aujourd’hui, ce qui est important dans ce pays, c’est que tout le monde doit se donner la main pour faire face au terrorisme, parce que le terrorisme ne bénéficie à aucun parti politique. Je pense que nos deux frères ont été réceptifs par rapport à la nécessité d’avoir un dialogue pour lutter contre le terrorisme. Diabré est d’abord venu à Conakry, nous avons discuté. Il en a été de même avec le président Kaboré. Nous avons échangé lors de notre séjour à Niamey. Et Dieu merci, aujourd’hui, nous avons pu trouver une solution. Avant de penser au jeu politicien, il faut d’abord sauver le pays.
On note des exactions au Mali, avec le massacre d’Ogossagou. Ne craignez-vous pas une contagion sous régionale ? Quelles sont les mesures prises par la Cedeao et l’union africaine pour contrer ces menaces ?
Ces peuples ont vécu pendant des siècles en harmonie. Les Dogons parlent peul, les Peuls parlent dogon. La question qu’on doit se poser, c’est pourquoi ces tueries surviennent-elles brusquement ? Il est évident que le terrorisme n’a pas de frontières. Il est du devoir des chefs d’Etat de la Cedeao de réfléchir sur la question et de ne pas se laisser manipuler et de ne pas tomber dans les pièges qui nous ont été tendus. Ces peuples ont vécu des siècles pacifiquement, donc, il est bon de savoir ce qu’il y a derrière. Ne s’agit-il pas d’un complot contre l’Afrique ? Il est de notre devoir en tant qu’élus, de trouver une réponse à ces questions et de trouver des solutions. Ces conflits ne sont pas tombés du ciel, si l’on sait que le terrorisme prend de plus en plus de l’ampleur. Ni les Peuls, ni les Dogons n’étaient impliqués dans le terrorisme au Mali. Comment ces peuples ont-ils pu en arriver là ? Nous devons trouver des solutions parce que si les ethnies s’affrontent nous allons vers la catastrophe.
«Ma bataille fondamentale»
Votre pays regorge de potentialités économiques et provoque l’afflux d’investisseurs chinois. Quelles sont les initiatives prises pour attirer les investisseurs africains ?
J’ai toujours privilégié la coopération Sud-sud. N’oubliez pas que la Feanf avait deux principes ; l’indépendance et l’unité africaine. Pour le moment, nous avons des problèmes pour attirer les investisseurs africains, mais il y a des investisseurs sénégalais qui viennent. Nous avons des richesses comme la bauxite, le fer etc. Il n’y a pas que des investisseurs chinois, il y a aussi les Américains et les Russes qui sont là depuis bien avant mon arrivée, mais aussi les Saoudiens, les Anglais, les Indiens et même des Coréens. Nous sommes d’accord pour accueillir tous ceux qui veulent investir pour développer nos mines. La Guinée a plus de la moitié des réserves mondiales de bauxite. Et nous ne produisons que 13 millions de tonnes c’est-à-dire à peine 7% du marché. Nous sommes le premier fournisseur de la Chine, d’ici à deux ans, nous serons le premier producteur. Mais dans notre coopération, nous devons toujours privilégier les intérêts fondamentaux du peuple de Guinée. Il est important pour nous que cette coopération soit gagnant-gagnant. Et dans nos contrats de partenariat, nous faisons en sorte que toutes ces entreprises soient dirigées par des Guinéens afin que plus tard, nous nous passions d’assistance et que nos jeunes aient l’expertise nécessaire pour travailler et diriger ces entreprises. Les hommes politiques africains doivent faire confiance aux hommes d’affaires africains. Nous devons favoriser les hommes d’affaires africains mais eux aussi doivent pouvoir se développer en créant de grandes banques.
Après 8 ans à la tête de la Guinée. Vos réalisations se passent de commentaires. Qu’est-ce que vous auriez dû réaliser que vous n’avez pas fait ?
Quand j’ai été élu en fin 2010, j’ai dit la vérité aux Guinéens. Nous sommes au sous-sol, nous devons nous serrer la ceinture afin d’arriver au sol et espérer nous élever. En Guinée, il manquait de tout. Il a fallu prendre les problèmes à bras le corps. Tout le monde a mis la main à la pâte et nous avons pu faire face à tous ces problèmes. Aujourd’hui, on n’a rien à envier aux pays voisins et nous commençons à avancer. Quand je suis arrivé au pouvoir, mon objectif était de me battre pour sortir les femmes et la jeunesse de la misère, je n’y suis pas encore arrivé à cause de plusieurs paramètres. J’ai dit que je consacrais mon mandat aux femmes et aux jeunes. Pour le moment, je n’ai pas pu mettre fin au chômage des jeunes et c’est la bataille fondamentale qu’il me reste aujourd’hui.
A quel niveau de dialogue, êtes-vous aujourd’hui avec l’opposition, qui s’est réunie au sein du front national ?
Il y a un cadre de concertation et logiquement, c’est au sein de ce cadre que tout doit être discuté. Nous retrouvons dans ce cadre la mouvance présidentielle, les partenaires étrangers, les corps diplomatiques. Il y a un cadre de dialogue et si chacun respecte le cadre institutionnel et la démocratie, c’est là-bas que tout doit se régler.
On parle de l’adoption d’une nouvelle Constitution après le référendum. L’opposition n’est pas d’accord avec cette initiative, en tant que président de la République, est-ce que vous comptez vous mettre au-dessus de la mêlée ?
Le Président de la République est le garant des institutions, la souveraineté appartient au peuple. Seul le peuple peut décider, moi, j’observe et je suis le principal garant de la défense des institutions. Seule la volonté populaire s’impose à tout le monde, en tant que démocrate, c’est mon point de vue. Donc, je laisse les gens débattre. Si le peuple veut changer sa Constitution, j’observe et j’écoute, mais il n’appartient à personne le droit de nier au peuple le droit d’adopter la Constitution qu’elle veut.
Et si cette nouvelle Constitution ouvrait la voie à un 3e mandat au Président de la République, serez-vous preneur ?
S’il y a une nouvelle Constitution, il n’y aura pas de 3e mandat. Pour le moment, je pense que le débat est ouvert, mais en dernière analyse, c’est au peuple de trancher.
Dans un communiqué paru hier, l’Ong Human Right Watch demande à la Guinée de créer un panel spécial de juges chargés d’enquêter sur le comportement des forces de sécurité, accusées de s’adonner à des actes illégaux lors de manifestations ; quelle est la situation des droits de l’Homme en Guinée depuis votre accession au pouvoir ?
La Guinée ne fonctionne pas selon ce que pense telle Ong ou telle autre. Personne ne peut nier que depuis mon accession à la tête de la Guinée, la situation des droits de l’Homme a totalement changé. Mais ceux qui critiquent les forces de l’ordre, s’ils sont honnêtes, pourquoi ne vont-ils pas jusqu’au bout. Est-ce que quand les gens manifestent au Sénégal, ils viennent avec des frondes, des coupe-coupe ? Est-ce que vous avez ce qu’on appelle là-bas des sections cailloux ? Quand les gens qui manifestent viennent avec des fusils de chasse, des frondes, vous restez les bras croisés ? Ces gens me font rire. Ils ne dénoncent pas les gens armés qui usent de la violence vis-à-vis des forces de l’ordre. Le droit de manifester est un droit fondamental, mais votre liberté ne doit pas mettre en cause la liberté de l’autre. Ils peuvent écrire ce qu’ils veulent, sincèrement, ce n’est pas mon problème. Ce n’est pas à eux de me dire ce qu’il faut faire, mais plutôt le peuple de Guinée. Je n’ai pas de compte à leur rendre. Ils n’ont qu’à balayer d’abord devant leurs portes. Ils n’ont pas de leçons à donner à qui que ce soit. Très souvent, ils sont financés par des magnats. Beaucoup de gens ne sont pas contents de l’évolution de la Guinée parce qu’ils veulent piller ce pays. Honnêtement, cela ne fait ni chaud, ni froid.
De quelle Afrique rêvez-vous ?
De l’Afrique de ma jeunesse. Une Afrique unie, sans frontières et si l’Afrique est unie aujourd’hui, nous serons la première puissance au monde. Nous avons les matières premières, le savoir, la main d’œuvre, en toute logique, c’est l’Afrique qui deviendra demain l’usine du monde.
Quelle image voulez-vous que le peuple guinéen garde de vous ?
Qu’on dise que j’ai été fidèle à mes idées de jeunesse et d’étudiant.
Par ABF