Winston Churchill a dit « Je ne crois jamais une statistique à moins de l’avoir moi-même falsifiée ». Voilà une réflexion aux relents certes sarcastiques, mais qui peut jeter une lumière sur la propension du régime à imposer des chiffres au peuple. Le sarcasme et, plus généralement l’humour, sont, en effet, des traits d’intelligence : cette réflexion de Churchill répond également aux formidables sondeurs transhumants de Macky Sall.
L’obsession de Mack Sall à convaincre les Sénégalais qu’il a accompli des performances économiques commence à révéler la vraie nature de son régime : un régime totalitariste dont les leviers sont la propagande et la terreur. Tels des pythagoriciens, les ministres et éléments du régime manipulent les chiffres sans retenue. Il urge de dénoncer cette habitude morbide à vouloir tout régler par les chiffres. Les chiffres, et plus généralement les mathématiques, ne sont que des instruments de lecture et de mesure de la réalité : ils ne sauraient ni se substituer à la réalité ni même cerner toute sa complexité. Les inquiétudes du peuple, les espoirs déçus, les pulsions de la société et la réalité humaine de façon générale sont malaisément appréciables par les chiffres. Agiter un taux de croissance de plus de 6% dans ce Sénégal et s’en gargariser obéit à une volonté sourde de museler des voix non initiées du jeu démocratique.
C’est que les hommes politiques gouvernent souvent les peuples en s’appuyant sur leurs tares. Il y a dans les sociétés modernes une mathématisation outrancière qui ne fait qu’accentuer leur déshumanisation. Tout est mathématisé, schématisé, mis dans des formules pseudo-scientifiques, sans tenir compte de la dimension humaine des relations que nous entretenons aussi bien dans l’économique que dans le politique. Ça commence à l’école où l’évaluation sommative tenue pour une fatalité ne fait que vexer, rabaisser et inhiber des enfants dès le bas âge. Les nombres agissent sévèrement sur le cerveau des hommes, d’où la peur qu’ils inspirent depuis la nuit des temps. Il y a, en effet, une psychologie collective qui fait des nombres des dieux artificiels. Tout correspond à un chiffre et tout obéit à des chiffres dans nos sociétés. Même la valeur des adultes est également tributaire de leurs revenus ; même le mariage obéit aujourd’hui à cette logique. Nous sommes à la limite réduits à n’être plus que des numéros ou des chiffres. Le Pire dans tout ça est que même la religion n’échappe pas à la tyrannie des chiffres : de pseudos chefs religieux se jaugent, non en fonction de leur sainteté ou de la qualité de la formation spirituelle de leurs disciples, mais par la rente financière que ces derniers leur procure. Quelle décrépitude !
Le problème avec Macky Sall est que, contrairement à ces prédécesseurs qui juraient de faire tout pour avoir un bilan visible, lui veut tout faire pour FAIRE CROIRE qu’il a un bilan visible. Et dans cette entreprise il a comme réflexe l’endoctrinement et le musellement. La frénésie avec laquelle il s’accroche si laborieusement à des chiffres obéit à cette logique de musellement des citoyens. Il faut d’abord remarquer le FMI et nos autorités ne sont presque jamais d’accord sur l’état réel de notre économique : le FMI vient d’annoncer un taux de croissance d’un peu plus de 5%, loin des 6.5% annoncés par le gouvernement. Or on ne peut pas suspecter cette institution de maquiller des chiffres dans le but de porter préjudice à notre pays car, par leur statut de créancier de notre pays, leurs intérêts sont en jeu. Ensuite, les économistes ont largement expliqué que le taux de croissance ne reflète pas forcément les performances d’une économie, car des facteurs inconstants peuvent influer sur des secteurs qui entrent en jeu dans le calcul de ces taux (reprise mondiale après une crise, instabilité du prix du baril de pétrole, sortie d’une crise politique, un hivernage tributaire de la pluviométrie, etc.).
Mais ce qui est plus pernicieux c’est qu’avec les chiffres on déshumanise la société tout entière, car on oublie que l’économie et la politique sont au service de l’homme et que c’est en dernière instance leur impact sur ce dernier qu’elles sont légitimes. Les enseignants réclament depuis trois ans le respect des engagements pris par l’État, l’organisation d’un concours a été annulée pour des raisons financières, le prix des carburants tardent à baisser alors que partout la tendance est à la baisse, des coupes drastiques sont faites sur les budgets de fonctionnement des structures décentrées l’éducation nationale, l’eau consommée dans la ville de Thiès est dangereusement rougeâtre, beaucoup de quartier de la capitale sont mal ravitaillés en eau, les forages dans le monde rural (surtout sur l’axe, Gandiaye, Sibassor et dans le Saloum) connaissent une salinité inquiétante. Bref le mal vivre n’a jamais été aussi profond dans ce pays et on cherche à masquer cette morosité ambiante par des chiffres toujours manipulés.
Alassane K. KITANE, professeur au Lycée serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès