En ce qui concerne les installations portuaires, Bolloré a, en seulement cinq ans, raflé, à travers ses différentes filiales et parfois en partenariat avec d’autres opérateurs, la gestion de plusieurs terminaux à conteneurs mis en concession : Douala (Cameroun), Abidjan (Côte d’Ivoire), Cotonou (Bénin), Tema (Ghana), Tincan (Lagos, Nigeria) et plus récemment Pointe-Noire (République du Congo)…
En connexion avec les deux cents agences dont dispose le groupe dans une quarantaine de pays africains, et avec ses chemins de fer, ses milliers de camions et ses millions de mètres carrés de surface de stockage, la gestion des ports assure de fait au groupe Bolloré une redoutable emprise sur le continent. Sous la marque ombrelle Bolloré Africa Logistics, créée en septembre 2008, il est devenu le« premier réseau intégré de logistique en Afrique » (3). Mais, derrière les communiqués triomphants, c’est une véritable guerre aussi politique qu’économique qui se joue autour des ports africains.
Ainsi, pour remporter la concession de celui de Dakar en 2007, M. Bolloré a utilisé tous ses leviers d’influence. Outre son affichage au côté de M. Sarkozy, il a mobilisé MM. Alain Madelin et François Léotard pour appuyer son dossier, et missionné M. Arnaud Lagardère pour tenter de décourager son principal adversaire, le mastodonte des Emirats arabes unis Dubai Ports World (DPW) (4). Il a aussi fait consacrer une émission spéciale au président sénégalais sur la chaîne de télévision de son groupe, Direct 8, et une double « une » dans ses journaux dits gratuits,Matin plus (devenu au début de 2008 Direct matin plus) et Direct soir. Avec un titre d’une touchante sobriété : « Abdoulaye Wade : un grand d’Afrique » (Direct soir, 20 mars 2007)…
Ces efforts ne furent pourtant pas récompensés : la gestion du terminal portuaire de Dakar échut finalement à DPW en octobre 2007. Bien qu’il conteste en sous-main cette attribution, M. Bolloré n’en garde pas moins, devant la presse, le sourire des beaux joueurs. Et entonne le refrain libéral : l’échec sénégalais ne démontre-t-il pas que, loin de la fuir, comme on l’en a toujours accusé, son groupe joue le jeu de la saine concurrence ? N’est-ce pas la preuve qu’il n’y a, pas plus au Sénégal qu’ailleurs, de « chasse gardée » pour les multinationales françaises (5) ? « Si on gagne, on gagne, si on perd, on perd, c’est la vie des affaires », conclut-il, philosophe (6).
Une jolie façon d’enterrer les polémiques qui entourent l’attribution des concessions portuaires dont il a lui-même bénéficié, comme à Douala au Cameroun, ou à Abidjan, où l’Etat ivoirien lui a confié ce marché de gré à gré (et en pleine guerre…), en 2004.
Le sourire forcé de M. Bolloré après le camouflet de Dakar s’explique par une autre guerre, plus sourde, plus violente encore : celle qui l’oppose à un autre de ses concurrents, Progosa. L’affrontement, fratricide, dure depuis plusieurs années sur fond de lutte de réseaux politico-affairistes. Le patron de Progosa, M. Jacques Dupuydauby, est en effet l’ancien dirigeant de la SCAC, débarqué au moment de la reprise de l’entreprise par M. Bolloré en 1986. Après être passé chez Bouygues, puis s’être un temps rallié à M. Bolloré, M. Dupuydauby s’est à nouveau opposé à ce dernier pour la gestion des ports africains, notamment au Togo.
La concurrence acharnée entre les deux hommes s’est rapidement muée en guérilla judiciaire, en Europe et en Afrique, avant de prendre des allures de conflit entre clans : alors que Bolloré est jugé proche du président Sarkozy, Progosa est peuplé de « chiraquiens » (7). Et voilà que, à l’intersection de la guerre médiatique et de la barbouzerie politico-économique, un ancien gendarme affirme avoir enquêté sur un collaborateur de M. Dupuydauby, à la demande de la société d’intelligence économique GEOS mandatée par M. Bolloré (8). « Mensonge, diffamation, escroquerie ! », crie-t-on chez Bolloré. Manifestement, la « vie des affaires » n’est pas qu’un hobby de gentlemen…
Si les ports africains sont à ce point convoités, c’est qu’ils constituent d’inestimables sources de pouvoir à la fois politique et économique : grâce à eux, douanes obligent, de nombreux Etats remplissent leurs caisses ; à travers eux aussi, on contrôle, information précieuse, les flux entrants et sortants du continent…« L’Afrique est comme une île, reliée au monde par les mers,expliquait un ancien du groupe Bolloré en 2006. Donc, qui tient les grues tient le continent (9) ! » L’enjeu paraît d’autant plus important que l’arrivée sur le continent noir de nouvelles puissances, la Chine en tête, donne du souffle à ceux qui se proposent d’assurer la logistique, le transit et le transport des marchandises.
Fort bien implanté dans ce secteur, le groupe Bolloré affiche régulièrement des résultats records. « En Afrique de l’Ouest, nos parts de marché sur les matières premières sont de l’ordre de 50 à 70 % suivant que l’on parle du cacao ou du coton, nous explique, réjoui, M. Dominique Lafont, directeur général « Afrique » du groupe. En Afrique de l’Est, elles sont plutôt de 15 à 30 %. Mais, partout, nous sommes le premier opérateur. » Le conglomérat multiplie aussi les contrats dans le domaine de la logistique pétrolière, minière ou industrielle : avec Total en Angola, au Cameroun ou au Congo ; avec Areva pour l’uranium du Niger ; pour des mines d’or au Burkina Faso ou une centrale électrique au Ghana, etc.
Comme pour toutes ses activités africaines, M. Bolloré fait jouer ses réseaux afin de remporter les marchés. « Les ministres, on les connaît tous là-bas, indique ainsi le directeur général du groupe Gilles Alix. Ce sont des amis. Alors, de temps en temps — je vais être clair —, on leur donne, quand ils ne sont plus ministres, la possibilité de devenir administrateurs d’une de nos filiales. C’est pour leur sauver la face. Et puis on sait qu’un jour ils peuvent redevenir ministres (10). » Au Gabon, le groupe, qui convoite la mine de fer géante de Belinga, bientôt exploitée par les Chinois, a placé la fille du président Omar Bongo, Pascaline, à la tête de sa filiale Gabon Mining Logistics. Fort de ces soutiens multiples, Bolloré évolue en bonne harmonie avec les pouvoirs amis, dans la plus pure tradition de la « Françafrique ».
En France aussi, le groupe recrute, depuis longtemps, des hommes influents. Le plus connu est sans doute M. Michel Roussin, un des « Messieurs Afrique » du groupe depuis plus de dix ans. Il s’était distingué dans un livre sur l’Afrique publié, en 1997, dans une collection dirigée par le beau-frère de M. Bolloré, l’ancien ministre Gérard Longuet (11). Mais c’est surtout en tant qu’ancien haut cadre des services secrets français, ancien homme de confiance de M. Jacques Chirac et ancien ministre de la coopération de M. Edouard Balladur, que M. Roussin, par ailleurs vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef) International, intéresse M. Bolloré.
Difficile de démêler les connexions multiples qui existent entre le groupe, digne héritier des trusts coloniaux et des réseaux françafricains, et les responsables politiques français. Comme d’autres conglomérats, il bénéficie de l’appui des pouvoirs publics dans sa conquête des marchés du continent, le président de la République ou les ministres se transportant volontiers en Afrique pour jouer les lobbyistes auprès de leurs homologues. Si les amitiés de M. Bolloré à droite sont connues, on note que le député socialiste Jean Glavany fait partie, aux côtés de M. Alain Minc, du comité stratégique du groupe