Il est indéniable que les acteurs sociaux qui s’activent dans le sérail politique, opposition comme majorité, au-delà des singularités respectives de leurs projets de société, ont au moins en commun ce sacré credo: servir leur pays, œuvrer pour son émergence. Cet idéal qu’ils ont en partage ne diminue évidemment en rien leur détermination militante à rallier l’électorat à leurs visions prospectives, et à doter en conséquence leurs formations politiques d’un maximum d’atouts, à même de les présenter comme le «rédempteur», le mieux à même de conduire efficacement la destinée nationale vers des horizons meilleurs.
Le concept nouveau que les démocrates modernes se font des inéluctables rivalités politiques voudrait que celles-ci restent circonscrites dans les limites d’une saine émulation. Alliant tolérance républicaine, caractérisée par la reconnaissance des actes positifs posés par l’adversaire du moment, à une nécessaire attitude de veille critique, porteuse de perfectibilité et de progrès. La «Meilleure des Créatures», référence de l’écrasante majorité des croyants de ce pays, et dont on célébrait cette semaine la naissance, à l’occasion du Maouloud, n’enseigne-t-il pas que «reconnaître les mérites d’autrui n’est en rien un diminutif aux vôtres»?
Le «mérite» du Président Abdou Diouf, pour ne pas dire sa «malchance», aura été d’avoir essuyé de plein fouet le premier choc de la mondialisation. Dont les principaux dommages collatéraux furent la dévaluation à 100% du franc CFA (1992). Un malheur ne venant jamais seul, c’est toujours sous son magistère que nous avons été le premier pays (test ?) de l’Afrique subsaharienne à avoir mis en œuvre la fameuse «politique d’ajustement structurel» (1984), imposée par les puissantes institutions de Bretton Woods (Fonds monétaire international, Banque mondiale). Lesquelles devaient récidiver quelques années plus tard (1998), au point d’avoir contraint les gouvernements successifs du président Diouf à sursoir beaucoup de projets cruciaux, comme le PAST (programme sectoriel des transports), alors que la SOTRAC était quasi-agonisante. Le tout ponctué de déficits pluviométriques criards, qui se sont soldés par d’impitoyables sécheresses, avec leurs lots de migrations internes (exode de populations rurales vers les faubourgs de grandes villes). Et des dérèglements macroéconomiques implicites, qui ne sont plus à démontrer, et dont un des effets saillants fut la montée fulgurante du secteur informel qui, dans un instinct de survie, a généré des légions de marchands ambulants, etc. Mais Diouf n’aura pas démérité pour autant. En dépit des rigueurs budgétaires, les salaires de la Fonction publique continuaient de «tomber», à la fin de chaque mois ; les Investisseurs faisaient toujours les yeux doux au Sénégal ; la pêche et le tourisme continuaient de rester les secteurs économiques les plus dynamiques du pays.
Force est de reconnaitre également que les libertés démocratiques auront fait des bonds significatifs sous Diouf, en tant que principal facilitateur de cette formidable expérience démocratique qui caractérise désormais le landerneau politique sénégalais, souvent cité en exemple à travers le monde. Nous lui devons, en effet, la fameuse «ouverture démocratique, sans restriction», qu’il annonça, dès sa prise de fonction, en 1981, là où son prédécesseur, Léopold Sedar Senghor, avait limité le nombre de courants politiques strictement à quatre (Socialiste, Libéral, Marxiste et Républicain). Les audacieuses réformes du président Abdou Diouf sonnèrent, dans la foulée, le glas de la «participation responsable», alors incarnée par la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS). Syndicat affilié au parti socialiste au pouvoir, alors que toute alternative syndicale était quasi-inexistante. Le «pluralisme syndical» vit émerger les premiers «syndicats d’opposition», qui n’ont pas tardé à s’ériger en «alternative revendicative crédible», face à l’hégémonie de la CNTS. Laquelle était considérée par les forces syndicales émergeantes, comme une «plateforme de compromission permanente» avec l’Exécutif, et toujours en «posture de démission», face à la montée des mouvements contestataires. Notamment du secteur industriel, dont les salariés étaient sous la menace permanente de la Loi 80-01, dite « Loi de la flexibilité de l’emploi ». Votée une année plus tôt, sous le régime de Senghor, elle « facilitait la tâche aux entreprises en difficultés », qui pouvaient désormais procéder à des «compression d’effectifs», à des «licenciements collectifs», «pour motifs économiques». Sans être tenues de passer par les procédures administratives classiques, prévues par le Code du Travail. Et qui impliquaient des enquêtes préalables de l’Inspection du Travail, pour juger de l’opportunité et du bienfondé de la mesure, avant toute prise de décision de l’employeur. Diouf mit un terme à cette fragilisation des travailleurs, dont les représentants légaux (les délégués du personnel) étaient à la merci de chefs d’entreprises revanchards, prompts à exercer des représailles silencieuses, sous couvert de cette loi inique.
Les réformes du président Diouf portant libéralisation des médias auront renforcé les libertés individuelles et collectives. Elles furent une aubaine pour l’intelligentsia, dont de larges franges se sont empressées de mettre sur orbite différentes publications. Pendant que des «organes centraux» de partis d’opposition faisaient leur apparition dans les kiosques : JAAY-DOOLÉ (And-Jëf de Landing Savané), TAXAW (Rnd de Cheikh Anta Diop), AND-SOPI (Msa de Mamadou Dia), LE DÉMOCRATE (Pds de Abdoulaye Wade), etc. Édités par des formations politiques, dont la plupart venaient d’obtenir fraichement leurs récépissés, consacrant leur existence légale après des décennies de clandestinité, ils tirèrent profit des nouvelles garanties de la liberté d’expression et d’association, pour s’ériger en support de communication interne pour les militants, et de propagande politique pour l’électorat. Ainsi, les «chantiers de Diouf» auront été plutôt «visibles» au plan du renforcement institutionnel, qu’au niveau BTP (bâtiment et travaux publics), caractéristiques des magistères des présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall.
Evolution somme toute compréhensible, quand on admet que la construction d’un grand édifice nécessite comme incontournable préalable la mise en place de solides fondations. «L’émergence» d’un pays ne s’est jamais matérialisée ex-nihilo. Elle a partout été le fruit d’un long et laborieux processus s’étalant sur des décennies, voire des siècles. Et chaque élite, nouvellement créditée des suffrages des citoyens, aura volontiers à cœur de marquer de son empreinte un pan supplémentaire de l’évolution du pays, qu’il lui échoit de régenter. Et il est bienheureux de constater, dans une démocratie apaisé comme la nôtre, que ceux qui ont eu le privilège d’avoir été choisis par Dieu pour présider aux destinées de notre pays le comprennent ainsi.
En effet, qu’y a-t-il de mal à reconnaître les efforts consentis par l’Etat (peu importe sous quel régime) pour améliorer le bien-être des populations ? Lorsque, le 20 septembre 2013, la sociologue émérite, Fatou Sow Sarr, présentait au Centre ouest-africain de recherche (Warc), son ouvrage intitulé «Les premières héritières de la loi sur la Parité», le président de l’Assemblée nationale, Moustapha Niass, auteur de la préface dudit ouvrage, réputé irréductible adversaire politique du président sortant, Abdoulaye Wade, n’en a pas moins prononcé à son égard ces sages et généreux propos : «Les idées ne connaissent pas la politique, l’éthique ne connaît pas la politique, la vérité ne connaît pas la politique Quels que soient les clivages politiques et les opinions, personne ne pourra l’effacer : c’est un fait d’histoire, Abdoulaye Wade a favorisé, géré, conduit et réalisé la question de la parité». Et le leader de l’Alliance des forces de progrès (Afp) ne s’est arrêté en si bon chemin. Après avoir félicité l’actuel chef de l’Etat, Macky Sall, d’avoir, sous son magistère, mis en œuvre cette disposition légale avant-gardiste, et conscient du sacro-saint principe de la continuité de l’Etat, devait conclure en ces termes : «La parité a remis ensemble Abdoulaye Wade et Macky Sall». Est-ce qu’en tenant des propos si élogieux à l’égard d’un adversaire politique Moustapha Niass est pour autant devenu un «obligé» ou un «porte-parole» de Wade? Il n’a fait que s’ériger en porte-voix de la République, en reconnaissant un évident acquis démocratique qui venait, pour la première fois dans notre histoire parlementaire, de favoriser une forte présence des femmes (64) dans l’hémicycle de cette 12e législature d’alors. Pour avoir publiquement loué les mérites de Maître Abdoulaye Wade en quoi cela a réduit les propres mérites du leader de l’AFP? En rien du tout. Bien contraire. Cet acte républicain aura plutôt grandi Moustapha Niasse. Même si d’aucuns lui ont reproché, par la suite, de ne l’avoir pas dit pendant que Wade était encore au pouvoir, il n’en demeure pas moins que c’est tout à son l’honneur. Car, «Il n’est jamais trop tard pour bien faire», dit le vieil adage. Le président Macky Sall n’est pas en reste, pour avoir sacrifié au même gentleman agreement, lorsque, le 1er août 2013, il rendait un hommage public à son prédécesseur, dans son discours inaugural de l’autoroute à péage, Dakar-Diamniadio. Une aubaine pour la mobilité urbaine, dont Wade est le géniteur. Ne voilà-t-il pas d’admirables exemples de célébration de la Démocratie, sève nourricière des valeurs de la République ? Et il en sera certainement ainsi lorsque le successeur du président Macky Sall, désirant, par exemple, ajouter un ouvrage supplémentaire à la Cité de l’Emergence, rendra de vive voix un hommage mérité à son prédécesseur, Macky Sall, d’avoir muri et matérialisé ce projet futuriste. Pour ne citer que cet exemple.
Aussi, pouvons-nous comprendre la légitime désolation de certains compatriotes, face à cette polémique stérile autour de la paternité du nouvel Aéroport international Blaise Diagne (AIBD), alors que personne n’a entendu, ou lu, quelque part la revendication de sa paternité par le président Abdou Diouf. Comment peut-on alors vouloir être plus royaliste que… le président Diouf ! Son grand mérite, en l’occurrence, aura été d’avoir laissé les coudées franches à son ministre d’Etat, Me Abdoulaye Wade. De lui avoir offert l’opportunité de donner libre-court à sa créativité. En effet (et son directeur de cabinet d’alors, Habib Sy, l’a suffisamment démontré récemment), répondant à «l’appel au dialogue» lancé par le président Diouf, pour venir siéger au GMPE (gouvernement de majorité présidentielle élargie), de 1995 à 1998, Wade avait bien dans ses valises ce fameux projet d’un nouvel aéroport, parmi une kyrielle d’autres projets audacieux – sarcastiquement qualifiés par des caciques du régime socialiste d’«éléphants blancs»! En donnant donc droit à la «revendication» de son ministre d’Etat, Abdoulaye Wade, le président Diouf, en démocrate, ne s’est pas préoccupé de savoir si un jour ce projet sera comptabilisé dans les réalisations de celui qui ambitionnait d’assurer sa succession – laquelle sera d’ailleurs effective deux années plus tard. Ils étaient certainement, l’un et l’autre, prioritairement animés de la saine volonté de servir leur pays, dont ils avaient à cœur d’assurer la sécurité et le bien-être. Et nous pouvons augurer que l’actuel chef de l’Etat, M. Macky Sall, fortement attaché à la même bienséance républicaine et au même principe de la continuité de l’Etat, n’éprouvera aucune gêne, bien au contraire, lors de l’inauguration, ce jeudi 07 décembre 2017, de ce bijou architectural et aéronautique, qu’est AIBD, de réitérer, à la face du monde, l’hommage public qu’il avait rendu à son prédécesseur, alors qu’il portait sur les fonts baptismaux, l’autoroute à péage. Pour le plus grand bonheur de la démocratie sénégalaise. Et en confirmation de l’évidence triviale de la continuité de l’Etat.
Mame Mactar Guèye
Secrétaire général du RDS