Les auditions devant la Commission vérité et réconciliation ont repris ce lundi 5 août, à Banjul, en Gambie. Dans le prétoire, d’anciens escadrons de la mort de l’ex-président, Yahya Jammeh, « les junglers », comme on les surnomme. Ces témoignages contiennent énormément de détails sur des crimes et violations des droits de l’homme commis entre 1994 et 2015. Cependant, la libération ce lundi de trois d’entre eux a suscité consternation et émoi de la part des familles de victimes.
Ce lundi, le ministre gambien de la Justice a annoncé la libération de trois « junglers » qui ont prononcé des aveux devant la Commission vérité et réconciliation, fin juillet. Selon les autorités, ces personnes avaient déjà passé deux ans en prison. En effet, Malik Jatta, Omar Jallow et Amadou Badjie étaient en détention depuis le 8 février 2017. Or, il n’y a, à ce stade, aucune poursuite contre eux. Les maintenir en détention serait illégal.
La Commission vérité et réconciliation qui a démarré ses auditions en janvier 2019 n’est pas un tribunal. « Le mandat de la Commission est d’identifier les personnes qui portent la responsabilité des violations des droits de l’homme », précise le ministre de la Justice, Abubacarr Tambadou.
Ce n’est donc qu’à l’issue des deux années d’audition que les autorités indiqueront sur quelles affaires la justice gambienne ouvrira ou non une ou plusieurs enquêtes.
Des témoignages de première main
Sur le fond, les « junglers » apportent des témoignages de première main devant la Commission vérité et réconciliation.
Ils apportent un éclairage sur l’assassinat, le 16 décembre 2004, du journaliste gambien Deyda Hydara, correspondant de l’AFP et fondateur du quotidien The Point. Malick Jatta a ainsi avoué avoir « tiré » sur le journaliste, sur ordre du président Yahya Jammeh. Le militaire cite aussi deux complices, également membres de la garde rapprochée de Jammeh. En récompense, ce militaire explique avoir partagé avec ses complices « une enveloppe de dollars », remise par le commandant du groupe, le capitaine Tumbul Tamba.
Ensuite, Omar Jallow est revenu sur le massacre d’un groupe d’une quarantaine de migrants ouest-africains en juillet 2005. Ce « jungler » raconte avec froideur et force détails la manière dont il a tué plusieurs migrants, sur ordre, assure-t-il, de Yahya Jammeh qui prenait ces migrants pour des mercenaires venus faire un coup d’État contre lui. Omar Jallow explique que les corps ont été enterrés dans une fosse commune en Casamance.
Enfin, le sergent-chef Amadou Badjie a affirmé que Yahya Jammeh avait donné l’ordre aux « junglers » de « découper en morceaux » deux hommes d’affaires américano-gambiens qu’il soupçonnait aussi de préparer un coup d’État contre lui. D’après ce milicien, ces deux entrepreneurs avaient été arrêtés et conduits à Kanilaï, le village natal de l’ex-chef de l’État. Leur meurtre se serait déroulé, selon lui, dans le jardin de l’ancien président où il les aurait étouffés, décapités et enterrés.
L’étau se resserre autour de l’ancien président Yahya Jammeh
Ces témoignages apportent des détails importants sur plusieurs affaires dans lesquelles le nom de Yahya Jammeh est cité. Ces informations semblent confirmer que l’ancien président, qui vit en exil depuis 2017 en Guinée équatoriale, était un donneur d’ordres de plusieurs crimes abordés, ces derniers mois, par la Commission vérité et réconciliation.
Il faudrait cependant qu’un tribunal – à Banjul ou au niveau sous-régional – se saisisse officiellement de cette affaire pour lancer d’éventuelles poursuites. Ces trois anciens hommes de main de Yahya Jammeh vont donc être libérés. Ils étaient détenus sans procès depuis plus de deux ans, en violation de la Constitution. Ils ne sont pas poursuivis malgré les aveux de meurtres qu’ils ont fait devant la Commission vérité et réconciliation. C’est à la Commission vérité de demander des poursuites ou non à la fin de ses travaux dans plus d’un an.
Le ministre Abubacarr Tambadou a rappelé que la Commission vérité et réconciliation n’est pas un tribunal. Si aucune poursuite judiciaire n’est engagée à l’encontre des trois « junglers », il n’y a donc aucune raison de les maintenir en détention. « Nous devons éviter de décourager les gens de venir dire la vérité », a-t-il déclaré.
Des arguments qui ne rassurent pas les ONG qui ont enquêté sur les crimes de la présidence Jammeh. « S’ils fuient la Gambie, non seulement ils échapperont à la justice mais nous perdrons aussi des témoins clés lors d’un éventuel procès de Yahya Jammeh », a déclaré Reed Brody, conseiller juridique de Human Rights Watch.
Washington a dans un communiqué « salué » les révélations concernant la mort des deux entrepreneurs américano-gambiens, estimant que ces révélations devraient permettre de « relancer les investigations ».
Les ONG Human Rights Watch et Trial qui ont enquêté sur le massacre d’un groupe de migrants ouest-africains ont saisi, l’année dernière, les autorités ghanéennes. Accra va-t-elle, suite à ces révélations des « junglers », ouvrir également un dossier judiciaire ?
De son côté, le président gambien joue la prudence. Adama Barrow avait dit en 2018 qu’il attendrait la fin des travaux de la Commission vérité et réconciliation pour se prononcer sur une éventuelle demande d’extradition judiciaire de Yahya Jammeh.
■ Les familles des victimes condamnent cette décision de libération des « junglers »
Zainab Rilwan Lowe est épuisée par les révélations en cascade concernant les « junglers ». Dès les premières auditions, elle a appris que son frère, Ebou Lowe, soldat disparu en 2006, avait été exécuté et jeté dans un puits par les hommes de main de Yahya Jammeh.
À l’épuisement s’ajoute aujourd’hui la colère depuis qu’elle a pris connaissance de la libération des trois « junglers ». Zainab Lowe n’en revient pas. « C’est comme si on se prenait une claque en plein visage. Après tout ce qui a été révélé. C’est vraiment traumatisant, ça ravive nos blessures. Le processus de guérison n’est même pas achevé que l’on apprend que les « junglers » vont être réintégrés à la société. Cela est absolument inacceptable. »
Zainab Lowe fait partie du Centre des victimes. Dans un communiqué, l’association condamne la libération des « junglers », dont les crimes « ont traumatisé des générations de Gambiens », écrit l’association. Le Centre des victimes demande au gouvernement de remplir ses obligations, notamment en matière judiciaire et de faire en sorte que ces hommes ne quittent pas la Gambie.
Auteur : Rfi