Des engins de la mort, qui tuent au même titre que l’Ange de la mort. Les moto-taxis, communément appelées «Jakarta» au Sénégal, ont fini de noircir le tableau déjà sombre de la circulation routière au pays de la téranga. Après Kaolack où on en dénombre plus de 14.000, la ville de Thiès, avec ses 5000 conducteurs de Jakarta, expérimente l’arrivée de ces engins qui ont alourdi le bilan macabre des personnes tuées sur les routes. Bienvenue à bord des moto-taxis Jakarta, dans l’univers des nouveaux «ange-ins» de la mort.
Des routes meurtrières, première cause de décès chez les jeunes
Les routes sénégalaises sont meurtrières ; 3 177 personnes tuées entre 2002 et 2011 ; 2 400 décès entre 2012 et 2013, selon le «Bulletin d analyse des accidents corporels (BAC)», qui estime à 350, en moyenne, le nombre de personnes tuées sur la route, chaque année, au Sénégal. Selon l’Organisation mondiale de la santé (Oms), les accidents de la route représentent la première cause de décès chez les jeunes de 15 à 29 ans et la deuxième dans le monde. A Thiès, des jeunes, femmes et enfants, ont adopté le Jakarta comme moyen de transport, devenu une cause de mortalité non négligeable.
Thiès, capitale des Jakarta
Avant, on les voyait dans les séries télévisées tournées dans des pays comme le Burkina Faso, le Niger ou autres. Depuis une petite décennie, les moto-taxis Jakarta font désormais partie du décor de plusieurs villes du Sénégal, une préoccupation pour les usagers et les services de prévention routière. A Thiès, la capitale du Rail, le maire Talla Sylla en a fait une préoccupation, une affaire personnelle même. Un proche à lui a perdu la vie dans un tragique accident de la route impliquant une moto Jakarta. Si l’édile de Thiès a manifesté sa détermination à réguler la circulation à bord de ces moto-taxis, en préconisant le port obligatoire du casque et du gilet pour le conducteur et le passager, la réalité sur le terrain, pour dire sur la route, est tout autre.
Pas de «salle Jakarta» à l’hôpital régional de Thiès
Hôpital régional de Thiès. Service des urgences. A la recherche de la fameuse «salle Jakarta» dédiée aux accidentés de la route impliquant une moto Jakarta. A notre grande surprise, cette salle est inexistante. Du moins elle n’existe que dans les médias, pour ne pas dire dans la bouche de ceux qui trouvent exorbitant le nombre de tués sur la route et qui estiment que l’hôpital régional doit sans doute disposer d’une salle pour accueillir les accidentés, conducteurs de moto Jakarta ou leurs passagers.
«Il n’y a pas de salle Jakarta ici. On reçoit les blessés et on ne fait pas la distinction entre eux», coupe net le Docteur Diagne du service des soins infirmiers. Déterminés tout de même à découvrir à quoi ressemble cette salle, nous ne lâchons pas prise et nous retournons au service des urgences. L’information nous sera confirmée par le Major, Mme Tine, qui nous recommande le docteur Alexandre Ngom, responsable des urgences chirurgicales, que nous trouverons en pleine consultation, en chirurgie. Au bout de deux heures d’attente, il en a terminé avec ses consultations, il peut nous recevoir, enfin. Pour nous confirmer ce que son collègue nous avait dit, précédemment. A savoir qu’il n’y avait pas de «salle Jakarta» au centre hospitalier Amadou Sakhir Ndiéguène de Thiès, et que l’établissement ne disposait pas de chiffres sur les accidents de la route impliquant une moto-taxi. Le spécialiste nous recommande, toutefois, de mener une étude prospective sur la question, pour pouvoir disposer de statistiques, à l’avenir.
Gagner sa vie en conduisant une moto Jakarta : le quotidien de 5000 jeunes Thiessois
Les motos Jakarta sont utiles pour leurs usagers. Il y a du gain pour les conducteurs et des économies pour les passagers. Devant le chômage record des jeunes sénégalais, disposer d’une moto Jakarta, transporter des clients à longueur de journée, permet à des milliers de personnes de gagner leur vie. C’est le cas de Serigne Ndiaye, qui exerce ce métier de conducteur de moto-taxi depuis près de 5 ans. L’avènement de ces engins est une aubaine pour lui et ses amis qui, avant, avaient beaucoup de mal à joindre les deux bouts. «On peut gagner jusqu’à 15.000 F ou plus la journée. Je suis un soutien de famille et sans cette moto, je ne verrais pas comment gagner ma vie», confie-t-il. C’est également le cas de cet autre Thiessois, étudiant à l’université de Dakar. Abdou occupe ses vacances en transportant des clients sur sa moto Jakarta. «Je le fais pour financer mes études. Avant, il m’a fallu économiser de l’argent pour pouvoir m’acheter une moto. Mes parents sont démunis et la moto est ma seule source de revenus», lâche le jeune homme. On peut donc en déduire que les jeunes, en proie au chômage, se trouvent aux premières loges des conducteurs de Jakarta, qui comptent également en leur sein, des diplômés chômeurs. Une mère de famille, rencontrée à Thiès, dans un minibus Tata (Ligne 2), se livre à quelques confidences. «Mon fils est diplômé, il a cherché du boulot partout, et finalement, il s est trouvé une moto et gagne bien sa vie. Il lui arrive de prendre des clients qui payent à crédit. Un jour, à ma grande surprise, une personne et venue honorer sa dette en son absence, ce qui m’a permis de préparer à manger aux enfants. Mon fils est aujourd’hui marié. Il refuse de voler ou de tendre la main et il fait toute ma fierté», confie la dame.
Mais, tous restent unanimes quand il s’agit de parler des dangers qu’encourent les garçons, ces conducteurs de motos, qui, en voulant gagner leur vie dignement, finissent par regagner le service des urgences, la morgue, les cimetières. Au mieux, ils s’en sortent avec des amputations, des blessures plus ou moins graves. Comme ce couple habitant le quartier Hersent, très affecté au lendemain d’un choc qui a failli leur être fatal, alors qu’ils étaient à trois sur une moto. Depuis lors, les déplacements, c’est en minibus ou en taxi. Il y va de leur sécurité. Chat échaudé craint l’eau froide.
Le Jakarta, un moyen de transport comme les autres, moins cher et plus rapide
Usager des moto-taxis Jakarta, Aissatou travaille au centre-ville de Thiès. Gérante d’un multi-service, elle habite le quartier Mbour 3 à l’entrée de la ville et se rend chaque jour à son lieu de travail. Sans les motos Jakarta, elle verrait mal comment assurer ses déplacements quotidiens sur près de 8 km de route, aller et retour, chaque jour. Pour le travail comme pour ses autres déplacements, le Jakarta reste son moyen de déplacement privilégié. On peut dire la même chose pour Bassirou, qui habite le même quartier, mais travaille à la gare routière de Thiès comme vendeur et réparateur de téléphone. Avant, c’était le Jakarta à tout moment. Mais depuis la mise en circulation des minibus dénommés «Tata», il y a un an, il emprunte de moins en moins les moto-taxis. «Avec le bus, c’est 100 FCfa seulement ou 150 FCfa jusqu’au centre-ville, alors que pour la moto, il faut débourser au moins 250 FCfa. Je n’emprunte les Jakarta que lorsque je suis pressé», renseigne le jeune homme d’une vingtaine d’années. Il liste parmi ses connaissances, des enseignants du moyen-secondaire, qui se délacent en moto Jakarat, pour regagner les établissements où ils sont en service, dans le département.
Les «anges» de la mort débarquent sur nos routes
A Thiès, chaque jour arrive avec son lot d’accidents de la route impliquant un Jakarta. Tantôt un passager, tantôt un conducteur, tantôt les deux, si ce ne sont de simples piétons, qui n’ont rien à voir avec ces motos, qui sont percutés, blessés, tués. Un taximan qui nous conduit au centre-ville de Thiès, parle de la difficile cohabitation entre taxis et Jakarta. Il nous explique que l’année dernière, un Jakarta qui voulait éviter un taxi, a terminé sa course dans un lieu de travail, tuant une des personnes qui se trouvaient à l’intérieur. Pour dire que les motos Jakarta ne constituent pas seulement un danger pour leurs conducteurs ou passagers. Imprévisibles, ils débouchent aux intersections, à gauche, à droite, au centre, bref, à tous les coins de rue. Difficile de les éviter, qu’on soit automobiliste ou piéton. Et gare aux conducteurs de véhicules qui ne sachent pas décrypter les apparitions sournoises, soudaines et subites de ces engins qui rendent la circulation sur les routes, infernale.
Conduite sans casque, sans plaque, sans permis ni gilet
Pratiquement inexistants dans les rues de Dakar où l’offre de transport est dynamique et variée, c’est à Kaolack, dans le centre du pays, que les motos Jakarta ont établi leur quartier. Dorénavant, ils sont aussi à Thiès où le décompte macabre se poursuit.
Samedi 9 janvier 2016, sur la route de Mbour, un conducteur de moto et son passager tentent de dépasser un camion et finissent par s’engouffrer sous la benne. Une scène horrible. Les pneus du gros-porteur ont fait le reste… Alors que les sapeurs-pompiers s’activent autour du corps qu’ils avaient fini d’ensevelir dans un tissu, des badauds qui ont assisté à cette tragédie, restent inconsolables. Un décor aux allures de carnage. Une dame en larmes, peine à trouver ses mots. «En voulant économiser 100 francs, on peut se retrouver avec un plâtre et une ordonnance de plus de 10.000 FCfa. On peut même décrocher un ticket pour le cimetière», constate notre interlocutrice, qui reste sans voix devant ces jeunes filles et surtout ces femmes enceintes, ces femmes qui portent un enfant dans le dos, et ces personnes âgées dépendantes qui se déplacent à l’aide d’une canne, qui empruntent les moto-taxis. Des motos Jakarta pour assurer également le transport d’élèves et d’écoliers, sur des kilomètres de route, avec tous les dangers que cela comporte.
En mai 2013, les accidents impliquant une moto-taxi Jakarta ont causé la mort de 20 personnes en 10 jours. Suffisant, pour que les autorités, représentants de l’Etat, décident enfin, de prendre à bras le corps ce fléau.
«Les difficultés dans le système de transport ont contribué à favoriser les motos Jakarta à Thiès» (préfet)
«Le plus simple moyen de les supprimer (les motos Jakarta : ndlr), c’est de trouver une offre de substitution et celle-ci, on ne peut la trouver que dans la mise en circulation des bus», soutient Amadou Sy, gouverneur de la région de Thiès. Un avis partagé par le Préfet de Thiès, Alioune Badara Sambe. «La moto Jakarta n’est pas appropriée pour faire du transport. Vers les années 2010, des responsables ont acheté des motos Jakarta à des jeunes qui ont commencé à faire du transport. Les difficultés notées dans le système de transport, un service public, ont contribué à favoriser les motos Jakarta à Thiès. Avec des conséquences déplorables. Il y a eu beaucoup d’accidents. Surtout le soir, avec les vols, etc… Interdiction leur est faite de circuler à partir de 20 heures, jusqu’à 6 heures du matin. Une mesure que nous avons prise de concert avec les responsables des associations…(de conducteurs de motos : ndlr)», soutient l autorité administrative. Toutefois, note le préfet du département de Thiès, «l’accompagnement de l’Etat a permis de mettre en place les cars «Tata», une soixantaine dans un premier temps (voir vidéo)».
Plus de 5000 conducteurs de Jakarta à Thiès, 14.000 à Kaolack
Samba Coumba Samb, président des moto-taxis du Sénégal et également président de l’association des pratiquants des motos Jakarta de la région de Thiès, créée en 2011, laquelle fédère 5000 membres, attend un geste des autorités. «On attend de la commune qu’elle nous immatricule. On rencontre d’énormes difficultés, liées à la mutation qui coûte 60.000 f au conducteur», informe-t-il, révélant qu à Kaolack, ils sont plus de 14.000 personnes à gagner leur vie grâce aux moto-taxis Jakarta. Et environ 100.000 au niveau national.
Interdiction aux Jakarta de circuler après 20 heures
Sur l’arrêté préfectoral qui interdit la circulation des moto-taxis au-delà de 21 heures, il soutient que c’est pour leur sécurité. «Celui qui roule jusqu’à 23 heures peut rencontrer des problèmes. Après 21 heures, il faut se reposer. Il faut rappeler que les conducteurs de Jakarta sont souvent victimes d’agressions, plus qu’ils n’en causent. En cas d’agression, le propriétaire de la moto (le patron), souvent, ne veut rien savoir et le conducteur peut faire jusqu’à 6 mois de prison, s’il est traîné devant la justice. La plupart des conducteurs sont des pères de famille, ils sont d’accord avec les règles de bonne conduite que nous nous sommes fixées», renchérit Samba Coumba Samb. «Le soir, un client peut demander à un conducteur de moto-taxi de le conduire dans une zone non éclairée, et ensuite l’agresser. C’est arrivé plus d’une fois. Mais il faut noter que seule l’identification des motos permet d’atténuer le phénomène des arrestations et agressions», relativise notre interlocuteur.
La formation, pour prévenir les accidents
«J’ai créé des plaques même pour identifier provisoirement certains conducteurs, avec des gilets dont le numéro correspond à la plaque. Je fais cela à mon niveau. Je ne suis mu d’aucune volonté politique», précise le jeune homme. Une manière de rassurer et de dire que les conducteurs de motos Jakarta sont avant tout, des personnes responsables. Qui s’organisent. En atteste la mise en place d’une mutuelle de santé destinée à tout conducteur de moto-taxi, et qui sera rendue officielle le 12 mars 2016 prochain. L adhésion est fixée à 4500 F. Aujourd’hui, les conducteurs de Jakarta ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. Ils veulent acquérir des terrains. Certains parmi eux cotisent, au niveau d’une banque de la place, à travers un GIE. «On effectue des versements réguliers pour acquérir des terrains. Nous avons un bureau bien organisé», poursuit leur président qui admet, toutefois, que des accidents de la route, il y en a et il y en aura encore, mais ils ont baissé, surtout grâce à la formation des conducteurs. «Pour prévenir les accidents, nous avons participé à une formation au code de la route avec une auto-école de la place, grâce au concours de Dr Pape Amadou Ndiaye, le Pca du Fongip. 500 personnes ont été formées et 500 autres le seront prochainement. C’est Dieu qui nous protège», minimise Samba Coumba Samb.
Au départ, si d’aucuns recommandaient l’interdiction systématique de toute circulation à bord des motos Jakarta, pour prévenir les accidents, aujourd’hui, les conducteurs sortent de la clandestinité, s’organisent, s’imposent et imposent leurs services. Mais leur présence sur la route pose problème aux automobilistes et ne facilite pas la tâche aux services de prévention routière. On peut simplement en déduire qu’emprunter ces engins revient à se livrer, poings et mains liés, à l’Ange de la mort qui recrute de plus en plus dans les rangs des usagers de moto-taxis Jakarta, conducteurs ou passagers. Et au rythme où évoluent les accidents de la route, on n’est pas loin de la mise sur pied d’une association des mutilés de la circulation routière, d’un collectif des victimes de moto-taxis Jakarta.
Auteur: Momar Mbaye – Seneweb.com