Le Sénégal a-t‑il tort de refuser la sortie de la zone franc ?

L’économiste sénégalais Ahmadou Aly Mbaye, doyen honoraire des la faculté des sciences économiques et de gestion à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, analyse les performances économiques des pays de la zone du franc CFA et notamment du Sénégal.

Le débat sur la sortie ou non de la zone franc fait couler beaucoup d’encre. Souvent brouillé par la quantité de passions qu’il cristallise, il débouche presque sur une opposition frontale entre les partisans du pour et ceux du contre. Opposition qui n’épargne pas les chefs d’État, la position du Tchadien Déby contrastant nettement avec celle affichée par ses homologues ouest-africains, notamment les présidents Ouattara et Sall. Comment peut-on jeter un regard plus lucide sur cette question ?

Les partisans de ce que d’aucuns n’hésitent plus à qualifier de « CFA-exit » associent la zone franc au faible accès au crédit bancaire, au niveau jugé élevé des taux d’intérêt débiteurs et à la prédominance des crédits à court terme (notamment ceux à la consommation) sur les prêts à plus long terme destinés à financer l’investissement.

Un autre argument sur lequel ceux-ci s’appuient est la surévaluation du CFA, supposée découler de son arrimage à l’euro.

Enfin, le CFA est accusé de favoriser la sortie illicite des capitaux et le système qui en découle, à savoir la constitution de réserves de change oisives – alors qu’elles pourraient venir financer les énormes besoins en infrastructures publiques des pays. Ces arguments sont d’un attrait populaire certain. Ils n’en demeurent pas moins techniquement très faibles et fort peu en phase avec la réalité économique des pays africains.

Les pays de la zone CFA

Les performances des pays de la zone franc, en matière de financement de l’économie, ne sont pas plus mauvaises que celles des autres pays africains. Selon les données du FMI, en 2015, la masse monétaire rapportée au PIB atteignait 34 % dans l’Uemoa, contre 19 % au Nigeria et 33 % au Ghana.

En outre, le niveau du crédit bancaire à l’économie rapporté au PIB était plus élevé dans nombre de pays de la zone franc que dans des pays non membres (38,89 % au Sénégal, 23 % au Nigeria). Le crédit au secteur privé national, qui a atteint 33,3 % au Sénégal, n’était que de 14,8 % en Guinée et de 14,2 % au Nigeria. Quant au taux d’intérêt débiteur, qui n’était que de 6,3 % en Côte d’Ivoire, il atteignait 10,4 % au Cap-Vert et 16,8 % au Nigeria.

Il reste vrai que certains secteurs d’activité comme l’agriculture, la pêche et l’habitat social connaissent des difficultés particulières d’accès au financement. Cela semble en grande partie lié aux difficultés que les banques ont toujours eues pour recouvrer les créances faites à ces secteurs, difficultés qui les ont progressivement poussées à adopter une attitude d’extrême prudence.

Une monnaie plutôt stable

L’histoire du Sénégal indépendant est édifiante à ce sujet. La décision du président Senghor de mettre en place le fameux « compte K2 » pour développer une bourgeoisie sénégalaise capable de concurrencer le capitalisme français – lequel contrôlait alors l’essentiel du tissu industriel national – a très vite montré ses limites. On ne compte plus le nombre de fois où l’État a dû octroyer des remises de dette aux paysans qui ne parvenaient pas à honorer leurs engagements.

Encore aujourd’hui, les créances non performantes (celles pour lesquelles les clients n’arrivent plus à rembourser leurs emprunts normalement) représentent jusqu’à 20 % de l’ensemble des prêts bancaires dans la zone Uemoa, selon la BCEAO. Autant dire que le risque systémique est encore largement présent. Or, même pour le financement de ces acteurs à risque, les pays de la zone franc ne font pas forcément moins bien que les autres. Ainsi, au Bénin, en 2015, 15,6 % des PME ont eu accès à un prêt bancaire ou à une ligne de crédit, contre 12 % au Nigeria.

Enfin, si l’on considère la compétitivité internationale, les membres de la zone franc ne sont pas dans une situation défavorable comparativement à celle des pays africains non membres. Ces derniers ont en effet des niveaux d’appréciation de leur monnaie parfois plus sévères que ceux de la zone CFA, justement du fait de la difficulté qu’ils ont à maîtriser leurs prix.

Le procès du franc CFA

En conclusion, les arguments techniques mis en avant pour justifier la sortie des pays africains de la zone franc ne semblent guère convaincants. D’autant que nous ne savons pas ce qui sera proposé à la place. Va-t‑on sortir de la zone en groupe ou en ordre dispersé ? Envisage-t‑on de laisser la monnaie flotter ou de mettre en place un autre système de change fixe, comparable à ce qui existe déjà ?

S’il est clair que la zone CFA a besoin de réformes, il serait très dangereux de jeter le bébé avec l’eau du bain. Ses avantages devraient être consolidés et ses insuffisances corrigées. Ce qui suppose plus de lucidité et moins de passion.

JA

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