XALIMANEWS- Il y a trente ans, le 14 juin 1987, disparaissait à l’âge de 32 ans, Abdoulaye Seck – Alla Seck, son nom d’artiste – soliste hors-pair, chanteur, danseur et animateur dont le génie a permis d’introduire des danses traditionnelles au sein des orchestres, à une période où il était mal vu de ne pas s’adapter à autre chose qu’au rythme des musiques dites « civilisées » (salsa, jazz, rumba, etc.). Alla Seck a si fortement marqué de son empreinte les esprits que son influence est encore visible chez nombre de danseurs.
L’onde de choc qu’avait créée l’annonce du décès d’Alla Seck était à la hauteur à la fois du talent et des dons incontestés de l’artiste et de la place spéciale qu’il occupait – et occupe encore – dans le cœur de ses compatriotes, qu’il avait réussi à séduire par sa créativité, son génie à constamment renouveler ses prestations scéniques.
La nouvelle fait la une du quotidien Le Soleil du 15 juin 1987. « Alla Seck est mort », annonce le journal, soulignant, sous la plume de Fara Diaw, qu’«une étoile s’est éclipsée ». « Décédé des suites d’une courte maladie », Seck avait été hospitalisé au pavillon des maladies infectieuses de l’hôpital Fann, le 9 juin 1987, « pour une fièvre typhoïde ». Son décès est survenu « à la suite d’une rapide crise qui a duré près de cinq minutes, peu avant midi », écrit Le Soleil.
« C’est un artiste simple et charmant que le Sénégal vient de perdre. Mouride fervent, marié et père de famille, son charme, ses dons pour le chant, pour la parole tout court, l’avaient rendu célèbre », indiquait le quotidien, lequel rappelait qu’Alla Seck était tailleur de profession, exerçant ce métier dans le quartier populaire d’Usine Benn-Tali, où « il était connu à ses débuts comme un grand animateur de kasak (fête nocturne de la circoncision) et de représentations folkloriques ».
Sur la mort du chanteur-animateur, le critique musical Mohamed Sow rappelle qu’en 1987, « Alla tombe malade lors d’une tournée avec le Super Etoile, qui assurait les premières parties des concerts de Peter Gabriel ». « Il est rapatrié à Dakar, car les Européens ne connaissaient pas bien la maladie qu’avait contractée Alla : la fièvre typhoïde », relève Sow.
Deux jours après le décès d’Alla Seck, Le Soleil retranscrit et rapporte le témoignage que Youssou Ndour a fait à Radio-Sénégal. « Quand il est venu en Angleterre nous retrouver, malade, avec la deuxième partie du groupe, nous – le guitariste Jimmy Mbaye et lui-même – l’avions emmené chez le médecin. Ce dernier ne nous a rien dit de clair », explique le chanteur, ajoutant : « Il nous a écrit une ordonnance. Après avoir pris les médicaments, il ne s’est pas pour autant senti mieux. Le médecin a voulu le garder. Cela, j’en ai discuté avec lui, et il a accepté de retourner à Dakar se faire soigner sur place, là où se trouvent ses parents ».
« C’est un jeudi, à I8h, qu’il est revenu sur Dakar et quand je l’ai vu sur le lit, j’étais tellement triste que je me suis mise à pleurer, raconte pour sa part, sa seconde épouse Mbène Mbaye, à l’hebdomadaire Week-End, en août 2007. Il a fallu qu’il me calme en me disant que c’est une chance pour lui de pouvoir rentrer au bercail et être entouré de sa famille, ensuite il a pleuré. »
Sa maladie a commencé au deuxième jour du mois de Ramadan, se souvient Mbène Mbaye. « Alors qu’il était devant sa machine à coudre pour confectionner des tenues afin de préparer son voyage avec le Super Etoile, il sentit un malaise et commença à vomir, rapporte-t-elle. Le jour du voyage, assis sur le lit, il n’arrivait plus à se tenir droit, tellement il grelottait. Malgré tout, il ne voulait pas abandonner son voyage, arguant que le groupe compte déjà sur sa présence et lui avait trouvé tous les documents. Il est parti le jeudi, le vendredi, il n’a pas appelé et là, j’étais rassurée, me disant qu’il devait sûrement se sentir mieux. »
En réalité, son état ne s’est pas amélioré, et, en accord avec Youssou Ndour, Alla Seck accepte de rentrer au Sénégal. Il a été hospitalisé à l’hôpital Fann le mardi 9 juin 1987. « Les traitements qui lui furent administrés avaient eu un tel effet positif qu’on informa les membres du Super Etoile que leur compagnon de route allait être libéré de l’hôpital », indique Mohamed Sow, précisant qu’il était même prévu qu’Alla les rejoigne et finisse la tournée avec eux.
« Nous avions téléphoné samedi (à un jour de sa mort) à l’hôpital et on nous a confié qu’il s’était relevé et allait un peu mieux », se souvient Youssou Ndour. Ces nouvelles rassurantes, lui et son groupe les reçoivent donc le samedi 13 juin. « Le 14 juin 1987, le Super Etoile devait donc se rendre en Allemagne et il était convenu qu’ils y retrouvent Alla. L’orchestre arriva tard dans la nuit, et ne trouvant pas Alla sur place, Youssou demanda à Habib Faye de rester afin d’avoir des nouvelles du célèbre danseur. Ils allèrent se restaurer et retrouvèrent un Habib défait par ce qu’il venait d’apprendre : la mort d’Alla », détaille Mohamed Sow.
« Dimanche, quand nous avons su qu’Alla était décédé, cela nous a fait une grande peine », reprend Youssou Ndour qui a dû écourter son séjour européen et regagner Dakar ans la nuit du mardi 16 au mercredi 17 juin 1987. Dans son témoignage sur Radio-Sénégal, le chanteur dit sa « forte douleur », estimant qu’Alla Seck était « un pilier solide » du Super Etoile, « un grand travailleur » qu’il « (respectait) beaucoup ».
Youssou Ndour, dont la carrière ne peut être dissociée de celle d’Alla Seck, selon Mohamed Sow, savait ce qu’il venait de perdre ce jour-là : un artiste génial qui avait réussi la prouesse de sortir les danses traditionnelles wolof d’un confinement, qui en faisait l’apanage des seules femmes qui rivalisaient de prouesse chorégraphique au cours de séances de ‘’sabar’’, où une panoplie de rythmes était étalée devant un public intéressé.
C’est, sans exagérer, une petite révolution que le danseur réussit, consistant, pour le Star Band d’abord, et surtout le Super Etoile de Dakar ensuite et leurs musiciens, à faire monter sur la scène des orchestres dits modernes, des danses du patrimoine local.
Il faut remonter à son enfance et son appartenance à une lignée d’artistes pour trouver des explications à ce talent et ce don d’Alla Seck à entretenir les mélomanes autant par la voix et les mots que par ses déhanchements bien arrangés.
Par sa démarche au sein des orchestres qu’il a fréquentés, il a redonné une dignité et une aura à des pratiques oratoires et des danses qu’une compréhension biaisée de la « modernité » avait contribué à limiter à des cercles très peu mis en lumière.
Abdoulaye Seck dit Alla est né en 1955 à Gossas, dans l’actuelle région de Kaolack, au cœur de ce qui était appelé le « Bassin arachidier », lieu de rencontres, de brassages, de transactions et d’échanges économiques et culturels intenses.
Son fils Mourtalla Seck dit Mara, rapportant des confidences de son oncle, Moustapha Seck, indique qu’Alla Seck et celui-ci avaient l’habitude de taquiner la percussion et d’attirer l’attention sur eux. Au point de susciter une jalousie chez les ‘’anciens’’ qui, se sentant menacés dans leurs moyens de subsistance, étaient allés se plaindre auprès du père des deux adolescents, El Hadji Ndongo Seck, un notable respecté de la contrée.
Alla et Moustapha étaient déjà orphelins quand ils sont poussés à quitter le village pour aller s’installer, en 1971, à Thiès, où Alla Seck apprend le métier de tailleur. Pendant cette période, il suivait aussi un chanteur religieux de Thiès nommé Mbaye Ndiaye Samb, entre Kaolack, Mbour, Diourbel. Alla Seck reste trois ans à Thiès avant de « monter » sur Dakar. Et c’est dans le quartier populaire de Benn-Tali qu’il s’établit, exerçant son métier et commençant à fréquenter le milieu de la musique.
« C’est lui-même qui confectionnait ses tenues de scène. Il réussit à imposer l’accoutrement Baay-Faal sur les scènes. Il intègre le Star Band qui officiait au ‘’Miami’’, sous la directeur du regretté Ibra Kassé. Quand l’orchestre jouait, Alla Seck jouait sa partition en plaçant son mot pour agrémenter les mélodies », raconte Mar Seck. Ibra Kassé remarque cela et lui demande de continuer sur cette lancée, en lui disant qu’il y avait déjà beaucoup de chanteurs dans l’orchestre. Il suivit le conseil.
Youssou Ndour, lui, rappelle, dans son témoignage pour Radio-Sénégal, qu’il a connu Alla Seck en 1974. Hormis une escapade au sein du ‘’Jaloore’’, groupe de son ami Mar Seck, il a passé l’essentiel de sa carrière avec Youssou Ndour. « Il a vécu chez moi cinq ans. Nous dormions dans le même lit », raconte Ndour, relevant que ce que faisait Alla Seck au sein du Super Etoile était « le fruit de son propre désir et de sa vision du métier d’artiste ». Un artiste qui avait « une inspiration comme qui dirait intarissable », insistait Youssou Ndour, au lendemain de la disparition du chanteur-animateur.
Ce talent, « je l’avais constaté depuis nos productions au sein du Star Band », où les deux musiciens se retrouvent en 1976. « Alla Seck y était déjà en tant que chanteur et joueur de maracas, précise le critique Mohamed Sow. Il a d’ailleurs interprété la chanson ‘’Adioupe Nar’’ sur le Vol.8 du Star Band. » Et quand Youssou Ndour quitte ce groupe en 1978 pour cofonder l’Etoile de Dakar, Alla fait partie de l’aventure, ajoute Sow. « Il n’est plus chanteur solo, mais reste un des choristes et joueur de maracas », dit-il.
Mohamed Sow ajoute : « Sa bonne humeur est appréciée de tous et il devient un des meilleurs amis de Youssou Ndour. Cette amitié le pousse à être un des premiers soutiens de You quand celui-ci décide de quitter l’Etoile de Dakar le 18 novembre 1981. C’est un tournant. Alla devient petit à petit un homme de scène, mêlant danses, envolées vocales et animation ».
« Je tenais beaucoup à lui, même lorsque nous avions des problèmes. Je faisais tout pour le récupérer, pour l’avoir à mes côtés. J’ai réalisé beaucoup de choses avec lui, aux côtés d’Assane Thiam, Kabou Guèye, Ousseynou Ndiaye, Mbaye Dièye Faye. Seule la mort pouvait nous séparer », souligne Youssou Ndour, confirmant ainsi ses liens forts avec Alla Seck via qui, il a introduit la danse scénique au sein des orchestres. « Cela n’existait pas avant lui, signale Mohamed Sow. Il remit les danses du Sénégal au goût du jour au détriment de la salsa, du jazz et autres musiques considérées comme plus ‘’civilisées’’.»
Au Super Etoile, il y avait Assane Thiam (tama), Ousseynou Ndiaye dit “Ouzin” (voix, chœurs), Alla Seck (voix, animation), Mamadou ‘’Jimmy Mbaye’’ (guitare solo), Pape Omar Mgom (guitare rythmique), Kabou Guèye (basse), Rane Diallo (saxophone, voix), Maguette Dieng (batterie), Marc Samb (trompette), Babacar Faye dit Mbaye Dièye Faye (percussions sabars), Benjamin Valfroi (claviers), qui ont été rejoints plus tard par Nicolas Menheim (voix), et Habib Faye (basse).
Dans cette galaxie de musiciens de talent, Alla Seck a magistralement joué sa participation, marquant des esprits et les imaginaires. « C’est ainsi qu’on peut affirmer sans se tromper que l’apport d’Alla dans la musique sénégalaise fut aussi un apport social, permettant à beaucoup de s’y retrouver », analyse Mohamed Sow, ajoutant : « La danse au son du tama et du sabar n’était plus réservée qu’aux femmes lors de séances de tam-tam. Alla inventa nombre de danses en adaptant le ‘’jaxaay’’, le ‘’ndawrabbin’’, le ‘’wëndeelu’’, etc. ».
« Bientôt, poursuit Sow, beaucoup se mirent à l’imiter et aujourd’hui, si le Sénégal regorge de groupe de danse tel les Wapyrat, Pape Moussa, Gallo Thiello et autres, il le doit à Alla. A cela s’ajoute la façon unique qu’il avait d’intervenir sur les morceaux de Youssou Ndour. Du premier volume paru en 1981 (Tafsir – Tabaski) à sa dernière participation gravée en 1986 sur l’album du Super Etoile II (Ndeetel Weer wi – Morceau Jimaamu), Alla a élevé au rang d’art le ‘’kebetu’’ ».
La question de la préservation de ce patrimoine est au cœur du combat que mène son fils, Mourtalla Seck dit Mara, qui avait un an et demi au moment de la disparition d’Alla Seck. Seul sur les quatre enfants de l’artiste – deux filles et deux garçons – à marcher les traces du père, il a sorti en 2015 un EP intitulé Hommage à Alla Seck.
Lui et son épouse, Camille Lhommeau, ont entrepris des démarches qui ont abouti à l’organisation, avec un soutien du ministère de la Culture, d’une exposition photographique lors de la Biennale de l’art africain contemporain (Dak’Art) en 2016.
Mais l’hommage scénique souhaité pour marquer le trentième anniversaire de la mort de l’artiste ne pourra être réalisé, « car aucun des artistes nécessaires à cet hommage semble concerné ou vouloir s’y investir », déplore Camille Lhommeau, qui ajoute : « Ce serait donc peine perdue de vouloir organiser quelque chose sans leurs présences… Ce sera donc encore une décennie de passée sans hommage digne de ce nom mais nous ne pouvons à nous deux porter un événement d’une telle envergure qui nécessiterait une forte implication d’artistes influents pouvant être à même de convaincre les sponsors, de médiatiser l’événement et de faire venir le public ».
La voix et les créations d’Alla Seck, cette étoile filante, ont traversé le temps, s’imposant encore à l’oreille des mélomanes qui écoutent les compostions du Super Etoile de la première moitié des années 1980. « Il s’est surpassé. A chaque nouvel album, les mélomanes sénégalais tendaient l’oreille à ces spéciales compositions qui étaient autant de grains de sel (…)
Il se dépensait sans compter sur scène, faisant virevolter ses dreadlocks et tenant d’une main les deux maracas », écrivait Fara Diaw, dans les colonnes du Soleil. Ses traces sont encore là. Ancrées dans des coins de la mémoire de générations successives de mélomanes. A travers elle, vit Alla Seck. Dans les coeurs et sur les scènes.
Aboubacar Demba Cissokho
Dakar, le 14 juin 2017