Lorsque le Nigeria est évoqué, le plus souvent les observateurs opposent trois blocs ethniques : le sud-ouest dominé par les Yoroubas, le sud-est par les Igbos et le nord par les Haoussas. Il est communément admis que le Nigeria compte trois grandes ethnies et une myriade de petits groupes ethniques. En réalité, le nord est beaucoup moins monolithique qu’il n’y paraît de prime abord : il est linguistiquement dominé par la langue hausa, sans pour autant que cette ethnie soit aussi dominante.
Buhari et les Igbos, une méfiance réciproque
Lors de la présidentielle de 2015, les Igbos (sud-est du Nigeria) ont massivement voté contre lui. Le sud-est du Nigeria est resté très majoritairement chrétien, alors que le sud-ouest yorouba est partagé entre chrétiens et musulmans. Des intellectuels igbos tels que l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie ne cachent pas l’aversion que leur inspire Muhammadu Buhari. Ils l’accusent de ne pas être vraiment démocrate et d’être opposé aux valeurs du monde occidental.
Buhari sait que les Igbos lui sont très majoritairement hostiles et ne fait rien pour entrer dans leurs bonnes grâces. Depuis son élection, il ne s’est jamais rendu en pays igbo. Pas davantage à Lagos (sud-ouest du Nigeria), la plus grande ville d’Afrique et capitale économique du Nigeria. Il a d’ailleurs déclaré qu’il n’allait pas faire autant d’efforts pour les régions où l’on avait voté à 5% pour lui que pour celles où l’on avait porté 95% des suffrages en sa faveur.
Pour l’Aïd, le président Buhari, qui ne s’était pas exprimé depuis le début du mois de mai, a délivré un court message aux Nigérians : il a choisi de le faire uniquement en haussa. Une langue qu’au moins la moitié de la population, notamment les sudistes, ne comprend pas. Outre le choix de la langue, de nombreux Nigérians se sont étonnés qu’il n’ait pas dénoncé avec plus de fermeté les mouvements de jeunesse ayant donné début juin un ultimatum aux Igbos pour qu’ils quittent le nord avant le 1er octobre 2017. Les dirigeants du mouvement Arewa a l’origine de ce message n’ont nullement été inquiétés par les autorités fédérales.
Buhari gouverne essentiellement avec des nordistes. Les Peuls sont très bien représentés dans son cercle de pouvoir. Lui et ses proches surnomment Lagos, « Sin City », la capitale du péché et ne cachent pas qu’ils s’en défient. Buhari a fait emprisonner sans jugement pendant près de deux ans, Nnamdi Kanu, le directeur de Radio Biafra. Il l’a libéré fin avril sous caution juste avant l’anniversaire des cinquante ans du déclenchement de la guerre du Biafra. Les mouvements en faveur de sa libération, organisés en pays igbo, ont été réprimés avec férocité. Des manifestants ont été tués, d’autres ont été déshabillés et forcés à marcher nus sur la voie publique.
Du coup, les Igbos ont eu encore plus le sentiment d’être considérés comme des citoyens de seconde zone. Pendant la guerre du Biafra, nombre d’Igbos ont été spoliés de leurs biens. Après le conflit, ils ne les ont pas récupérés et ont considéré qu’ils étaient systématiquement écartés des postes à responsabilité dans la haute administration. Sous le règne du précédent chef de l’Etat, Goodluck Jonathan, les Igbos avaient eu le sentiment d’être revenus dans les hautes sphères : Ngozi Okonjo-Iweala, la très influente ministre des Finances est Igbo. Jonathan est lui-même issu du sud : il appartient à l’ethnie Ijaw.
Massacres commis par des pasteurs fulanis
Presque chaque semaine, des éleveurs fulanis (Peuls) entrent en conflit avec des agriculteurs. Ces heurts meurtriers font fréquemment des dizaines de morts. Avec le réchauffement climatique et les troubles consécutifs aux affrontements entre l’armée et Boko Haram dans le nord du Nigeria, les pasteurs fulanis emmènent leurs troupeaux toujours plus au sud, dans des zones où ils étaient absents jusqu’à un passé récent.
Les populations locales vivent mal ces intrusions dans leurs champs. Des pasteurs fulanis ont massacré en août 2016 des populations igbos dans la région d’Enugu, au cœur du pays igbo. Pendant l’éphémère Biafra (1967-1970), Enugu fut la première capitale de l’Etat sécessionniste. Les Igbos ont accusé le régime du président Buhari de faire preuve d’indulgence vis-à-vis de ces pasteurs peuls. Dans l’Etat de Kaduna (nord de la fédération), des populations d’agriculteurs chrétiens ont été régulièrement assassinées. Là aussi, le gouverneur de Kaduna, El Rufaï, a été accusé de faire preuve de mansuétude à l’égard des pasteurs fulanis ayant commis des massacres. La presse n’a pas manqué de rappeler qu’El Rufaï est, lui-même, Peul.
Même le sud-ouest est de moins en moins épargné par ces affrontements et ces incursions dans ses verts pâturages. Wolé Soyinka, le Prix Nobel de littérature, a eu la surprise de trouver des pasteurs fulanis sur ses terres. Il a convoqué en avril une conférence de presse à Lagos pour protester contre ces « invasions » et demander à l’Etat de rétablir l’ordre. « Il est sans doute difficile pour l’Etat d’empêcher ces invasions, mais Buhari pourrait les condamner plus fermement », estime Michael Awolowo, un haut fonctionnaire de l’Etat de Lagos. Il ajoute : « Il pourrait aussi demander à ses hommes d’enquêter et de découvrir pourquoi ces pasteurs fulanis sont aussi lourdement armés ».
Au-delà de l’anecdote, le coup de colère d’un intellectuel engagé comme Wolé Soyinka est révélateur de tensions nouvelles qui se développent au Nigeria. « Loin de faire diminuer les clivages ethniques, le régime de Buhari n’a fait que les accroître », souligne Ifeomah Ugwu, une universitaire de Nsukka (est du Nigeria). Elle ajoute : « Dans un pays aussi fragile ethniquement que le Nigeria, cela restera comme l’un des grands échecs de son action ».