Nourries par un sentiment d’abandon, les émeutes qui ont secoué Béjaïa au début de l’année sont symptomatiques du divorce entre l’État et une partie de la population. Seize ans après les événements de 2001, malgré des avancées, les blessures n’ont pas encore cicatrisé.
«On ne peut pas à la fois se serrer la ceinture et baisser son froc », peut-on lire sur cette banderole large d’une dizaine de mètres accrochée par des habitants de la cité CNS de Béjaïa, à 240 km à l’est d’Alger. Dans ce quartier construit en 1958 dans le cadre du Plan de Gaulle et situé à deux pas du siège de la wilaya (préfecture), ce slogan résonne comme un acte de défiance et une forme de résistance. Deux autres symboles complètent le tableau : les portraits de quatre « martyrs » de la révolte de 2001, qui fit 126 morts – un couple de retraités morts asphyxiés par des gaz lacrymogènes, un jeune écrasé par un camion antiémeute et un autre poignardé à mort lors d’une marche à Alger – et, à un jet de pierre, accroché à un bâtiment, un grand poster du chanteur Matoub Lounès, chantre du mouvement berbère, assassiné en juin 1998.
Ils pensent que l’Algérie peut être manipulée par n’importe qui. Ils pensent que nous sommes des moutons.»
La réforme financière à l’origine de la crise
La cité, d’autres quartiers de Béjaïa, ainsi que plusieurs localités des environs ont été le théâtre, entre les 2 et 5 janvier, de violentes manifestations et d’actes de destruction. Des édifices publics, comme les recettes des impôts, des succursales de Sonelgaz et une banque ont été attaqués et incendiés. Devant le siège de la préfecture, l’irréparable a même failli se produire quand des manifestants ont renversé un fourgon de la police antiémeute et, n’eût été l’intervention de certains d’entre eux, manqué de l’incendier avec son conducteur à l’intérieur, qui en a été quitte pour une grande frayeur. « Je vous en supplie, j’ai une femme et des enfants », hurlait l’agent à l’adresse de ses assaillants pour qu’ils l’épargnent.
À l’origine de ces émeutes, qui ont débouché sur l’arrestation de quelque 160 personnes, dont vingt et une jugées en comparution immédiate, un appel à la grève lancé par des commerçants pour protester contre la loi de finances pour 2017. Entrée en vigueur le 1er janvier, celle-ci soulève de vives inquiétudes parmi de nombreux Algériens tant elle met à mal leur pouvoir d’achat. Un mois après cette poussée de fièvre, qui a également touché des quartiers d’Alger ainsi que la ville de Tiaret, dans l’ouest du pays, personne n’est en mesure d’identifier la source précise de l’appel à la grève.
Pour le gouvernement, l’explication est aussi courte que simple : ce grabuge est fomenté par des mains étrangères. « C’est une tentative de déstabilisation du pays, affirmait le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, une fois le calme revenu. Ils pensent que l’Algérie peut être manipulée par n’importe qui. Ils pensent que nous sommes des moutons. » Chaque fois que la rue gronde, les responsables y voient un complot ourdi de l’étranger. À dire vrai, l’origine de l’appel à la grève, qui n’a d’ailleurs pas été suivi à Tizi Ouzou, importe peu. En revanche, ce mouvement de colère aux causes profondes et multiples pourrait faire tache d’huile dans d’autres régions d’Algérie.
Pacifique, jusqu’à quand ?
À Béjaïa, Yanis Adjlia est une sorte d’oiseau de mauvais augure pour les autorités locales. Mais, pour ses concitoyens, c’est un gavroche sans peur et sans reproche. Dans cette métropole de 300 000 habitants qui fut jadis capitale des Hammadites, une dynastie berbère qui régna sur le Maghreb entre le XIe et le XIIe siècle, il n’est pas un mouvement de protestation auquel Yanis n’ait pris part. À 28 ans, ce diplômé chômeur cumule déjà plaintes, procès et condamnations.
Alors, quand Yanis entend la thèse du complot extérieur, son sang ne fait qu’un tour : « Ils nous parlent de takachouf [« austérité »], mais eux dépensent des milliards pour démolir des statues et les remplacer par d’autres encore plus chères. Prenez notre ancien wali. On raconte qu’il a dépensé 30 millions de dinars [environ 250 000 euros] pour refaire la pelouse de sa résidence, alors que les trottoirs de la ville sont déglingués. Nous avons dénoncé pacifiquement les coupures d’électricité, la hausse des prix des transports, la mafia qui veut accaparer les espaces verts, mais personne n’a daigné nous écouter. En revanche, dès qu’on coupe la route, les responsables accourent. »
Nous ne nous battons pas pour le sucre, l’huile ou la banane, mais pour la dignité, la liberté et une meilleure qualité de vie. »
Durant ces trois jours de colère, Yanis a bien tenté de raisonner de jeunes émeutiers pour qu’ils ne s’en prennent pas aux services de sécurité, aux biens publics ou privés. En vain. Il s’est vu rétorquer : « Comment veux-tu nous convaincre de revendiquer pacifiquement nos droits alors que tu es la preuve vivante que le pacifisme ne marche pas ? Non seulement ils ne t’écoutent pas, mais ils te collent procès sur procès. »
À bout de force
La trentaine révolue, Farès bouillonne de colère. Il fait partie de ceux qui ne croient plus au pacifisme prôné par Yanis. Depuis la mort de son idole Matoub Lounès, il ne rate pas une occasion de manifester. Cette fois encore, il a croisé le fer avec les forces de l’ordre. « Quand je vois des uniformes, je vois rouge », glisse-t-il. Farès dit qu’il a de la haine et de la rage dans le corps et le cerveau.
« Je mange à ma faim, j’ai un toit pour dormir et je bricole à gauche à droite pour survivre, maugrée-t-il. Je peux vivre ainsi des années. Cela fait-il de moi pour autant un homme épanoui ? Non. Les gens doivent savoir que nous ne nous battons pas pour le sucre, l’huile ou la banane, mais pour la dignité, la liberté et une meilleure qualité de vie. Pour y arriver, il faut des cailloux, de la casse et du sang. De quoi aurions-nous peur, nous qui vivons dans une prison à ciel ouvert ? » Farès promet d’en découdre encore avec la police en cas de nouvelles manifestations.
Des quarante-huit wilayas que compte le pays, Béjaïa est celle qui affiche le plus grand nombre de fermetures de route. En 2015, on en a dénombré plus d’une centaine. État défectueux du réseau routier, qui date pour une bonne partie de l’époque coloniale, coupures récurrentes d’électricité, distribution litigieuse de logements, ou encore absence de raccordement au gaz de ville, les raisons de la colère ne manquent pas. De guerre lasse, gendarmes et policiers finissent par ne plus intervenir pour les dégager afin de ne pas envenimer davantage la situation.
Dialoguer ne suffit plus
Au fil du temps, cette forme de protestation s’est imposée comme le seul moyen d’attirer l’attention des responsables locaux ou nationaux. La marche des lycéens et des collégiens dans les rues de Béjaïa en décembre dernier pour protester contre la réduction des vacances d’hiver – et qui a tourné à l’affrontement – en est la parfaite illustration. Au terme de deux jours de vandalisme et de protestations, le gouvernement a cédé aux marcheurs, en leur octroyant même cinq jours de repos supplémentaires.
« Les étudiants ont fait un mois de grève sans que personne leur prête l’oreille, peste Yanis. Les lycéens ont obtenu gain de cause en deux jours. Ce pouvoir nous montre que lorsqu’on revendique pacifiquement la réponse est le mépris ou les poursuites judiciaires. Quand on descend dans la rue, il cède. Que faut-il en conclure ? Que finalement la force paye. »
Les enseignants, les agents de santé et les fonctionnaires locaux manifestent contre la loi de finance 2017, à Alger, le 21 novembre 2016.
Ancien animateur du Mouvement culturel berbère (MCB), ex-député du Front des forces socialistes (FFS), parti d’opposition, Djamel Zenati pointe du doigt la disparition de toute forme de dialogue entre les gouvernants et les gouvernés. Une absence de communication qui a fini par instaurer un climat de violence et d’outrances verbales. « Le pouvoir a cassé les instruments d’intermédiation entre la population et lui, analyse-t-il.
Sentiment d’injustice
En l’absence d’interlocuteurs, comme les élus, les associations ou la société civile, le pouvoir et les citoyens se retrouvent dans un face-à-face dangereux. Cette défiance à l’égard des autorités n’est pas particulière à la Kabylie, ajoute Zenati. Ce qui s’est passé à Béjaïa aurait pu se produire ailleurs en Algérie. Mais les graves retards de développement qu’accuse la région ainsi que les événements de 2001 alimentent la frustration et le sentiment d’injustice. »
Seize ans après l’explosion de 2001, les blessures ne sont pas encore cicatrisées. Des avancées ont certes été accomplies depuis que le gouvernement et les mouvements des arouchs (représentants des comités de village) ont signé, en avril 2005, un accord qui a mis fin à la crise. Les blessés et les proches des victimes ont bénéficié d’indemnités financières ou de pensions mensuelles, ainsi que de prises en charge médicales.
Si vous êtes blessé, ce n’est pas à cause de la matraque de la police. C’est la preuve que vous avez participé aux émeutes.»
Le tamazight, la langue berbère, sera érigé au rang de langue officielle à la faveur de la révision constitutionnelle de 2016. Mais la méfiance à l’égard de l’État, de ses symboles et de ses représentants ne s’est pas dissipée, car celui-ci, après avoir reconnu, aux termes de l’accord de 2005, sa « responsabilité unilatérale » dans la répression, s’était engagé à juger les responsables des tueries de 2001. Or force est de constater que cette promesse n’a pas été suivie d’effet. Après avoir été délocalisées au début de la protestation pour apaiser la colère des populations, les brigades de gendarmerie, tenues pour principales responsables de la répression lors de ce printemps noir, ont été progressivement réinstallées.
Besoin de développement
Mais la fin de l’impunité n’est pas le seul engagement que les autorités n’ont pas tenu. Les initiatives en faveur du développement socio-économique de la région, l’une des revendications de la plateforme d’El-Kseur de 2001, sont demeurées largement en deçà des attentes. Pourtant, la wilaya de Béjaïa, qui compte près de 1 million d’habitants, est connue, à l’instar de celles, limitrophes, de Sétif et de Bordj Bou Arréridj, pour son dynamisme économique, impulsé par des entrepreneurs privés qui y ont maintenu et développé leurs activités en dépit du climat de tension qui y règne depuis une quinzaine d’années. Mais les investissements publics n’ont pas accompagné le dynamisme porté par de grands groupes privés comme Cevital, Danone, Ifri ou Général Emballage.
Au cours des quinze dernières années, les seuls grands investissements publics à Béjaïa furent la construction… d’une prison d’une capacité de 1 000 places, pour 70,2 millions de dollars (65 millions d’euros). Et celle d’une immense caserne de gendarmerie à une vingtaine de kilomètres de la capitale des Hammadites. Un complexe pétrochimique du géant pétrolier Sonatrach devait voir le jour en 2005 près d’El-Kseur, mais il a été délocalisé dans l’ouest du pays après de multiples blocages. Seul lot de consolation : la construction, en cours, d’une autoroute, confiée à une entreprise chinoise, permettant de rallier Alger en trois heures, contre sept actuellement.
À terme, elle soulagera le calvaire des automobilistes et contribuera à l’essor économique de la région, dont le port est l’un des plus importants d’Algérie. Il n’est donc guère étonnant que le sentiment d’abandon s’exprime régulièrement à travers cette banderole que les marcheurs ressortent à chaque manifestation : « Béjaïa travaille, Alger encaisse et Sétif s’amuse. » Le trait est sans doute forcé, mais on aurait tort de sous-estimer ces journées de colère qui ont marqué le début de l’année. Si les actes de violence sont le fait d’une minorité, ils n’en constituent pas moins un avertissement sans frais.
CONDAMNATIONS ARBITRAIRES
Vingt et un présumés émeutiers ont été jugés en comparution immédiate pour attroupement et violences contre les forces de l’ordre.
Depuis 8 heures du matin, ils patientent dans l’enceinte du palais de justice de Béjaïa. En ce jeudi 5 janvier, le temps se fait long, et l’angoisse étouffante pour les vingt et un prévenus, qui encourent de lourdes peines. Arrêtés pendant les trois jours d’émeutes et de manifestations qui ont secoué la ville, ils sont jugés en comparution immédiate pour attroupement et violences contre les forces de l’ordre.
À 20 heures, le procès débute enfin. Meziane, 25 ans, receveur de bus, une grosse entaille à la tête, se présente à la barre. Au juge, il jure avoir été interpellé par erreur. Il explique avoir été roué de coups pendant la garde à vue. Le procureur : « Si vous êtes blessé, ce n’est pas à cause de la matraque de la police. C’est la preuve que vous avez participé aux émeutes. » Un autre manifestant s’avance. Il porte un pansement à la tête. Lui aussi nie sa participation aux violences et évoque des maltraitances de la part des forces de sécurité. Le procureur : « La matraque ne provoque pas de blessures. Tu as été touché par une bombe lacrymogène ou par autre chose durant les émeutes. » Les prévenus continuent de défiler. Tous plaident non coupable.
Un policier veut se constituer partie civile. Blessé à l’œil par un projectile, il réclame 150 000 dinars (1 270 euros) de dommages et intérêts. Le juge rejette sa demande pour absence de preuves. Le procureur prend la parole pour accabler les prévenus. « La police a fait son travail de maintien de l’ordre, dit-il. Elle a demandé à la foule de se disperser. » Il requiert trois ans de prison pour tous. Les avocats insistent sur le manque de preuves, expliquent que les forces antiémeute n’ont pas fait usage de sommations et que les arrestations ont été faites au rabais. Ils réclament la relaxe. Le juge se retire pour délibérer. Dans le box, familles et proches redoutent la main implacable de la justice. À 21 heures, les sentences tombent. Quatre non-lieux et dix-sept condamnations à six mois de prison avec sursis et 70 000 dinars d’amende.