Directeur de l’information de la TFM et chercheur en science politique, le journaliste Barka Ba était l’un des rares journalistes sénégalais présent à Banjul au moment de la crise consécutive à la défaite de Yaya Jammeh lors de l’élection présidentielle historique qui avait vu la victoire surprise d’Adama Barrow. Un peu plus d’un an après cette alternance historique, il nous livre son analyse sur le rôle majeur joué par le Sénégal durant cette crise.
Il y a un an et quelques jours, Yaya Jammeh reconnaissait sa défaite face à Adama Barro avant de se rétracter. En tant que journaliste, comment avez vous vécu ces évènements ?
Pour être honnête, connaissant le « pedigree » de Yaya Jammeh, jamais je n’aurais pu imaginer qu’il allait accepter sa défaite et mieux, féliciter son adversaire Adama Barrow, en direct à la télévision. Même s’il avait la réputation d’être un homme imprévisible, Yaya Jammeh a d’abord surpris le monde entier par cette attitude peu courante en Afrique. En tant qu’envoyé spécial de la TFM, j’ai pu voir l’incroyable liesse populaire qui avait accompagné cette annonce dans les rues de Banjul où les gens chantaient et dansaient, comme s’ils venaient d’accéder une seconde fois à l’indépendance.
Aussi, le revirement spectaculaire de Jammeh, une semaine après, vécu aussi en direct à la télévision, a été une véritable douche froide et à fait craindre le pire au pays avec une situation assez ubuesque entre un président élu reconnu et soutenu par la communauté internationale mais impuissant (Adama Barrow), et un président sortant qui s’accrochait au pouvoir et disposait de la force armée (Jammeh).
On sait que la Cedeao a eu une position très ferme pour contraindre Jammeh à quitter le pouvoir. Quel a été le véritable rôle du Sénégal dans cette affaire ?
En vérité, par l’entremise de la Cedeao, c’est le Sénégal qui a été à la manœuvre pour contraindre le président Yaya Jammeh à quitter le pouvoir. Et il faut le reconnaître, alors qu’il s’était engagé dans une médiation très mal engagée au Burkina Faso où la diplomatie sénégalaise ne s’était pas montrée sous son meilleur jour face au général Gilbert Diendéré lors de son putsch, cette fois-ci le Président Macky Sall a déployé sur ce dossier une intelligence tactique hors norme pour débarrasser le Sénégal d’un de ses plus coriaces adversaires. Et cela, sans tirer un seul coup de feu et sans pertes en vie humaine, c’est quand même assez inespéré !
Comment ?
Eh bien, par une combinaison intelligente de la diplomatie, de l’outil militaire et de la communication. Sur le plan diplomatique, dès le revirement de Jammeh, le ministre sénégalais des Affaires étrangères Mankeur Ndiaye a donné le ton en condamnant sans ambiguïté le coup de force de Jammeh et en reconnaissant la victoire de Barrow. Ensuite, Dakar a manœuvré ferme pour avoir le soutien des poids lourds de la Cedeao comme le Nigeria pour l’aligner sur ces positions. Ce qui n’était pas gagné d’avance mais Jammeh a facilité en quelque sorte la tâche au Sénégal car il était en mauvais termes avec la plupart de ses homologues. Et comme dans un alignement parfait des planètes, le Sénégal présidait en sus le conseil de sécurité de l’Onu et a donc pu faire passer une résolution suffisamment contraignante, avec l’aval des grandes puissances qui, pour leur quasi totalité ne portaient pas Jammeh dans leurs cœurs. Bref, au plus haut niveau, on a presque laissé faire le Sénégal, comme s’il s’agissait d’une affaire intérieure.
Sur le plan militaire, Macky Sall s’est comporté comme un redoutable chef de guerre en mettant en branle un impressionnant arsenal qui a étonné tous les observateurs qui ne se doutaient pas que le Sénégal s’était doté d’une telle puissance de feu. Apparemment, dans cette affaire gambienne, Macky Sall et ses généraux avait une obsession : ne pas répéter les erreurs de l’ «Opération Gabou» en Guinée Bissau où l’armée sénégalaise a failli s’enliser en sous estimant les troupes aguerries du général Ansoumana Mané qui avaient pourtant héroïquement résisté au colon portugais. Même si le Sénégal avait pu considérablement pu réduire l’outil militaire bissau-guinéen. On avait perdu beaucoup d’hommes à Bissau dont certains de nos plus brillants officiers comme le capitaine Abdoulaye Ngom qui avait pris le camp de Bra.
C’est pourquoi l’intervention en Gambie n’a pas été prise à la légère et a été impeccablement menée, sous la conduite d’un des meilleurs officiers sénégalais, le général François Ndiaye qui occupait le poste de sous-chef d’Etat-major et qui est de surcroit un anglophone confirmé. Pour vous dire l’importance que le Sénégal accordait à cette affaire. De plus, Dakar a fourni l’essentiel des troupes et a financé rubis sur l’ongle toute l’opération. Même si pour les besoins de la communication, on avait soigneusement laissé entendre que c’était une opération estampillée «Cedeao» pour ne pas donner l’impression d’un Sénégal hégémonique et envahisseur.
Comment Jammeh a-t-il pu commettre de telles erreurs ?
Jammeh a été victime de son arrogance et de son aveuglement. En envoyant Ousainou Darboe, le principal leader de l’Udp et l’essentiel de son état-major en prison avant la présidentielle, il croyait être en roue libre et n’a accordé aucune importance à Adama Barrow qu’aucun membre de son camp ne prenait au sérieux. Il a aussi sous-estimé l’usure du pouvoir et la soif de changement des gambiens, oppressés par un régime de terreur que véhiculait le slogan « Gambia has decided ». Pour avoir tenu tête à Abdoulaye Wade et à Abdou Diouf, il a aussi commis l’erreur majeure de sous-estimer son voisin Macky Sall qui ne lui a jamais pardonné ses provocations comme l’exécution de notre compatriote Tabara Samba et d’un autre jeune sénégalais ou ses micmacs avec la traversée de la frontière, alors qu’il lui avait réservé sa première visite en tant que chef d’Etat, en gage de bon voisinage.
Et le Président Macky Sall a exactement utilisé avec lui une de ses armes fatales avec l’opposition sénégalaise: donner l’impression à ses adversaires d’être apathique et les prendre par surprise, au moment où ils s’y attendent le moins, en mettant le maximum d’atouts dans sa manche. Honnêtement, depuis Banjul, j’ai su que le sort de Jammeh était scellé pendant la crise quand j’ai entendu le président Macky Sall dire, en substance, en donnat l’impression de prendre le contre-pied de son propre ministre des Affaires étrangères, «qu’il faut respecter le président Jammeh et lui parler». Au moment où il le disait, l’Etat-major sénégalais planchait déjà sur un schéma d’intervention !
Quels étaient les objectifs stratégiques du Sénégal dans cette opération ?
Le premier objectif du Sénégal, c’était de se débarrasser d’un chef d’Etat encombrant et capricieux qui avait fini par constituer une véritable menace pour sa sécurité nationale. Dès son accession au pouvoir, Yaya Jammeh a compris que la rébellion du MFDC était un des talons d’Achille de son puissant voisin et il n’a cessé d’utiliser cette carte pour jouer d’égal à égal avec le Sénégal. Il faut dire qu’échaudé par ce qu’il considérait comme une trahison du Président Daouda Diawara qu’il avait sauvé par deux fois, avec les «Opération Fode Kaba», le Président Diouf a négligé le danger qu’était l’accession d’un officier au pouvoir qui avait une sympathie naturelle et compréhensible pour la cause des combattants du Mfdc, dont la plupart était ses parents.
C’est sous le règne de Jammeh qu’on a assisté à la montée en puissance d’un chef de guerre du Mfdc comme Salif Sadio, qui a infligé à l’armée sénégalaise ses plus lourdes pertes en Casamance, à Babonda en 1995 et à Mandina Mancagne en 1997, avec une section de soldats d’élites des forces spéciales du Cosri, commandée par le capitaine Sayfoulaye Sow qui a été anéantie. Ce sont les deux plus grands traumatismes de l’armée sénégalaise et à chaque fois, Salif Sadio avait pu s’en sortir avec la complicité tacite de Jammeh. A son arrivée au pouvoir, Abdoulaye Wade aussi s’est confronté au «cas Jammeh», mais sa méthode un peu brouillonne l’a empêché de tenir le bon bout alors qu’il y avait réussi en Guinée Bissau en « gérant» le président Coumba Yalla. Pire, après le coup d’Etat raté du colonel Ndur Cham en 2006, Jammeh a sombré dans une véritable paranoïa car il voyait la main de Dakar derrière toutes les tentatives de coups d’Etat, réels ou imaginaires.
Donc, pour l’état-major sénégalais, l’occasion était trop belle de régler son compte à un vieil ennemi et de le prendre à revers. D’où le déploiement impressionnant de l’armée à Kanilai, le village natal de Jammeh où il avait concentré le gros de ses troupes sous la conduite du général Musa Savage, un des piliers de son régime, qui n’a pas eu d’autre choix que de se rendre. Au vu de l’arsenal déployé par Dakar, les combattants du MFDC ont compris que cette fois-ci on n’était pas dans la même configuration qu’à Bissau où ils avaient pu se mesurer à l’armée sénégalaise.
Le second objectif pour Dakar, était d’aider à installer un régime ami qui permettrait de faire avancer les dossiers économiques et politiques bloqués par les caprices de Jammeh comme le très vital projet commun du pont de Farafeni qui permettrait une meilleure circulation des personnes et des biens. Et cet objectif aussi est en passe d’être atteint, pour le plus grand bénéfice des deux pays.
Mais comment avez-vous compris la médiation des présidents de la Mauritanie et de la Guinée qui semblaient prendre le contre-pied du Président Macky Sall ?
Dès que Dakar a mis en branle ses troupes et qu’ils ont compris que le Sénégal était déterminé à dégager Jammeh, les Présidents Aziz de la Mauritanie et Alpha Condé de la Guinée ont foncé sur Banjul pour sauver le soldat Jammeh. Pour le Président Aziz, il fallait coûte que coûte éviter une intervention militaire avec une très probable défaite de l’armée gambienne, vu la disproportion des forces en présence, avec une armée sénégalaise réputée pour son savoir-faire et une armée gambienne qui n’a jamais réellement connu une expérience du feu qui aurait positionné le Sénégal comme une réelle puissance militaire majeure dans la sous-région.
Pour une partie de l’état-major mauritanien, les plaies du conflit de 1989, où les deux pays ont été à deux doigts d’une guerre, sont toujours vivaces. En outre, beaucoup de nos voisins, à commencer par Nouakchott voient le Sénégal comme un pays interventionniste car nous sommes un des rares pays de la sous-région, avec le Nigeria, capable de projeter des forces conséquentes dans un pays étranger et de tenir sur une logue durée ses postions comme on l’a fait en Guinée Bissau, au Libéria et ailleurs.
En outre, fort de la théorie vieille comme le monde selon laquelle « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », Aziz et Jammeh entretenaient de bonnes relations sur le dos du Sénégal. Perdre le pivot tactique de Banjul est une catastrophe majeure pour les stratèges mauritaniens, il ne faut pas se voiler la face. La preuve, la semaine même où Jammeh a quitté le pouvoir, le Président Aziz, comme pour chercher une carte de rechange, a invité le président Jomav de la Guinée Bissau à Nouakchott pour consolider un nouvel axe ! Pour ce qui concerne Condé, c’est à peu près le même type de raisonnement qui l’a conduit à venir essayer de sauver la mise à Jammeh qui, par ailleurs, est le beau-frère de Tibou Camara, un de des plus proches conseillers de Condé qui était très fortement impliqué en coulisses dans cette crise car c’est lui qui soufflait à l’oreille de Jammeh. Même le Président Idriss Deby a joué sa partition, en envoyant un avion-cargo pour évacuer Jammeh. Donc, le Sénégal n’a pas eu que des amis dans cette crise. Mais tout cela n’a pas suffi car la roue avait fini de tourner pour Jammeh et le Sénégal a su camper ferme sur ses positions.
Comment voyez-vous les nouvelles relations entre la Gambie et le Sénégal ?
Les deux pays tiennent une occasion historique de raffermir leurs liens pour les intérêts mutuels. Maintenant, le problème est que le nouveau pouvoir gambien est fragile et doit faire face à un défi sécuritaire important. L’armée gambienne, dans sa composante actuelle, a été fortement modelée par Yaya Jammeh sur une base communautariste. Même s’il est en exil, il conserve encore beaucoup de sympathie et de soutiens en son sein et à en Guinée équatoriale, il a été suivi par une dizaine d’officiers qui peuvent être tentés par une revanche à la moindre occasion. C’est une armée surdimensionnée qui doit être rebâtie sur un socle moins éthniciste et sur une base plus républicaine. C’est un vaste sentier et le Sénégal, pour sa propre sécurité, doit aider la Gambie à le faire.
La deuxième chose, c’est qu’en tirant les leçons du passé, Dakar doit tout faire pour éviter de se comporter comme une armée d’occupation et de froisser son voisin par un comportement hégémonique. Ce n’est qu’en respectant totalement la souveraineté de la Gambie que le Sénégal pourra asseoir son leadership en déployant plus son «soft power» (pouvoir de séduction) après avoir déployé le «hard power» (déploiement militaire.)
Propos recueillis par Serigne Saliou Guèye – Lessentiel.sn